C‘était dans les premiers jours de la création de ce magazine : un mail reçu par la rédaction, nous proposant de recevoir un livre publié par la toute jeune maison d’édition lyonnaise, Les Occultés, On a marché sur le crâne. Chez Diacritik, on est curieux : on a reçu le livre et on l’a lu.
On a marché sur le crâne est un drôle d’objet : il met en regard des photographies et des textes — poèmes, récits, méditations jusqu’au long cadavre exquis bilingue qui le clôt. Le livre déploie, traverse et croise, il est une « dérive« , le feuilleté de « fragments d’âmes« . Autant l’écrire tout de suite, les textes m’ont très peu convaincue. Les photographies et le livre lui-même, dans sa structure et ses partis-pris, sont fascinants. Le crâne y est planète — comme le sous-entend son titre et sa lune tintinesque absente — et territoire, motif et objet, « boîte » évidemment, ouvrant à une multitude de destins et histoires cachées, « boîte de Pandore aux mille trésors« .
Ces boîtes crâniennes sont paradoxales : la grande faucheuse égalise, le crâne nu est anonyme, commun, mais devenu objet muséal, il est déjà texte, parce que légendé et référencé. Sur l’os se donnent à lire des inscriptions qui identifient des personnes ou rappellent combien le crâne est d’abord vanité, « vanitas vanitatum« , « tempus fugit« … Memento mori, « souviens-toi que tu vas mourir », souviens-toi aussi de qui fut : ainsi le crâne du « père Thomas », le plus photographié dans le livre, son centre de gravité, qui rappelle une vie, celle d’un comédien, musicien, humoriste (1770-1835) dont les grimaces inspirèrent celles de Gnafron du théâtre de Guignol. La vida es sueño, la vie est un songe et une scène de théâtre…
Le livre s’ouvre sur une préface qui rappelle combien le crâne est un genre, un objet surinvesti par l’art, du moyen âge à aujourd’hui, en passant par les vanités, « le crâne de squelette fumant une cigarette » de Van Gogh, la série « Skull » de Warhol ou les œuvres de Damien Hirst. On pense aussi à Robert Mapplethorpe, non cité, mais comment passer en revue, en quelques pages, des siècles de poésie, peinture, romans, photographies, quand il faut ajouter à ce pan artistique celui de la médecine et du droit ? Dans le livre, des références aux travaux de Fragonard (Honoré), à ceux de Gall, du côté des techniques de conservation mais aussi de la phrénologie :

Les photographies de Jean Blasco et Sonia Ligorred ont d’ailleurs été prises au musée Testut Latarjet de Lyon, musée d’anatomie, créé en 1854, qui rassemble une impressionnante collection de crânes, scrutés, mesurés, étudiés, témoignant aussi d’une histoire de la science et de la médecine. Parmi les crânes, ceux de suicidés, de condamnés à mort et de victimes de meurtre (dont une série sur des crânes fracassés, portant traces de coups de hache), des crânes dont les reliefs, les creux ou les anomalies ouvrent à des récits. Ainsi dès la première photographie du livre, ces « Crânes de sternopages » :

Les boîtes imbriquées du livre s’ouvrent quelques vers de Victor Hugo
Toute force ici-bas a le mot pour multiple ;
Moulé sur le cerveau, vif ou lent, grave ou bref,
Le creux du crâne humain lui donne son relief
extraits des Contemplations (I, 8), mémoires d’outre-tombe du poète qui invite à lire son recueil comme « le livre d’un mort« , parce qu’il vient de perdre sa fille Léopoldine, noyée à Villequier. Le volume, coupé par une ligne de points à la date de cette mort, dit la lutte pour retrouver la lumière et le Verbe, malgré le deuil, dans et par la mort, « car le mot, qu’on le sache, est un être vivant« . Citer Hugo, c’est dire qu’On a marché sur le crâne est un recueil et une collection, non point morbide ou macabre mais anatomique et esthétique, un cabinet de curiosités, récits de nos vies depuis ce qui demeure.
Will Black Mind, On a marché sur le crâne, photos de Jean Blasco et Sonia Logorred, éditions Les Occultés, 64 p., 19 € 90