Dans un bar du 10e arrondissement, au cœur de la trame légère et bientôt grave des Chansons d’amour de Christophe Honoré, Ismaël, interprété par Louis Garrel, lance à Julie et Alice, les deux compagnes de son ménage à trois, qu’en dépit de leurs rires et doux complots contre lui, elles auront beau faire : « La Guerre à trois n’aura pas lieu ». Si cette formule, toute d’élégance et de brio, vient accompagner le cinéma de Christophe Honoré, sans doute pourrait-elle, à l’évidence, se tenir plus particulièrement à l’orée du premier long-métrage de Louis Garrel Les Deux Amis dont elle éclaire le gracieux triangle amoureux, entre quadrature du cercle et impossibles mais tendres lignes parallèles.
Écho diffracté de ses courts-métrages comme Mes Copains et La Règle de trois qui voulaient déjà faire s’épouser amour et amitié ainsi que de la filmographie d’Honoré qui en co-signe le scénario, le film de Garrel offre de fait une histoire à trois tissée de guerre et de paix. Cette histoire, c’est celle d’Abel (Louis Garrel, parfait d’ironie devant et derrière la caméra), apprenti écrivain et Clément (magistralement joué par le décidément étonnant Vincent Macaigne), apprenti acteur. Deux amis bientôt ennemis puis de nouveau fragiles amis qui, de la Gare du Nord jusqu’à Château d’eau, se disputent l’amour d’une femme, l’insaisissable et pourtant aimante Mona (éblouissante Golshifteh Farahani), vendeuse de sandwiches en régime de semi-liberté qui ne cesse d’aller, d’hésiter et de fuir. Entre jeu, amour et hasard, les trois jeunes gens réinventent malgré eux, au gré de leurs désirs parfois aveugles et toujours imprudents, un marivaudage enjoué qui, dans un Paris démesurément nocturne, goûte au désenchantement romantique, où les chansons d’amour cèdent souvent la place à la mélodie aigre et douce de l’amitié.
Pourtant, loin de se donner comme une nouvelle variation libre et simple sur l’amour ou l’amitié à trois dont la nature même est de varier, Les Deux Amis offre bien plutôt à son spectateur l’occasion de se poser une question fondamentale, une grande question de cinéma, ardente entre toutes, que le film ne cesse délibérément d’ouvrir, de sciemment travailler, d’œuvrer à relancer, l’innervant tout entier comme l’objet d’une inlassable quête toujours inachevée : qu’est-ce qu’un film français ? Peut-on parler d’un cinéma français ? Comment définir un filmer à la française ? Autant d’interrogations majeures et toujours intimidantes que, depuis la valse des sentiments mais aussi bien au-delà, le film de Garrel invite à creuser tant il les met en scène, tant il prend à bras le corps l’idée qu’il puisse exister un cinéma français, tant chaque plan, chaque image, chaque réplique fait signe vers ce qui serait son histoire, sa présence et son indéfectible devenir. Comme un grand cri déchirant de timidité, Les Deux Amis s’offre comme l’image du film français et le film français de l’image, son désir cinéphilique : s’en fait l’amour et l’amitié à chacun de ses plans.
Car Louis Garrel ne filme pas au hasard mais promène une caméra éminemment culturelle et cinéphilique sur ses propres scènes et images, sait bel et bien que le cinéma français n’est pas l’histoire d’un couple à trois mais qu’il se donne comme l’histoire toujours recommencée d’un couple instable, un couple à deux et demi qu’avait naguère désigné Serge Daney : le cinéma français, ce serait l’union du cru et du cuit, le couple impossible et pourtant advenu à l’écran du documentaire le plus sauvage et du fictif le plus achevé, de la nature la plus affirmée et de la culture la plus raffinée, du hasard le plus fortuit et du dispositif le plus formel, et de la parole la plus libre et de la référence la plus recherchée. Le cru et le cuit à l’instar de ces deux amis que Garrel ne cesse de mettre en scène à travers le duo d’Abel et Clément, l’obscur et le clair, le rêche et le doux, la brute et le tendre où l’un n’est ni jamais tout à fait l’un et où l’autre est à peine plus l’autre que soi. Abel sans Caïn mais toujours avec Clément, son amour déclaré et sa haine rentrée, Abel et Clément comme les guides nus et les légataires malgré eux d’une généalogie du cinéma français qu’ils incarnent et dont ils se donnent à chaque instant comme la mémoire et la formule provisoires, la dialectique comique et la tragédie bicéphale de l’affrontement sans répit de la parole et de l’image, du culturel et du sentimental, de l’auteur et de l’acteur.
Film français donc que Les Deux Amis en ce que, d’emblée, Garrel offre un film de la parole, un film où la parole y est toute entière devenue image, un film de la tirade éperdue, des répliques et de leur art où chaque dialogue est le flagrant spectacle d’une intimité qui se perd dans l’hostilité d’un Dehors sans faille, où les mots deviennent l’actif et vibrant théâtre de soi : où la parole assume un destin éminemment cinéphilique. C’est Clément cherchant à convaincre Mona de son amour. C’est Clément cherchant à convaincre Abel de l’amour de Mona. C’est Abel cherchant à convaincre Clément qu’il n’aime pas Mona. C’est Abel n’avouant pas à Clément qu’il a eu une nuit d’amour avec Mona. Dans la filiation revendiquée d’un Rohmer, d’un Truffaut et d’un Doillon où la parole est à elle-même son propre chassé-croisé, Garrel laisse apercevoir, depuis chacun de ses dialogues, combien son film est français en ce qu’il ne cesse d’être traversé par une image travaillée par la parole même, où le dicible devient visible, la grande zone de visibilité de la parole qui dit les sentiments, qui se donne alors comme un cinéma de littérature, une image écrite, une image dite où la Littérature résonne comme le sensible même, la sensibilité émanant avec fulgurance depuis la toute matière du monde. Où, dans le cinéma français en général et chez Garrel en particulier, la littérature devient le sentiment premier des personnages et où la Littérature s’y laisse apercevoir comme un sentiment.
Il n’est qu’à se saisir ici d’Abel, de son incandescence romantique qui naît à l’image de ce que le jeune homme écrit. Abel est celui qui s’essaie à l’écriture. Il est celui, qui dans le désert nocturne de sa pompe à essence, esquisse sur son carnet quelques mots où la Littérature s’offre comme son Absolu majuscule et sans trêve. La littérature que lui donne Garrel et le cinéma, s’y dévoile comme une littérature de l’adresse, là où le dialogue manque, là où la Littérature devra se tenir pour restaurer une blessure : être, depuis la parole, le sentiment enfin tenu et rédimé. Dans Les Deux Amis, la Littérature prend donc les accents d’une impossible lettre, de la solitude de l’homme hors du couple car il existe, hagarde et tue, une grande douleur d’Abel, reculée à la lisière du film, comme son hors cadre, son livre inaccompli, son livre d’un perpétuel revenir : cette femme qui, depuis leur rupture il y a deux ans, refuse de lui parler et que Clément est chargé d’appeler depuis une improbable scène dans un commissariat, scène dont l’évident comique s’impose comme l’une des plus grandes réussites du film. Comique parce que la parole échoue, comique et tout à la fois terrible parce que la Littérature devient trop visible à l’écran, parce qu’elle doit refluer, parce qu’elle échoue à dire : parce que dans Les Deux Amis, la parole se ne fait volubile que depuis la certitude qu’elle est et sera un échec.
Quand, au cœur de la nuit, Abel lit ce qu’il vient d’écrire à une jeune femme blonde et lasse dans sa décapotable qui nécessitait un plein, la jeune femme, double négatif de Mona, ne répond pas. La voiture s’éloigne, Abel lui demande ce qu’elle a pensé de son texte : seule sa main produit le signe de ce qu’elle a moyennement apprécié. Abel l’a compris qui, pour retenir Mona, ne choisit pas de lui tenir un discours et d’œuvrer comme Clément à une parole qui saurait la persuader de rester au moins une nuit : il lui barre la route, instaure le geste contre une parole vécue comme insuffisante. Dans le cinéma français, Garrel l’a compris : la Littérature est débordée par le corps, elle fait silence devant autant de déflagrations du vivant qui produisent autant d’arrêts sur parole, autant de stases nues et heurtées dans la trame filmique à l’instar de la magnifique scène à l’écoulement suspendu où Mona (décidément superbe Golshifteh Farahani) danse devant Abel, fasciné. On n’avait pas aussi bien dansé au cinéma depuis Tip Top de Serge Bozon et son juke-box solitaire et nocturne. Face à Abel qui se tait devant Mona qui domine alors l’écran, l’image a repris ses droits sur la parole. Si un couple se forme, un autre, celui du cinéma, se défait.
Car, poursuivant sa quête du film français toujours admiratif de la littérature mais qui n’oublie cependant pas le cinéma et se tient toujours tout entier traversé de sa question, Les Deux Amis s’offre comme un film de la cinéphilie française, celui qui fait de la mémoire du cinéma français son territoire même d’une fiction en lutte étroite et incessante avec la parole. Sans doute verra-t-on, à juste titre, dans l’argument du film de Garrel et ses triangulations amoureuses les réminiscences alertes, vives et presque transparentes d’insistance de Sérénade à trois de Lubitsch, les élans des comédies romantiques les plus échevelées d’un Billy Wilder ou encore les films de copains à la Ben Stiller et Owen Wilson. Mais, pour autant, chacune de ces références ne se tient à l’écran que parce qu’elle a déjà été passée au filtre de la cinéphilie française, et est venue habiter et innerver autant de films déjà conçus comme autant de variations de Lubistch comme Jules et Jim, d’hommages au romantisme avec le marivaudage le plus sophistiqué de Rohmer ou encore de clins d’œil à la comédie populaire de la fraternité amicale avec Les Valseuses de Blier (Garrel et Macaigne, nouveaux Dewaere et Depardieu) ou encore Marche à l’ombre (Garrel et Macaigne, nouveaux Gérard Lanvin et Michel Blanc).
Depuis sa capacité à faire image, le cinéma français devient alors une puissante énergie citationnelle que Garrel choisit de travailler explicitement, de mettre en scène avec force, d’intérioriser dans la matière même de son film, où une image est toujours l’image d’une image contre le règne de toute parole : divorce à la française. Les Deux Amis, inspiré de la littérature, des Caprices de Marianne de Musset ? Oui, répondrait Garrel mais parce que Renoir le tenait aussi à l’horizon de La Règle du jeu. Les Deux Amis, un hommage à Claude Sautet et en particulier à César et Rosalie ? Oui, répondrait encore Garrel sans avoir besoin de le dire, en écoutant la musique composée par Philippe Sarde, compositeur privilégié du réalisateur des Choses de la vie. Pourtant, au-delà de cet évident jeu de références, Garrel offre délibérément une qualité explicitement française à son film : il fait de l’acteur un personnage comme si son film prenait le visage sophistiqué d’un documentaire sur sa propre matière.
Car, on s’en souvient, Clément est figurant de cinéma. Si Abel écrit, Clément, lui, tourne. Il joue. Il incarne des silhouettes perdues à l’écran, celles qu’on ne distingue pas mais qui, malgré tout, figurent à l’écran. Le figurant qu’il est et de lui-même jusqu’à parfois l’être de sa propre histoire offrant malgré lui le premier rôle à Abel, habite ainsi l’image depuis tout le cinéma français dont il assume l’histoire depuis lui-même, depuis sa personne forcément maladroite et brute, forcément habile et sophistiquée. Clément sur un quai de gare, contrôleur égaré, c’est Maine Océan de Rozier qui vient comme une douce citation cohabiter avec le désordre sentimental du personnage. Mais Clément, c’est surtout cette scène de figuration nocturne encore sur un plateau de cinéma des événements de Mai 68 qu’il partage, hagard et presque heureux, avec Abel et Mona sur des barricades, avec des fausses lacrymos, un réalisateur qui indique comment tenir les pancartes et scander les slogans. Le film de Garrel se rencontre alors lui-même. Cette scène de reconstitution de Mai 68 qui s’impose comme la plus magistrale du film brille par la réflexivité qu’elle offre au film, la jouissance nue et cinéphilique du bonheur à citer où Louis Garrel reprend la matière de son père, devient l’amant régulier de Mona quand Mona traverse Mai 68 comme Mai 68 travaille tout le cinéma de Philippe Garrel telle la flèche nue de Zénon, à la fois immobile et pourtant insaisissable.
Le moment de bravoure devrait appartenir à Clément, lui l’homme du cinéma qui entraine Mona dans le ravissement de son métier. Mais le moment appartient à Abel, il est tout entier dans la scène, l’homme de la parole et de l’écriture s’enfonce en oubliant tout verbe dans l’action la plus pure même si elle demeure mise à distance. Clément est reculé hors de la scène, il voudrait jouer, prendre part mais il est exclu bientôt du marivaudage, il n’est plus dans la scène, il est resté à l’écart du plateau, il se tient meurtri par la non-déclaration de Mona qui s’est refusée à lui. Il n’apparaîtra pas à l’écran de ce film : il parle, il crie sa douleur insigne à Mona, il s’ouvre les veines parce qu’il veut revenir dans ce film d’amour qui désormais se tournera sans lui. Désespérément, il veut revenir à l’image : figurer dans un plan. Mais ici, avant même qu’il soit emmené à l’hôpital, s’est joué en lui et en Abel sans qu’il le sache et tout en étant conscient, l’intime conflit du cinéma français, sa plus ardente bataille que les corps des deux acteurs, Garrel et Macaigne, ont intériorisé au plus près d’eux et en eux : le cœur nu de l’union du cru et du cuit, de ces deux hommes antagonistes du cinéma français et qui donne à son histoire sa dynamique folle : l’acteur et l’auteur.
De toute part, de ce Mai 68 jusqu’au plan final de la réconciliation bancale, Les Deux Amis n’a cessé de mettre en scène et de livrer en creux l’union impossible mais tenu de l’acteur et de l’auteur. Car Louis Garrel n’est pas que Louis Garrel. Il est aussi Philippe. Il est aussi Maurice. Le jeune homme porte le corps de toute une histoire du cinéma, il est un destin d’image. Il est l’acteur et l’auteur. À l’instar de Vincent Macaigne qui n’est pas que Vincent Macaigne. Il n’est pas que son corps d’acteur. Il est notamment l’homme d’Idiot ! et d’Au moins j’aurai laissé un beau cadavre. Il est le metteur en scène. Il est le réalisateur. Il est aussi Clément qui est figurant. Il est lui aussi l’acteur et l’auteur dont Garrel tend le miroir comme si les deux amis devaient mirer ensemble le couple interdit qu’ils forment depuis eux-mêmes, comme si filmer pour Garrel devenait l’exercice moral de son art, l’exploration et la mise à nu éthique jusqu’à la violence de ces deux hommes en chacun d’eux, depuis la part populaire de l’acteur, celui qui n’est que visibilité tenue, et depuis la part retirée et retranchée de l’auteur, celui qui n’est que parole éperdue.
On l’aura ainsi compris : il faut absolument aller voir Les Deux Amis, le très beau et très prometteur premier film de Louis Garrel, ne serait-ce que pour comprendre, au-delà de Daney et au-delà du cru et du cuit, combien le cinéma français, c’est l’art d’être tout à la fois l’oiseau et l’ornithologue.