Dans les premiers jours de septembre où le ciel est fixe et immuable, innervé de la sérénité parfois anxieuse de la rentrée mais fermement assis dans la routine à nous revenue, la nouvelle est tombée dans une horreur tragique qui n’avait pour équivalent que la surprise de son annonce pour le moins inopinée : Claire Chazal, reine incontestée du JT de TF1 depuis bientôt deux riches décennies, venait, sans prévenir, d’être abruptement limogée.
L’annonce qui laissa d’abord incrédule se répandit bientôt à la vitesse d’un télex dans toute la France très vite partagée entre consternation et persistante hébétude. Pour quelles raisons la diaphane Claire pouvait-elle avoir été débarquée, sauvagement, comme Christophe Dechavanne le fut de sinistre mémoire en son temps sous le prétexte d’un « accident industriel » ?
À l’évidence, pressée de questions toujours inquiètes, toujours méfiantes, la direction de TF1 offrit pour toute réponse la courbe de l’audimat, personnage toujours indispensable et mat du champ télévisuel, l’angle mort de toute décision, parodie du monolithe de Kubrick. La belle Claire qui, depuis des années, égrenait sur un ton d’une neutralité parfois désarmante les infos de toute nature ne remplissait plus sa mission. On lui avait changé son bureau, on lui avait intimé l’ordre de se lever comme sur M6 pour dire combien le monde pouvait se réjouir ou célébrer son désastre grandissant, Claire ne faisait plus le poids face au JT de France 2 qui, pourtant bien médiocre (ce qui est encore plus inquiétant, notons-le), ne cesse de gagner des parts de marché, un peu comme l’inespéré challenger et outsider dont la culture populaire française (toujours fatalement sportive) vient à se nourrir. Mais l’audimat est-elle bien la raison coupable d’une telle éviction ? À regarder les chiffres certes en baisse mais pourtant encore bien haut, rien n’est moins sûr. On voudrait ici hasarder une hypothèse qui relèverait bien plutôt d’une lecture de l’image, du rôle de Claire Chazal dans l’épaisseur ou la surface totale d’une image, la sienne, celle de la télé et nous la regardant toujours, fatalement.
Claire Chazal, c’est d’abord quelqu’un qui n’apparaît pas à l’écran. Si le propre de la télé est de rendre visible, de révéler, de montrer par l’image, ce qui souvent est immontrable ou n’a jamais été montré jusqu’à l’ennui dans la télé réalité (même si la télé est incapable de produire le moindre spectacle comme le disait déjà Daney), tout autre est le destin de l’image du présentateur du JT. Jamais il ne doit apparaître. Son propre est de ne pas avoir d’image, de disparaître derrière l’image. Il est le narrateur continu du monde, le storyteller dont le métier est seul à être loué, quand ce métier parvient à ne pas le faire entendre ni voir. Claire Chazal se tient toujours dans son journal comme le « il » de Benveniste dans la grammaire arabe : c’est la femme du récit, celle qui est absente et qui livre les événements en donnant l’impression ultime, folle et tenace, de ne pas être là pour les raconter. À ce jeu de disparition concertée et désirée comme marque aiguë et terriblement américaine, presque atlantiste et proprement de droite du professionnalisme hurlant de triomphe, Claire Chazal a offert sa blondeur comme la chance neuve et ultime de sa disparition. Cultivant sciemment un brushing de l’efficacité, sa chevelure a fait de ses teintes claires une transparence à l’image qui, si elle s’affirmait élégante, désirait ardemment le retrait, l’effacement continu de l’image : la transparence cathodique qui ferait du corps disparu la levée ultime d’une barrière enfin abolie entre l’information et le téléspectateur : le fait nu, le factuel donné dans une pureté et une immédiateté sans égales. À cette blondeur de l’immaculé (qui n’a pourtant rien de religieux mais tout de professionnel et d’efficace, rappelons-le encore) est venu s’ajouter chez Claire Chazal une culture de l’image de soi où l’invisibilité était le signe rutilant d’une maîtrise de l’information. Très vite, dès le milieu des années 1990, la jeune femme a conçu une image de soi traversée d’une blancheur qui ne connotait rien d’autre que l’effacement ou bien plutôt l’écran de toile sur lequel les images des reportages seraient venus à se diffuser. Claire Chazal c’est un corps de projection, une matière miroitante à images. C’est le diaphane aux accents presque aristotéliciens. Claire Chazal a décidé d’oublier son corps pour donner les événements aux hommes mais jusqu’à un certain point, jusqu’à certains jours où son corps est revenu, où quand son corps est revenu, il a fallu lui faire quitter l’écran.
De fait, depuis quelques années, timidement et bientôt depuis quelques mois franchement, Claire Chazal est subitement redevenue visible à l’écran. Elle, qui devenait la blancheur et la neutralité affirmée de l’info, a commencé à choisir une garde-robe dont les couleurs ne cessaient dès lors de pointer son insistante présence à l’écran. D’un timide gris, la jeune femme a bientôt glissé ces derniers temps à de flamboyants rouges, d’excessifs carmins, d’intenses cramoisis, faisant vaciller sa stratégie de la femme de transparence au service de l’info. Signe d’une inquiétude, certitude d’avoir son poste menacé ou panique inhérente à un poste longuement occupé, Claire Chazal s’est rendue de nouveau fermement visible à une image dont elle avait inventé la formule d’évanouissement. Mais vite la machine s’est emballée : au retour de cet été, ce n’est plus la couleur mais son corps lui-même qui est redevenu visible. Portant des manches courtes ou arborant son cou nu comme une concierge chez Dostoïevski, la femme ne cachait plus son âge et laissait ce corps comme objet de désir et surtout d’étonnement à qui, comme nous, n’avait pas été habitué à ce que précisément un corps s’interpose entre l’information et nous. Dans un paradoxe dont seule la télévision dans sa tyrannie du visible a le secret, Claire Chazal a été licenciée quand elle est paradoxalement redevenue une pure visibilité à l’image. On ne regardait plus les infos : on allait prendre des nouvelles de Claire, elle qui, de surcroît, devenait visible par ses infos, sa science de la culture et son courage télévisuel (qui oserait passer à 20h30 un reportage de 5 minutes sur l’IMEC et ses chercheurs ?) où s’affirmait, dans une culture télévisuelle, très sexuée jusqu’à la caricature, une femme.
Car c’est aussi la chute malheureuse et fatale d’un feuilleton que celle de Claire Chazal déchue de son trône du 20h. Claire Chazal est, au sens le plus fort, une véritable héroïne du JT. Sa vie, pourtant non visible mais toujours devinée, n’a cessé de se dérouler à l’écran. Toujours sa vie a été scrutée à l’écran pour tenter de la voir, d’accéder à Claire comme zone de visibilité mais ne comprenant pas combien sa vie privée ne se donnait pas ou peu à l’écran. Elle a été à elle seule la seule saga réussie de TF1, son seul feuilleton haletant réussi et pleinement maîtrisé diffusé à l’écran année après année. De fait, sous une image se donne dans les JT de Claire Chazal une autre image qu’il faut deviner, qu’il faut dramatiser, qu’il faut soi-même mettre en scène : le choix du non-visible dans cette image relève d’une sémiologie sauvage à laquelle chaque instant disparu invite. Dira-t-elle dans les années 1990 qu’elle entretient une liaison avec l’autre présentateur vedette, PPDA ? Forment-ils ce couple de pouvoir totalement fou que d’aucuns voient ? L’image dira-t-elle cette vérité ou errons-nous dans le fantasme nu de ce qui saurait se dire non plus que se voir ? Laissera-t-elle échapper du réel et de la contingence pour attester des images vues ailleurs ? Sera-t-elle l’image de cette liaison ? Mais rien ne se montrera jamais. Le silence sera sur le plateau. Claire Chazal ne sera pas encore dans l’image, elle sera invisible, retirée et pourtant toujours présente sous les éclatants projecteurs du plateau.
Mais parfois le feuilleton s’anime, se dramatise, retrouve le souffle épique de la saga, en révèle et en confirme l’existence. Le sémiologue, depuis toute sa sauvagerie, est récompensé de manière inattendue. Parfois, Claire Chazal s’est rendue dans l’image, elle a pu venir la zébrer de sa présence, faire irruption dans la contingence. Elle est apparue dans autant de stases de visibilité dont l’une des plus remarquables a sans doute été ses brefs sanglots en plein 20h lorsqu’elle annonçait le limogeage de son époux d’alors, Xavier Couture, directeur de Canal +. La scène a peu duré, quelques secondes sèches mais a fait scène pour œuvrer à une Claire Chazal, reine d’une tragédie aux images perdues, au hiératisme iconique, à la beauté sans égale, femme d’image dont la blessure n’est que de se rendre progressivement visible et qui a fini par éclater avec force dans la visibilité lors de ses adieux. Digne et triste, ferme mais inflexible, elle a annoncé son départ comme on referme le chapitre d’une histoire de France, tentant d’habiter une grandeur racinienne que le vide vient perpétuellement dévorer, faisant défiler alors dans ce limogeage de cadre supérieur (la télé révèle avec horreur toute la médiocrité hiérarchique des vies d’entreprise) un montage d’images pour le moins stupéfiant : à chaque rendez-vous de l’histoire, Claire Chazal était là. La Guerre du Golfe, les attentats de 1995, la dissolution de l’Assemblée par Chirac en 1997, les attentats du 11 septembre, le 21 avril 2002, le triomphe de Sarkozy, la victoire de Hollande, le 11 janvier 2015 : Claire était là mais personne pourtant ne se souvient de sa présence. La reine a triomphé. L’info est arrivée nue à nous alors qu’elle était là : puissance d’une reine qui a su s’effacer devant la morale inflexible d’un métier qui, toujours, commande de disparaître jusqu’à la mort.
