Le silence du monde (3/9)

© Henri Michaux

Bakhtine : « Il existe des œuvres qui, effectivement, n’ont rien à voir avec le monde, mais seulement avec le mot ‘monde’, dans un contexte littéraire. Ces œuvres naissent, vivent et meurent sur les pages des magazines, ne franchissent pas les pages des éditions périodiques contemporaines, ne nous emmènent pas au-delà de leurs limites ».

*

Le liquide se disperse. En dehors de tout contrôle semble-t-il, de toute instrumentalisation. Le liquide devient une frontière sans unité, sans forme : frontière liquide d’un « monstre », frontière d’innombrables débris. Le silence est profond, le « monstre » ignorant la parole, le récit, qui dit les choses en trop de mots : la couleur liquide le désencombre (le protège) de toute parole – il ne signifie rien, signe muet, « il reçoit des signaux qui ne veulent rien dire »…

Henri Michaux
© Henri Michaux

Comme une zone de vent, un autre globe terrestre où régneraient un vent très fort, un fleuve immense. Il y a un ensemble de conditions pour que se développent ces nouvelles espèces végétales, animales : ce réseau nourricier est le vent, l’eau, la mer… Ici, dans la peinture de H.M., ici ne reste qu’une infime quantité d’un corps : quelques membranes, quelques cellules, des transformations, un nombre infini de particules. Rien n’a de nom dans cette universelle corrosion. Quelques membranes, quelques cellules : un chien, le corps sans muscles d’un chien sans squelette. Ou plutôt la matière molle et blanchâtre d’un chien ou d’un poisson – davantage symptôme d’un chien que chien de sang et de chair. Ou encore, autre possible, un chien à fines écailles, aux ailes larvées, chenille fluide et passagère ? Chien en déséquilibre, forcément instable – donc asocial, marginal, peut-être « fou », qui sait ? Animal sans créateur ni maître : avec qui aurait-il des relations et quelles relations ?

Lui jetant davantage d’eau, cela devient une tête « malade », plus malade encore, crâne d’enfant ou d’animal indocile. Tête qui désobéit et qui, dans la nappe d’eau profonde, ne veut pas oublier son histoire incertaine, insubordonnée.

Peinture-enfant, peinture-fœtus qui n’atteint pas l’état développé de son espèce. Aussi : peinture où la pluie s’abat, peinture d’un être désarmé dont les failles sont la puissance.

Henri Michaux, aquarelle, 1981
© Henri Michaux, aquarelle, 1981

Ici, le tableau, le dessin, ne sont pas la reproduction exacte de l’homme ou du semblable à l’homme, la vie n’y a pas de signature humaine. Pas de murs non plus, pas de parois, d’idées humaines, de clarté humaine, pas de mots humains. La main qui jette de l’eau très vite et la déverse sur le papier y jette en réalité des vapeurs, des brouillards, des nuages, et des creux, des trous – déverse de l’imprécis, de l’incertain, des clartés vagues et effrayées, des têtes nébuleuses : y jette très vite une poésie obscure, sombre.

©Dans la peinture de Michaux, l’existence est partielle : toujours un commencement, un avènement entre ciel et terre, aujourd’hui et demain, printemps ou désert… Les têtes étranges sont pour toujours dans l’enfance, ignorantes des schématisations du temps humain. L’existence est dans ce qui commence, la vie est commencement : naissance d’un crâne, origine et création d’une chair. Cependant, ici, l’origine est encore future, la chair prochaine, à venir – peinture d’une enfance qui commencera plus tard, éternellement plus tard, demain étant sans cesse pour le lendemain : peinture de lignes, d’êtres futurs, d’un temps qui est avenir. Dans les peintures de Michaux, le temps ne passe pas mais dure, et ce qui agit et se maintient c’est le temps en tant que futur, ouverture d’un éternel futur – temps de l’événement. Ces peintures sont pour toujours dans l’enfance, œuvres fœtales appartenant aux espèces « malades » de la vie, espèces sans cristallisation qui n’atteindront jamais l’état « normal » (celui de la norme) car leur évolution, à jamais ouverte, initiale, demeure sans fin, sans finalité. A l’opposé de toute forme fixe, de toute idée et possibilité de fixité, ces peintures sont dans le mouvement, sont un système de mouvements s’enroulant autour de relations qui demeurent futures, nomades, virtuelles : habitées par un Autre, traversées par un Ailleurs, peintures dont le présent et la présence n’existent qu’à partir d’un avenir, d’un à venir qui ne vient jamais, dont l’ici est déterminé par le lointain – et le futur, le lointain, persisteront en tant que tels.

© Henri Michaux

L’espace existe de même à partir du temps, moins en fonction d’un passé (souvenir) ou d’un présent (action) qu’à travers un futur qui, en un sens, le rend vacant, vide. Cet espace n’est pas fait pour l’action ni pour une mémoire qui le retiendrait, le fixerait. Il est mis en morceaux, en particules, privé de toute orientation et coordonnées fixes, s’allongeant à l’infini dans un liquide qui le rend toujours plus lointain, lointain à lui-même. Chez Michaux, l’espace n’a pas de piliers, d’édifices d’acier ou de sol dur habité de quantités de formes : plié, déchiré, ouvert, il est désert sans personne, inhabité car inhabitable, sauf par ces entités en devenir, corps ectoplasmiques qui sont moins des corps que des événements sans cesse au voisinage du corps et du visage… L’espace « vide » n’est pas un espace « sans rien », simple néant. Le vide, le rien n’est pas une privation, un manque, mais il fait de cet espace le lieu de l’indétermination, du transitoire, du devenir : espace chinois où le rien est une force, où le vide est la force du devenir par laquelle s’opère l’existence des créatures nomades qui le peuplent en le traversant (le vide est dynamique, agissant). Les cartographies, les topographies de Michaux : création des forces du désert nécessaire à ces êtres, à ces événements.

Peignant tout cela, Michaux s’exposait aussi à ce temps et cet espace, ce cimetière de vivants : la mort acceptée, inséparable de la vie.

Des signes, des lignes : signes sans langage d’un monde qui ne peut être écrit, monde qui ne peut être lu à voix haute. Signes ou lignes d’un monde sans signature – signes-pluie, signes-vent, signes liquides… Qui n’affirment ni ne confirment, qui ne répondent pas, ne parlent pas, ne signifient pas. Signes ou lignes de la profondeur marine, où les langues ne se sont pas encore formées, imposées, où l’humain ne s’est jamais répandu…

Des signes comme des ouvertures. De tels signes sont ce qui vient d’abord, ce qui apparaît à l’origine (qui n’existe pas), avant le langage… Ce sont surtout des signes dans l’ouvert, dans l’apparaître : signes pour les débuts, les aurores, signes nomades pour le monde incertain d’une enfance qui se crée : signes des commencements, signes-commencements.

Pour l’observateur de son art, Michaux couvre la rétine de ces signes comme s’il la recouvrait de pluie, de fragments marins, comme s’il recouvrait l’œil d’une nappe d’eau : la perception visuelle des objets est en fuite, l’espace tombe en morceaux, le réel n’a plus d’extrémités. Une phrase, un mot, par hasard apparus, seraient tués. Le temps et l’ordre de la communauté et du langage (« immense préfabriqué qu’on se passe de génération en génération ») sont impossibles, volontairement détruits par l’acte de peindre, c’est-à-dire par la longue durée d’une naissance par définition inadaptée à la vie sociale, au langage, aux subordinations exercées sur toute vie dans l’enfance. Michaux décrit sa propre enfance comme un emprisonnement, un internement dans le réseau des autres hommes et de leurs noms, de leurs mots, sans liaison avec le silence et les propriétés de ses paupières closes, avec les naissances de la poésie qui lentement se répandaient à travers son espace personnel : « Enfant en Occident »… Ce qui advient de l’immersion, de l’action de tous ces blocs d’eau qui s’abattent, c’est une véritable boucherie, la plongée dans l’acide de populations d’hommes avec leurs langues, leurs bruits, leurs signes et leurs lèvres pour les dire. Et leurs livres sont calcinés, dispersés, déchirés par les vagues – pour la naissance, la génération d’une autre pensée, d’une œuvre toute de gestations et formations, de devenirs, une œuvre de genèses : pas pour produire des formes mais un monde de forces, la cosmogonie d’un désert traversé de fantômes qui sont des fumées ou des matins, des « présences » paradoxales qui passent, silencieuses, multiples, absentes et nomades, comme ces femmes du Voyage en Grande Garabagne, qui trouvent « dans les mouvements de la mer les forces nécessaires pour expulser l’enfant qui désire naître ». L’œuvre plastique de Michaux serait la formation d’un désert marin – de l’eau, des surfaces d’eau dans lesquelles se développent sans fin des animaux indéchiffrables, innommables, des surfaces de mers où s’engendrent des organes sans organisme, des lèvres sans visage : les signes sans nom d’un règne sans nom.

La couleur ? Liquide elle aussi, sans bords, laissée dans la nuit, construisant la nuit – voulue pour des hybridations, des naissances, pour les désordres des événements sans langue, sans lèvres, sans chair : enfants sans père, corps sans Dieu, couleurs nomades.

Membranes, cellules : le corps commence, le corps dans l’ouverture de sa naissance. Membranes, cellules, ou mieux : lignes cellulaires, monde de particules multiples, petites, très fines, monde de neurones et de brumes, à peine perceptible, à peine apparu. Le corps n’adhère encore à aucun organisme, sa matière demeurant trop incertaine pour être maîtrisée : il est incertitude, immense désert, ciel et mer illimités. Aube sans fin, sa chair serait celle d’un animal encore dans la nuit.

De la « réalité » des organes sont extraites d’étranges grâces, celles des populations « faibles » vivant sur les territoires du non-organique, de la pensée et du corps propres au « sans organes » : longues têtes, chairs marines, corps mobiles d’oiseaux-poissons… D’étranges ravages aussi, constituant ces êtres sans personne qui marchent au fond des mers. Ceux qui habitent ces corps ne sont pas les citoyens de la société commune, les êtres vivants du milieu social, ceux qui ont un corps, des fonctions fixes, qui parlent avec leur bouche : ce sont au contraire des âmes verticales, solitaires, nomades, silencieuses, ce sont des mouvements anonymes, sans sol, sans identité ni genre. Corps comme un ensemble de mouvements, corps fait des forces qu’il « subit » : courbé, tordu, dévié… Sa colonne vertébrale n’est pas celle d’une statue de pierre ou de béton, plutôt un magma d’animaux en fuite, une ligne de vent à travers le sable…

Le corps ne parle plus, n’écrit plus, puisque écrire et parler sont toujours une cristallisation, un apprivoisement, donc un emprisonnement, un meurtre de ce qui ne peut vivre qu’à l’intérieur des mouvements liquides du corps – le devenir, les intensités –, puisque l’écriture ne peut qu’être en retard ou en avance, inadaptée à la grande vitesse, à la grande lenteur de ces êtres mobiles, au futur qui est la dimension à partir de laquelle ce monde peut exister. Le corps alors ne parle plus, n’écrit plus, ou alors il parle et écrit autrement – il peint, il est corps poétique : il parle en nomade, il se tait, il écrit d’une écriture silencieuse et nomade, c’est-à-dire poétique.

A la surface de la feuille de papier, la vie est ruine et mort, la mort est vie : vie dispersée, répandue, dissémination – vie de ce qui se disperse, de ce qui se répand. C’est un pays de mer, un pays sans frontières, sans fin. Des choses apparaissent parfois, des bêtes, des insectes peut-être, ou des visages, voyages répandus à travers le vent. C’est un lieu sans bornes, sans limites, le lieu de la peinture d’Henri Michaux, qui ne contient ni n’enferme rien, lieu-passage, lieu-mouvement, un entrelacement d’espaces où quelque chose arrive et à l’improviste se manifeste…

© Henri Michaux
© Henri Michaux

Au Japon, Michaux découvrit une peinture comme brûlée, une peinture de cendre noire, la lumière grise suspendue dans l’air et le traversant. Une peinture recouverte par la mort, mort minérale ou végétale, un monde sans langage, sans personne. Avec la Chine, il aurait découvert la peinture désertique de l’eau et du vent, la vitesse et le temps propres du liquide : peinture pour un corps, un système nerveux aquatiques, où la poésie devient l’épine dorsale du monde. Dans cette peinture, Michaux voit sans doute quelque chose de comparable au cours d’un fleuve : pas d’objets installés, pas de possessions, pas de haut ni de bas, d’ordre égyptien ou grec de la nature et de la vie. Pas d’énoncés surtout, pas de langage. Un espace dépourvu de centre, un espace « entre », sans parties, sans extrémités. Un temps qui est devenir, tout y étant toujours intermédiaire. Michaux a dû voir dans la peinture chinoise la possibilité d’un art nomade, anonyme, frappé par l’exil, un art qui va, préoccupé par l’idée lancinante et obstinée d’un Autre, d’un Ailleurs. Dans la peinture chinoise, Michaux rencontra des êtres dans l’enfance de la vie – un certain vide de la vie, une force du vide : un vide vivant… L’espace devient mobile, le temps futur, et s’orienter consiste à fermer les paupières. Là, Michaux commence à créer ses constructions lacustres, ses liaisons marines, dans cette espèce de ténèbres. L’eau y purifie le silence. Et des plantes commencent à pousser, des organes, des espaces, des « choses » lointaines commencent à tenir ensemble…

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Pays, voyages, mouvements. S’il est question de cela dans l’œuvre de Michaux, c’est que l’esprit, le corps et le monde y sont inséparables de niveaux géographiques, topologiques, dynamiques. L’exploration de l’espace du dedans n’est pas une introspection mais un étrange voyage où communiquent le dedans et le dehors.

La surface et la profondeur s’opposent. La surface, le sol, c’est l’enfouissement, l’arrêt, emprisonnements immobiles qui sont fuis : détruire toute contiguïté avec le sol, s’en séparer, ne plus être statue mais courant d’air. Il faut rejoindre les mers. Le pluriel, ici, indique moins la pluralité des mers (l’exil n’est pas une longue croisière) que ce qu’est en elle-même chaque mer : multiple et discontinue. Il ne faut pas confondre, dans l’œuvre de H.M., la multiplicité-discontinuité avec le simple désordre. Au contraire, chaque mer étant dans toutes ses parties toujours mer, la discontinuité-multiplicité est celle d’un même, une variation au sein de l’immanence. Contre la surface (unité, immobilité) s’affirme la série infinie qui, en un mouvement au moins double, sans cesse se continue en se répétant et se divise en différents : « Chaque fois la continuité est donnée (est refusée) par la pure et excessive séquence de la discontinuité » (Blanchot). (Blanchot encore : « La pureté [de la mescaline] empêche l’agitation de finir en confusion, et de même qu’elle exclut le vague désordre, elle ruine la calme composition de l’ordre »).

La mer est aussi surface, traversée par le bateau, avec au bout l’horizon ou la côte, et sur les cartes son quadrillage. Cependant, le mouvement de la surface vers les mers est vertical : pour rejoindre les mers, il faut plonger. Ce qui s’oppose au sol est la profondeur sous-marine : « le milieu marin, qui est sous-marin » (et toujours dans Ecuador, pour le trio mer-profondeur-multiplicité et l’opposition surface/profondeur : « Dire que peut-être vingt-cinq millions de poissons nous ont vu passer (…). Et nous, on n’a rien vu, pas un, pas ça (…). On aura parcouru quatre mille milles et on n’aura rien vu. Un peu de houle, des embruns, quelques vagues qui déferlent, des paquets d’eau à l’avant, une tempête même et quelques poissons volants ; en un mot : rien ! rien ! »). Ce que l’on peut, si l’on veut, appeler l’expérience intérieure de Michaux, est moins psychologique que topologique, et cette exploration n’est pas celle d’un moi (même profond) mais est la fuite de l’unité-stabilité pour l’immersion dans la pluralité infinie, mouvante et dispersante : déplacements, métamorphoses.

Pour rejoindre les mers, il est nécessaire de plonger et devenir soi-même un être sous-marin, de façon absolue, comme l’est la fuite de la surface. Tout lien avec la surface est tranché et tout fusionne avec le sous-marin, à l’intérieur d’un seul et même devenir. Paradoxalement, le devenir, la métamorphose, sont associés au passage par une certaine mort : le rejet de la surface implique la mort de l’identité de la personne, donnée dans la contiguïté avec la surface. La plongée n’est pas un suicide mais le passage de la personnalité à la non-identité, une sorte d’anonymat, « vidé de l’abcès d’être quelqu’un ». Michaux n’est pas du tout pessimiste car l’éparpillement de soi dans le devenir sous-marin n’est pas fusion avec la mort. Il s’agit de détruire l’identité du moi donnée par l’unité et l’immobilité (identité unie, unique, immobile), pour fuir avec celle, plurielle, d’un banc de poissons. L’anonyme est précisément le multiple, les pluralités-discontinuités qui empêchent la fixation de l’identité et ont pour corrélat un cosmopolitisme interne, la présence, l’agitation en soi d’autres que soi, du dehors dans le dedans. Que l’on pense au titre Lointain intérieur : « Je suis habité ; je parle à qui-je-fus et qui-je-fus me parlent. Parfois, j’éprouve une gêne comme si j’étais étranger (…). On n’est pas seul dans sa peau ».

On trouve dans les œuvres de Michaux plus que des échos du « Je est un autre » qui, pour lui comme pour Rimbaud, se double d’un « Je est ailleurs » – affirmations de l’exil. Je suis des foules, je suis dans d’autres pays lointains ou, mieux, je suis d’une race lointaine, je deviens une race lointaine que, donc, je ne suis jamais. Je deviens ailleurs une autre vie ? Tous les voyages de H.M., y compris les immobiles, sont des déplacements, des traversées, des changements de lieux et de milieux nourriciers, c’est-à-dire vitaux, des métamorphoses en d’autres vivants à l’intérieur d’autres milieux vivants. Il est manifeste que la destruction du moi est la possibilité d’une autre vie, d’une vitalité plus intense. De même il est clair que le dedans – « le dehors est en lui » – n’est pas l’intimité personnelle, mais se confond avec un dehors plus fort que toute identité et personnalité, un dehors qui est pourtant aussi un dedans qui nous arrache à nous-mêmes.

En quoi Michaux est-il un écrivain expérimental ? C’est que l’exploration excède le simple point de vue et la perspective, elle rend nécessaire de devenir soi-même sous-marin. Ou plutôt, le point de vue est toujours lié à un devenir, une métamorphose : par exemple, devenir poisson, se métamorphoser en fou pour éprouver la folie : « sont également incomplètes les toiles des araignées à qui on a pu faire prendre de l’urine de schizophrène. Ne serait-ce pas aux psychiatres, plutôt qu’aux araignées, de faire l’expérience ? ». Dans l’expérience mescalinienne, les points de vue se multiplient avec les expérimentations et transformations, la santé évalue la sensation et l’imagination dues à la prise de drogue, mais l’état mescalinien permet aussi de les évaluer, et tout s’accélère, se redistribue, s’intensifie et culmine dans le brassage causé par la surdose. Les drogues ont été pour Michaux des possibilités de voyages, c’est-à-dire de devenirs, de même que le rêve, la maladie, les accidents du corps, la méditation chinoise et indienne, la peinture, la musique, et le parcours des continents (la Chine en particulier). Tout a permis de multiples dédoublements et nomadismes, ni neutres ni forcément confortables et acceptés, exigeant un devenir de la vie par immersion dans un milieu dont on devient un vivant inséparable. Et, bien sûr, l’écriture est liée à la métamorphose, au devenir et à la vie.

La topologie de Michaux est une typologie géographique et dynamique. Si les lieux diffèrent et s’opposent quant à leur nature, celle-ci est toujours relative au mouvement. Plonger, fuir, sont conditionnés spatialement. La métamorphose a un lieu et la plongée-fuite est aussi passage (mouvement et lieu) vers le mouvement infini de la trajectoire-dispersion. Ici, les lieux sont déterminés en fonction du mouvement et de son intensité, la topologie renvoie à des intensités dynamiques et les différences géographiques à des niveaux d’intensité. Le cas le plus simple est celui où l’espace est ressenti par le corps, lorsque le changement d’espace et le mouvement produisent des sensations différentes et des différences dans la sensation. Ecuador, par exemple, présente un ensemble de sensations et états du corps provoqués par les variations climatiques ou d’altitude, la traversée de la jungle ou la longue descente d’un fleuve, tout cela s’accompagnant à chaque fois de modifications de la sensation et du corps organique sentant (le cœur, la jambe gonflée, etc.). Si le premier cas est celui de l’intensité de la sensation vécue par un corps sentant, celui où l’intensité de la sensation est rendue possible par la conjonction de la géographie, du mouvement et du corps, il apparaît en même temps une première figure qui rapporte le corps à l’espace : il est très fréquent chez Michaux qu’un espace agisse sur l’organisme et fasse naître une sensation (douleur, fatigue, engourdissement, etc.), le corps sentant étant par là relié à la géographie et à la topologie. Plus largement est souligné un type de rapport entre l’unité organique et la multiplicité topologique, qui perturbe et défait cette unité, ainsi qu’entre le dedans et le dehors : le dedans et le dehors communiquent dans la sensation et différents organes sont tour à tour les sujets d’une action extérieure, ce qui réagit sur l’organisme et le défait. Mais on trouve parfois, chez Michaux, l’inverse de cette forme schizophrénique de passion, puisqu’il arrive aussi, au contraire, que dans cette interrelation du dedans et du dehors l’unité du corps (organisme) ne se fissure pas, qu’elle soit plutôt la condition même de la sensation puisque c’est alors en tant qu’organisme que le corps est senti, l’extérieur ne pouvant agir sur le corps que filtré par les organes. Dans ce cas, la sensation possible est limitée par la simplification opérée par les organes sur l’extérieur et par l’unité organique (cas de figure négatif entièrement détruit, par exemple, lors des expériences avec la mescaline). Se prolonge l’unité et l’unicité du corps qui ne peut recevoir le dehors qu’en lui imposant sa cohérence, celle de la surface en général – raison, jugement, limitations – dont l’organisme est un élément et une condition. A l’opposé de ceci, l’espace est en lui-même intensif, développant des intensités qui n’ont pas besoin de l’organisme pour exister mais qui, au contraire, l’emportent dans un devenir non organique. L’espace se dilate, se contracte, se dédouble, s’inverse, se multiplie, devient fluide ou opaque, s’ouvre et se ferme en même temps, pullule ou devient un désert aquatique et se transforme en mille fragments rapides ou lents, parfois tout cela en même temps.

L’œuvre de Michaux affirme des intensités qui ne sont pas immédiatement des sensations mais des forces de l’espace, « des centaines de lignes de force ». Entré dans un tel espace, comme par accident, le corps ne demeure pas intact et le voyage sera le parcours de toutes les géographies intensives, produites par les intensités spatiales, qui défont l’organisme en le fluidifiant, le projetant, le fragmentant, le contractant, etc. : « J’étais dans la plus grande ubiquité ». Pris dans ces forces infinies, le corps a encore des sensations – il est sensations, c’est-à-dire il devient – mais celles-ci sont avant tout spatiales, ubiquité ou enfermement : « Je coulai ». Comme l’écrit Deleuze à propos de la peinture de Bacon ou des romans de Burroughs : « la sensation n’est pas qualitative et qualifiée, elle n’a qu’une réalité intensive qui ne détermine plus en elle des données représentatives, mais des variations allotropiques ». La sensation ici est une expérience extrême de l’espace, et si elle met quand même en jeu des organes, ceux-ci n’appartiennent plus à l’unité d’un organisme. Celui-ci est passé dans un corps pluriel, discontinu, hystérique, un corps où les organes se multiplient, s’échangent, prolifèrent, deviennent autre, où un organe s’étend dans tout le corps, etc. La peinture souhaitée par Michaux impose un tel régime du corps. Elle est aussi l’accès par excellence à ces intensités supérieures qui déclouent l’organisme et la pensée inertes au profit de forces nouvelles. On circule dans cet « en-dedans en-dehors » où le corps et tout l’être ne se rapportent pas seulement à un « extérieur » mais sont dedans-dehors, comme une goutte d’eau dans la pluie, du vent dans l’atmosphère, ou un vent dans le vent, une pluie dans la pluie. Je suis dans la plus grande ubiquité, je suis dans les mers, mais encore mon être, ma pensée, mon corps (multiples) ne sont possibles que par et dans l’espace multiple qui m’aspire, que je suis et vois, dont je ne suis pas séparable. L’opposition surface/profondeur n’est pas métrique mais intensive, et la profondeur sous-marine peut être rejointe aussi bien par les voyages en Asie ou Équateur que par l’homme assis. On peut plonger dans une traversée horizontale ou immobile dans son fauteuil, tout est question de devenirs à travers des champs intensifs. Et Michaux fait son plus grand voyage, sans doute, installé dans son salon sans s’agiter : au-delà de la folie, le lumineux sillon de Misérable miracle. On peut découvrir sa vérité en regardant une tapisserie, mais ce n’est pas soi que l’on trouve alors, c’est la géographie intensive du dehors. Devenir sous-marin est devenir mouvement infini, acquérir une identité-mouvement, franchir des seuils d’intensité pour devenir un être autrement intensif – une vie…

Le mouvement, chez Michaux, est plus complexe. Si la surface est arrêt où le mouvement meurt, la fuite et la plongée sont des aspects d’un même mouvement, et le sous-marin n’est une trajectoire infinie qu’en se fragmentant en une infinité de différents. Le mouvement intensif – le devenir – ne saurait être simple (une ligne entre A et B) mais prolifère toujours. Ce que Michaux explore, ce sont les mouvements intensifs, qui sont toujours multiplicité et ne se réduisent pas à un schéma géométrique, c’est-à-dire au principe d’identité. La typologie des lieux se double d’une typologie des mouvements, simples ou multiples. Il y aurait sans doute du mouvement à la surface – il y en a même trop, ce ne sont que des trajets, des déplacements – mais un mouvement d’un type spécifique, simple et non intensif, ou du moins d’une intensité limitée (par l’organisme, la raison, etc.) et invariante. Si l’identité n’est pas multiplicité, elle n’est surtout pas intensité et mouvement infinis (devenir). Michaux lui-même se livre parfois à un genre d’exotisme tranquille, lorsqu’il balade son cœur malade et sa mauvaise humeur en Équateur. Par contre, il s’en libère dans la peinture, avec la mescaline, lorsqu’il passe dans le dehors – que le dehors passe en lui –, pouvant alors affirmer la plus grande ubiquité de son être contre sa tendance à une sphéricité emprisonnante.

La surface, c’est l’immobilité, l’unité et la continuité, l’identité. C’est aussi le support de liaisons, de « combinaisons et enchaînements de fil en aiguille », l’on y répète des rapports continus et fixes. Le lien social limite en reliant. La pudeur, par exemple, qui fait s’esclaffer le Clown, limite le rapport aux autres et à soi. Le lien limitatif avec les autres est en même temps une chaîne pour ses propres variations possibles, par implication réciproque dans un seul et même acte de ligature. La personnalité (moi) n’est pas personnelle mais collective, sociale. La liaison sociale comprend, dans sa logique lien-chaîne, la détermination et l’identification de la personne, le contenu et la valeur de celle-ci (uniques, continus, immobiles) étant posés, en même temps, par le groupe et la personne elle-même. L’individu-sujet n’existe pas en soi, l’identité de la personne est impersonnelle et n’est produite qu’à l’intérieur d’une série qui demeure fixe, limitée, homogène, dont les éléments sont simples et exclus de la métamorphose : « On veut trop être quelqu’un » (« Être quelqu’un » connote à la fois le sujet et la position sociale qui sont interdépendants). Il y a bien dans la série de surface une volonté non personnelle d’individuation, de personnalisation, que chaque membre, à son tour, veut et répète pour les autres et lui-même, mais surtout il importe que ce soit fixe, inerte volonté de limitation de soi (qui n’est que cette limitation) et des autres, emprisonnement ou « sphérisation » généralisée où il s’agit bien de subjectivation.

La rationalisation, la logique, vivent aussi à la surface. Assemblage des éléments selon des lois de liaison déterminées. La succession des éléments, leur combinaison, leur disposition selon certains rapports seraient le fait de la raison, non seulement dans le mécanisme mais surtout en tant qu’elle en serait la productrice. Pourtant, lorsque le Clown parle d’ « idée-ambition », il marque bien le rapport de la raison au social, ce que Michaux confirme, de manière nietzschéenne : « Gardons-nous de suivre la pensée d’un auteur (fût-il du type Aristote), regardons plutôt ce qu’il a derrière la tête, où il veut en venir, l’empreinte que son désir de domination et d’influence, quoique bien caché, essaie de nous imposer ». La raison est une dimension du social, déterminant à la fois sa logique et son pouvoir puisqu’elle est un des moyens par lesquels le social intègre et contrôle. Ainsi, l’immobilité est présente dans le social, dans l’individu-sujet, dans la raison, et les constitue, les rend possibles. Ce ne sont que des limitations : la surface est social-rationnelle, contre le devenir. (Ce qui ne veut pas dire que la forme de rationalisation est simplement déterminée par la société ni que les « ouvrages de l’esprit » modèlent la société. Il faudrait également considérer que la surface, en limitant les variations possibles, est productrice de névroses et psychoses : « Dans une double, triple, quintuple vie, on serait plus à l’aise, moins rongé et paralysé de subconscient hostile au conscient (hostilité des autres ‘moi’ spoliés ». La surface est donc, indissociablement, sociale, rationnelle, pathogène, la raison – la société – étant moins l’inverse de la pathologie mentale que son envers).

Les mers, c’est la pluralité, la discontinuité, la non-identité, l’anonymat, le mouvement généralisé. Évidemment, cela est hostile à la surface : plonger est s’opposer à la surface, devenir sous-marin se fait dans la perte de l’individualité. Ne plus être désigné ni distingué, être anonyme, impersonnel. C’est aussi, paradoxalement, ne pas être identique – impersonnel et non-identique. Être anonyme, c’est être différent de l’identité donnée par et dans le lien social-rationnel, donc être différent de soi. Cela ne consiste pas, chez Michaux, à revendiquer le retour à une personnalité présociale ou pré-rationnelle, ou en dehors du social-rationnel, c’est plutôt affirmer, contre la prétendue personnalité de surface, l’anonymat et la métamorphose, la variation infinie. On se trompe en pensant que l’anonyme est gris et sans âme, une espèce de neutralité immobile, et que le lieu de l’anonymat, le rien, le vide, est un néant. Michaux est plus chinois et moins occidental, le rien étant « un élément dynamique et agissant (…), il constitue le lieu par excellence où s’opèrent les transformations » (François Cheng). Le rien est le passage (lieu et mouvement) de toutes les connexions et métamorphoses, de tous les devenirs possibles, l’anonyme est l’arpenteur du vide où il est et devient autre de manière mortelle et vivante, loin des oppositions morbides de la métaphysique occidentale. Avec qui Michaux a-t-il pu échanger son âme ? Pessoa sans doute, et Rimbaud aussi, sûrement. Ou Artaud. Rimbaud a su donner la formule de la mise en abîme de l’être : si « Je est un autre », cet autre est aussi un autre, et tous les autres possibles sont autres, à l’infini : « toute chose est autre chose ». Pas d’altérité interindividuelle ou de différence simplement duelle car ce que l’on rencontre est toujours une foule, une multiplicité que je suis et deviens. Nulle volonté d’insularité mais un désir de trouver et de se métamorphoser en d’autres foules : « Je n’ai pas de nom / mon nom est de gaspiller les noms », ou encore : « Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive souvent, un livre que n’a pas fait l’auteur, quoiqu’un monde y ait participé ». On n’est jamais seul et on ne parle jamais en son nom, mais bien à l’intérieur d’un groupe qui est un monde, monde pluriel ou pluralité de mondes. Toujours je suis une foule qui parle. Qui chante aussi, et qui grogne, siffle et souffle, aboie et germe, se fend, pleut… Car l’Homme est aussi autre chose qu’humain, l’animal autre chose qu’animal, et la fleur est aussi nuage, pas forcément des hommes ou des femmes dans la multiplicité, alors pourquoi pas devenir un animal qui n’est pas un animal, ou plante minérale ?

L’alternative n’est pas entre une vraie identité, personnelle, essentielle, psychologique ou métaphysique, et une fausse, mais entre le lien social-rationnel qui produit l’identité et la fuite dans laquelle est traversé l’anonymat du devenir. Michaux est cette série de mouvements, déplacements à travers des champs intensifs, métamorphoses signées H.M. : chinois fou, Plume indien dans le pays lointain des Meidosems, Michaux aura été la série infinie de ses doubles démultipliés.

Et le Je ? Individualité, unité, identité, permanence. Le Je est social-rationnel, il n’est pas autonome mais social, l’autonomie du sujet n’existe pas plus à la surface que dans les profondeurs, et ce n’est à la surface que la répétition d’un ensemble de connexions fixes qui produisent le Je, pendant que celui-ci affirme l’unité du On. Le cogito : nous pensons donc nous sommes, je pense donc nous pensons, je pense donc on me pense. Ainsi se formule le sujet pensant de la surface qui existe seulement en fantôme dans le réseau social-rationnel (et pathogène). C’est à la fois ce fantôme et sa réalité de surface qui sont détruits dans la plongée. Non pas recherche du vrai Je mais rejet de sa fausseté. (Si pour plonger il faut se déconnecter de la surface, le déconnecté, la plaque sensible des métamorphoses, est surdéterminé et individualisé en tant que tel par la surface : il est ridicule, grotesque, un déchet – cf. « Clown » –, car pour le réseau social-rationnel il n’y a pas de non-Je possible, seulement un sujet à la limite, reconnecté en tant que tel.).

Pour un temps en équilibre entre le fluide et le presque cristallisé, être des foules, des hordes, des strates, des champs. Fuir un groupe pour un autre, passage du On au On, mais ce n’est pas du tout le même. Si l’œuvre de Michaux peut être dite politique, ce n’est pas par adhésion au marxisme ou, pourquoi pas, au libéralisme, mais par l’exploration, l’affirmation et l’épreuve de la métamorphose, du devenir. On peut lire chez Michaux une forme de critique sociale, où la sphéricité produite et constitutive – limitation, enfermement – est détestée, rejetée. En contrepoint, le nomadisme, la non appartenance, la variation, sont des processus de libération qui donnent accès à une autre positivité : « L’horreur était surtout en ce que je n’étais qu’une ligne. Dans la vie normale, on est une sphère, une sphère qui découvre des panoramas (…), telle est la vie de l’homme, même le plus pauvre, la vie de l’homme au mental sain ». La ligne infinie contre la sphère, schéma d’une fuite, d’un devenir révolutionnaire…

Le discours le plus explicite, peut-être, concerne les pouvoirs de la peinture et du langage : « Né, élevé, instruit dans un milieu et une culture uniquement du ‘verbal’ / je peins pour me déconditionner ». La langue, du côté de la logique lien-chaîne – la langue est à la surface –, et la rendant possible, règle l’appartenance à la sphère de l’unifié inerte : « Immense préfabriqué qu’on se passe de génération en génération, la langue, pour condamner à suivre, à être fidèle, qui pousse à montrer un important standing ». Il s’agit bien d’un instrument de rattachement à un groupe et producteur du groupe, d’un système de contrôle, d’enfermement et de régulation, avec lequel la portée sociale est immédiate, par exemple par filtrage et détermination des significations possibles ou des intensités possibles. Pas de mouvement, pas de variation, et si un homme dit qu’il est autre chose qu’un homme, il finit chez les fous. Contrairement à cela, la peinture, une certaine peinture, fait passer dans la turbulence, comme une transition de phase. Il faudrait citer tous les textes fulgurants que Michaux consacre à la peinture, où, lorsque des visages apparaissent, ce sont des visages hors-la-loi, criminels et asilaires, où constamment sont affirmés le mouvement et l’intensité, le geste contre le contour, la vitalité possible, la multiplicité, le devenir et la métamorphose. Pour Michaux, une telle peinture est aussi politique, sociale, moyen de résistance et mode d’existence possible hors des goulots d’étranglement. Ce qui a pour nom Henri Michaux est le non-lieu où la surface ne fonctionne pas. C’est sa vie qui est révolutionnaire – seule la vie est révolutionnaire –, faite de passages et intensités dynamiques, qui défait les liaisons socio-rationnelles pour installer le sous-marin, qui est puissance de vie et de pensée par connexions plurielles, mouvantes, discontinues, infinies, toute une logique sous-marine…

Il n’est pas étonnant que Lovecraft, l’amoureux des machines à voyager, soit souvent si proche de Michaux. Étrangement, la fuite de la Terre et du simplement terrestre ou humain pour l’inconnu pluriel et cosmique, est aussi, chez Lovecraft, désignée par le terme de « plongée » : « La progression (…) à travers cette masse de maçonnerie cyclopéenne ressemblait à une vertigineuse plongée à travers l’infini des gouffres interstellaires. Il fut pénétré par l’immense douceur de ces vagues divines et triomphantes venues d’une énorme distance. Il perçut le bruissement des grandes ailes et crut entendre un bruit semblable au murmure et au balbutiement d’êtres étrangers à la Terre et au système solaire. Jetant un coup d’œil en arrière, il vit que se dressaient non pas une seule porte, mais une infinité de portes, et devant certaines d’entre elles, hurlaient des Formes (…). Par-delà l’Ultime Porte, il comprenait à présent, dans un éclair de frayeur destructrice, qu’il n’était pas une seule personne mais une foule de personnes (…). Il était au même instant présent en de multiples lieux (…). Ailleurs, dans un chaos de mondes dont la multiplicité monstrueuse et sans fin le jeta au bord de la folie, s’agitait une foule confuse et innombrable d’êtres qui, il le savait, étaient tout autant lui-même que ce soi dans lequel il était maintenant présent (…). Des Carter, il en voyait à travers tous les siècles connus ou présumés de l’histoire de la Terre, et à des âges plus reculés de l’entité terrestre dépassant toute connaissance, toute intuition et toute vraisemblance ; des Carter, de forme à la fois humaine et non humaine, vertébrée et invertébrée, animale et végétale (…), n’ayant rien de commun avec la vie terrestre mais se mouvant contre toutes les règles de la raison, sur des arrière-plans de planètes, de galaxies et de systèmes appartenant à d’autres continuums cosmiques » (Se retrouvent ici plusieurs mouvements présents chez Michaux : le voyage, la fuite, la multiplicité, le dédoublement en abîme, l’ubiquité, la traversée des règnes, etc. Il ne faut pas s’étonner que la plongée soit présentée comme une ascension, c’est-à-dire que les inverses soient compatibles. Il n’est de haut et de bas que pour une délimitation spatiale privilégiant le point de vue d’un sujet. Par contre, à l’intérieur d’une topologie cosmique (ou sous-marine), l’infinité supprime toute limitation. De plus, la plongée étant compréhensible en termes de dynamique et d’intensité, elle peut se réaliser vers le « bas » ou vers le « haut », ou les deux en même temps : « que la tentation ne me vienne plus de m’arrêter / de me fixer / de me situer (…) / mon âme déchargée de la charge de moi / suit dans un infini qui l’anime et ne se précise pas / la pente vers le haut »).

Que devient le déconnecté, l’être sous-marin ? Est-il forcément fou, sans pensée, aphasique ? C’est autre chose, qui lui vient de la série. (Chaque « zone » est constituée d’une pluralité d’éléments, mais, pour chaque géographie, la loi d’organisation (les rapports possibles) n’est pas la même. A la surface, la pluralité des éléments répète un ensemble de rapports fixes qui les constituent, préservant ainsi l’unité, l’unicité et l’immobilité de l’ensemble sériel. La subjectivité est produite par ce processus. Les profondeurs, au contraire, ne fonctionnent pas selon des lois limitées de rapports possibles, mais toutes les possibilités circulent (connexions infinies du devenir) car la loi d’organisation est la multiplicité (infinie) elle-même. Si le sous-marin (ou le cosmique) est le « lieu » de toutes les connexions et métamorphoses possibles, c’est parce que, en tant que série, la multiplicité produit les rapports entre éléments : la prolifération opposée à la limitation). Existe-t-il un Je sous-marin ? Plutôt une entité sans substance fixe, comme une âme païenne – mouvements, connexions infinies et multiples fragmentations, ruptures soudaines, emportée par la série et la sillonnant, sa parole fait entendre son bruit. (Philippe Jaccottet a souligné le rapport de l’écriture à la dynamique chez Michaux : « Plus qu’aucun autre, en effet, son style est un style d’ondes : il est fait de PASSAGES, de MOUVEMENTS (où l’on aura reconnu le titre de deux de ses livres). Alors que beaucoup d’autres écrivains bâtissent des maisons, des monuments de paroles, ou peignent des fresques, ou cristallisent des instants. Mais comment bâtir quand on vit sur un sol flasque, lacunaire, où les choses disparaissent par engloutissement (…) ? »). Son cogito serait un éclat de rire clownesque. Silence du rire et explosion du rire, avec un sourire à la Bacon…

Bien entendu, le schéma dualiste est trop simple. La plongée n’est pas uniquement la séparation d’avec la surface, elle serait en quelque sorte l’immersion de celle-ci dans l’océan. Et la fuite n’est pas tant un trajet vers l’ailleurs et l’autre que l’irruption de ceux-ci dans le réseau de surface. Il s’agit de changer le sens des connexions, non plus horizontales mais verticales en profondeur, pour que le liquide passe dans le solide. Que l’inhumain passe dans l’humain, que l’impensable passe dans la pensée, que le cosmos passe dans la Terre, l’infini dans le fini, le dehors dans le dedans… Et si l’exil, la fuite, sont exclusion du lieu, si l’exilé est exclu de ce centre qu’est la communauté de surface, hors lieu, toujours dans ce non-lieu périphérique et dynamique, la fuite n’est pourtant pas empêchement, elle est avant tout une attaque. La fuite est agression. Le mouvement de fuite différencie et fait de l’exilé le différent qui est en dehors de la communauté, mais ce mouvement n’est pas de type dialectique car il produit de la destruction. Il n’y a qu’à considérer la violence qui circule et se déchaine, jubilante, dans certains textes de Michaux, et lui-même se décrit parfois comme furieusement violent. Cette violence ne recouvre pas simplement la haine d’un individu mais elle est immanente à la fuite : celle-ci est violence, attaque, destruction du sol et du solide. De quoi s’agit-il, sinon de détruire le sol qui emprisonne – non seulement l’éloignement, mais que l’exil soit en même temps la destruction de ce qui est abandonné (Deleuze : « Partir, s’évader, c’est tracer une ligne (…). Fuir, ce n’est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif qu’une fuite (…). C’est aussi bien faire fuir, pas forcément les autres, mais faire fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau »).

Le débranchement-rebranchement est simultané, bien que sans présent, un seul et même devenir. La métamorphose ne commence jamais et on ne finit jamais de devenir, pas de pendant-avant-après car c’est déjà commencé ou encore à venir : « un nouveau personnage, qu’un accident, une émotion, un coup sur le crâne libérera à l’exclusion du précédent et, à l’étonnement général, souvent instantanément formé. Il était donc déjà tout constitué ». Le soir on est hydrophobe, le matin on se réveille poisson : il s’agit d’un pur passage, le commencement n’a pas lieu, pur événement. Cette image du devenir excluant l’identité est d’ailleurs, plus que le thème de la loi, ce qui peut rapprocher Michaux et Kafka (en plus de thèmes comme l’anonymat, la fuite, l’errance, l’espace, etc.) : Grégoire se réveille cafard et Joseph K., au réveil, se retrouve accusé. Et, de même, Plume : « Ensuite le froid le réveilla. Il était tout trempé de sang. Quelques morceaux de sa femme gisaient près de lui (…). – L’exécution aura lieu demain. Accusé, avez-vous quelque chose à ajouter ? – Excusez-moi, dit-il, je n’ai pas suivi l’affaire. Et il se rendormit ».

La fuite, la plongée, étant le jaillissement du dehors dans le dedans, produit un en-dehors en-dedans, comme l’écrit Michaux, c’est-à-dire un mouvement d’arrachement qui entraîne la surface dans un devenir autre. « Clown » chante le devenir. Bien qu’écrit au futur, ce n’est pas l’annonce ni le souhait d’une action à venir. Le processus y est décrit et connu dans ses détails et effets, et si il est décrit au futur c’est parce que l’événement ne s’épuise pas dans un présent. A la fois virtuel et actuel, le devenir, en tant qu’achevé, est toujours futur, c’est-à-dire ne s’achève jamais. C’est une des caractéristiques du devenir chez Michaux (et du devenir en lui-même) : hors de l’identité il embrasse les opposés, hors du temps il rend simultané ce qui dans la réalité est antithétique, hors du présent il est sans commencement ni fin. Ce qu’écrit Michaux est un processus sans fin de variation, répétition infinie du devenir et de son recommencement. C’est la fuite-plongée, le devenir sous-marin, jamais achevés et sans cesse recommencés. On n’en finit pas de fuir et de se métamorphoser, toujours le devenir et les dédoublements sans fin. Infinité et multiplicité. Cycle de l’actuel et du virtuel, ou plutôt comme la frontière indiscernable qui les sépare et, en même temps, les relie. C’est en cet actuel-virtuel qu’a lieu le « fantômisme » de Michaux, l’étranger infini.