La voie de Manu Larcenet (La Route)

La Route © Manu Larcenet - Dargaud

Même quand il (se) dessine en couleur(s) – Thérapie de groupe, Le Combat ordinaire, Le Retour à la terreManu Larcenet est attiré par la noirceur, le gris et les ombres. Il y a donc une évidente logique dans son envie (son besoin ?) d’adapter La Route, chef d’œuvre de Cormac McCarthy. Le roman post-apocalyptique culte, couronné par le prix Pulitzer, adapté au cinéma se voit donc transposé en bande dessinée, par la grâce d’un Larcenet qui a dû prendre sur ses nuits pour restituer si brillamment le vertige et le désespoir de vivre des temps finis, la perte et l’absence.

L’homme et l’enfant. Un père et son fils. Jamais nommés, toujours ensemble. Se protégeant, s’aidant, sans que l’on sache vraiment qui du jeune garçon ou de l’adulte soutient l’autre. Avancer sans cesse, pour ne pas mourir, survivre ou tenter de… Dans un monde ravagé où la pluie charrie poussières, cendres, mort, les deux voyageurs avancent dans l’espoir d’espérer. Ils cherchent un océan qui serait d’une autre couleur que le gris des rivières qu’ils franchissent et la nuit permanente dans laquelle sont plongées les villes qu’ils traversent.

La Route © Manu Larcenet – Dargaud

Dans un après qui semble avoir été définitivement vidé du vivant (animaux, insectes, plantes se font rares), le pourquoi, le comment ne sont plus qu’une supposition ou un lointain souvenir. De ces choses qu’il vaudrait mieux oublier de crainte qu’elles ne hantent. L’important (pour McCarthy, pour Larcenet et de fait pour le lecteur) c’est le présent puisqu’il semble n’y avoir aucun futur possible. Le passé est le grand absent de l’histoire, comme le sont aussi la mère, les enfants, la nourriture, la vie d’avant, la vie tout court.

On oublie ce qu’on a besoin de se rappeler
et on se souvient de ce qu’il faut oublier

Pour illustrer les mots et les silences de McCarthy, Larcenet a assurément dû faire des choix : comment restituer les non-dits, comment dessiner l’inexpliqué, comment représenter l’oubli ? On connaît la palette très large de l’artiste. Larcenet a souvent prouvé qu’il savait être tour à tour minimaliste et foisonnant, occupant l’espace jusqu’au psychédélisme (relisez la trilogie Thérapie de groupe), avec la capacité incroyable de faire surgir de la violence par des explosions graphiques presque organiques (relisez Blast). Pour La Route, Manu Larcenet déclare en interview avoir « noirci et noirci des pages entières » avant d’enlever du noir et d’estomper son trait, pour laisser le gris resurgir. Parce que dans le monde dans lequel le père et son fils évoluent désormais, tout est gris, de la cendre qui sature l’espace jusqu’à l’horizon, jusqu’à l’océan.

© Manu Larcenet – Dargaud

C’est l’une des (nombreuses) forces de ce nouveau Manu Larcenet : rendre la puissance des mots de McCarthy quand il s’agit de décrire une situation ordinaire dans un temps extra-ordinaire par des images quasi muettes. Ciels mouchetés, nuits sans étoiles, jours saturés de nuances de gris. Clair, foncé, tirant vers l’ocre poussiéreux, avec des éclairs de rouge pour laisser apparaître la violence inévitable, tutoyant le sépia avant de s’effacer derrière le blanc de l’hiver perpétuel, le gris de Larcenet est nouveau et intense.

Le dessinateur a remisé le trait gras aux airs de fusain qu’il avait utilisé pour souligner l’abjection des monstres du Rapport de Brodeck. Il a créé des villes fantômes, plongées dans un crépuscule dont elles ne sortiront jamais ; il montre les paysages scrutés par le père à l’affût du moindre danger ; et même les rares moments de répit sont empreints d’une noirceur sourde. Parce que l’optimisme n’est pas de mise, que la figure du père appartiendra bientôt au passé (même s’il ne sera pas oublié), que le monde d’après de McCarthy lui a parlé, Manu Larcenet a composé bien plus qu’une adaptation, bien plus qu’une mise en image. Dans ce récit de la chute, cette histoire d’un éveil, ce roman de l’inéluctable, Larcenet a tracé sa route.

Manu Larcenet, La Route, d’après Cormac McCarthy, 160 p, Dargaud, mars 2024, 28 € 50 — Lire les premières planches
& Cormac McCarthy, La Route, traduit de l’américain par François Hirsch, Édition collector illustrée par Manu Larcenet, éditions Points, mars 2024, 288 p., 12 € 90