Perfect Days : « Il faut imaginer Sisyphe heureux »

On n’attendait plus grand-chose de Wim Wenders. Réalisateur de chef d’œuvres comme Paris Texas ou Les Ailes du désir, l’un des princes du cinéma des années 70-80, n’avait plus réalisé de fiction à la hauteur de son talent depuis Si Loin, si proche (et je suis gentil). Quelques documentaires nous rappelaient son talent, des films, entre le correct (Lisbonne Story) et le franchement mauvais (presque tous les autres) l’avaient renvoyé au musée Grévin des génies en mal d’inspiration, dépassé, comme les Rolling Stones, Lou Reed et les vestes en jean. Un ange déchu. Et puis ce miracle, le grand film que l’on n’attendait plus, Perfect Days, film aussi personnel que bouleversant, inventant le concept de misanthropie humaniste. Peut-être le film le plus poétique de l’œuvre du réalisateur des Ailes du désir.

Une petite pensée pour tous ceux qui vont vouloir conseiller le film à des proches : « c’est l’histoire d’un employé japonais qui nettoie les toilettes publiques à Tokyo. Il fait tous les jours la même chose et pendant une bonne partie du film, il ne se passe rien dans sa vie… »  Comme vous êtes des gens bien, vous savez que « l’histoire » n’a aucune importance. Sinon Foenkinos serait un grand écrivain et Pierre Michon non. En littérature, au cinéma ou dans les comédies musicales de Luc Plamondon, l’histoire est secondaire, ce qui compte c’est l’écriture, le regard (ce qui fait que la terre est ronde, que Foenkinos n’est pas un grand écrivain et Pierre Michon si.)

L’artiste, c’est celui qui en regardant ce que tout le monde regarde, voit quelque chose que personne d’autre ne voit. Ainsi filme Wim Wenders et son héros, Hirayama, employé silencieux et consciencieux. La première partie du film tient plus de l’abstraction que du documentaire : on voit le héros, répéter tous les matins les jours les mêmes gestes. Du réveil au coucher, son existence obéit à une mécanique parfaite et répétée : le lever, le café, le travail, le bain, manger (toujours la même chose), s’occuper de son bonsaï, lire, éteindre… Et la magie prend dès le départ. De cette routine, beaucoup de cinéastes auraient tiré le récit d’un homme qui passe à coté de sa vie. Ici, Wenders semble filmer une rédemption. Dans les lumières bleutés de l’aube tokyoïte, nous sommes embarqués dans un monde d’une grande quiétude, où le spectateur ne ressent pas l’ennui d’une vie monotone, mais la sérénité d’un homme heureux, retiré du monde mais au milieu des hommes, en parfaite harmonie avec son univers et la nature. Photographe amateur, Hirayama se donne tous les jours, à l’heure du déjeuner, rendez vous avec un arbre, pour photographier la lumière à travers les feuillages, mais aussi la ville. Dans son camion/monde il parcourt les rues encore vides de Tokyo s’éveillant, puis nettoie le matériel publique, en l’occurrence les toilettes, cultivant la discrétion, s’effaçant devant ses pareils pris d’une envie pressante.

Hirayama, c’est Koji Yakusho, prix d’interprétation, méritée, à Cannes, qui communiquait essentiellement par geste avec le cinéaste… Peut-être cela l’a-t-il aidé à trouver cette gestuelle, cette façon d’habiter physiquement le cadre. Ses mouvements, ses postures ressemblent à une chorégraphie, harmonieuse. Prendre soin de ses plantes, prendre une canette de café chaud (au passage n’essayez pas, c’est parfaitement immonde), répéter les gestes pour nettoyer des cuvettes (bon, on est au Japon, le lecteur parisien qui fréquente la gare du nord se doute qu’en France, c’eût été un tout autre film…)

À quoi est dû ce tour de force de scènes qui se répètent et nous plongent dans un monde d’équilibre, de bonheur simple ? Bien entendu, le talent visuel de Wenders éblouit. Loin des images d’Epinal d’un Tokyo (sic) agité, des quartiers surpeuplés de Shibuya ou Shinjuku. Wenders filme l’aube, le moment où les noctambules sont rentrés tandis que les salarymens ne sont pas encore sortis. Les premiers embouteillages certes, mais des embouteillages japonais : c’est-à-dire sans klaxon. Hirayama fait sa tournée, nettoyant les toilettes publiques avec le même soin qu’il apporte pour toutes choses. Pour l’occidental, c’est un choc : Wenders, passionné par le cinéma de Ozu (son héros reprend d’ailleurs le nom du héros du Goût du Saké, dernier film du maître), a toujours été fasciné par le Japon (voir ses documentaires « Tokyo Ga » et « Carnets de notes pour vêtements de villes »), l’incroyable civisme de ses habitants, dans une société de services, où la communauté prime souvent sur l’individu. De Ozu, Wenders retient la délicate poésie mais aussi une esthétique, une forme de minimalisme. On l’a dit, ce n’est pas la fureur de la mégapole qui intéresse le cinéaste allemand, on n’oubliera pas ces moments de grâce, où l’on découvre en quelques plans l’aube tokyoïte, tandis que l’on entend les superbes musiques qu’écoute Hiro : une camionnette roulant sous Perfect Days de Lou Reed, et nous sommes pris d’un ineffable sentiment de nostalgie, presque la même séquence, mais cette fois en écoutant Sleepy City des Rolling Stones et nous voilà euphorique… Tokyo, Wenders, le Rock : la magie.

Oserions-nous le dire ? Propreté, discrétion, pudeur : les toilettes sont un merveilleux laboratoire pour observer les Japonais. Elles rassemblent quelques-unes des qualités japonaises qui fascinent l’occidental (c’est-à-dire Wenders et le spectateur). Comment ne pas admirer une nation qui a inventé un bouton permettant de faire résonner une petite musique pour masquer les bruits de l’humain aux toilettes.

Perfect Days © Wim Wenders

« Il faut imaginer Sisyphe heureux » écrivait Albert Camus. Hirayama est Sisyphe : chaque jour les mêmes gestes, chaque jour les mêmes efforts, à peine le rocher au sommet, qu’il faut à nouveau nettoyer les toilettes d’où sortent des gens pressés. Le triomphe de ce Sisyphe est dans l’idée de faire de sa douleur un accomplissement, une œuvre d’art.

Comment faire de sa vie une œuvre d’art, surtout quand on a la tête dans la cuvette des toilettes ? Pour Wenders, la réponse est simple : l’artiste est celui qui se livre corps et âmes à son ouvrage. Perfect days est ainsi plus qu’une ode au travail bien fait et à la minutie confucéenne. Le héros fait de son existence une œuvre d’art par son investissement, ce qu’il met de lui dans chaque acte. En apparence ingrat, le travail de Hirayama devient art. Il ne le subit pas, à l’inverse de son jeune collègue (plus lucide peut-être, moins poète surtout) qui bâcle son travail et n’en perçoit pas la valeur. Le film montre pourtant comment ce jeune je-m’en-foutiste voit de la grandeur dans l’attitude des son impénétrable ainé. Hirayama est en effet un mystère et avant tout un silence. Pendant sa première partie, le film est presque muet sans que l’on ressente un manque tant le talent visuel de Wenders suffit à nous raconter ce personnage. Son existence faite de rites, de cérémonies, le héros est le témoin du monde qui l’entoure sans que celui-ci semble noter sa présence : sa fonction l’obligeant souvent à se faire discret, il est celui qui regarde, silencieux, et que l’on croise sans s’en apercevoir, tels les anges des Ailes du Désir. Personnage hors du monde, hors du temps aussi : il écoute de la musique rock, des années 70, sur des K7. Mais est-il vraiment si décalé que cela ? On sait que ces dernières années, la mode des K7 revient au Japon, le héros s’en aperçoit d’ailleurs, ces albums achetés quelques Yens valent pour certains une petite fortune : ironiquement, à force de rester dans son époque, on devient à la mode. Paradoxalement, cet homme dans l’ombre semble illuminer, bien malgré lui, les êtres qui l’approchent, jusqu’à un mourant, un inconnu qui retrouvera en sa compagnie une forme d’espoir.

L’écrivain José Saramago notait  » On dit que chaque personne est une île, ce n’est pas vrai, chaque personne est un silence, oui, chacune avec son silence, chacune avec le silence qu’elle est. » C’est exactement ce qu’est le héros Japonais de Wenders : un silence. Non pas une île, car, s’il est solitaire, il ne refuse pas le monde. Certes, c’est presque malgré lui qu’il accueille dans son camion-monde son collègue et la petite amie de ce dernier. Sa simple présence marquera pourtant le jeune couple, notamment la jeune fille, intriguée par cet homme puis obsédée par une chanson, Redondo beach de Patti Smith que Hirayama passe sur son autoradio. Peut-être cette chanson lui fait-elle sentir l’urgence de partir, de quitter sa vie pour vivre une deuxième existence, ce que, on l’apprendra plus tard, le héros aura fait des années auparavant. La jeune fille, son collègue ou sa nièce, beaucoup revivent en sa compagnie, alors même que lui reste stoïque et silencieux, humain mais mystérieux. Plus Wenders laisse entrevoir des bribes de ce qui fut son passé, plus le mystère s’épaissit.

Le cinéma de Wenders est traversé de héros paumés, quittant brutalement le fil de leur existence, pour prendre un chemin de traverse, errer à l’aventure et vivre une autre vie. Le personnage central de Perfect Days aurait pu être un homme à la recherche de la femme aimée, un homme fuyant son existence sur les routes ou un ange déchu, désireux de se frotter à la réalité humaine. Hirayama est ce personnage qui reprend le héros wendersien quelques années après sa fuite, sa marche, sa chute. On comprend que l’existence du préposé aux toilettes fut toute autre, mais Wenders ne s’attarde pas sur ce qu’il fuit ou sur ce que fut sa vie d’avant. Seule indice peut-être, ces musiques, d’une autre époque, comme si elles remontaient au moment où sa vie a bifurqué, dans un avant cette existence ascétique.

En apparence, aucune rencontre ne bouleverse véritablement sa propre existence, contre toutes les règles du scénario moderne, le film refuse les coups de théâtres, les « twists » plus ou moins prévisibles pour continuer sur son rythme de ballade rock. Les gens se rencontrent, communiquent, s’effleurent puis chacun repart sur sa route, construire sa petite œuvre.

Perfect days, au-delà de son aspect zen et apaisé, est une œuvre d’une grande audace, libre, notamment de ne pas emprunter les chemins balisés du genre. Le personnage reste un homme silencieux, que l’on devine bon. Le film continue à s’attarder sur d’infimes variations de lumières, de jeu. Sur les gestes inlassablement répétés d’un anti-héros à qui il n’arrive rien de grandiose mais qui rend grandiose les instants les plus banales d’une existence modeste mais accomplie… photographier la lumière, manger sur le pouce, finir un livre, prendre un bain…Trouver la beauté là où elle se trouve… dans les feuillages ou dans des toilettes propres et le travail bien fait. Film d’un autre temps sans être réac, et où règne encore une certaine bienveillance qui ne tourne jamais à la niaiserie.

Perfect days est une œuvre à montrer à l’ENA, dans les lycées, dans les CFA, partout où il doit être question de travail et de dignité, du respect des anonymes. Rock et politique, le dernier grand film de Wenders est une petite ballade qui chante la légende d’anonymes, de silhouettes du quotidien. Ces silhouettes qui forment, à Shibuya comme ailleurs, une véritable forêt humaine. Wenders filme la lumière dans la forêt, le Komorebi à travers cette forêt de « Vies minuscules », comme l’écrivait Pierre Michon, qui méritent toutes d’être filmées, qui méritent toutes Lou Reed, Patti Smith ou encore les Rolling Stones…

Just a lookin’ at the sleepy city
In the night it looks so pretty
No one sees the city lights
they just care about the warmth inside

No one listens to what people say
I just sit and hear the radio play
Just then this girl walked in my way
And she was as pretty as my sleepy city…

Perfect Days – Japon/Allemagne – Durée : 2h04 – Un film de Wim Wenders – Ecrit par Wim Wenders et Takayuki Takuma – Directeur de la photographie : Franz Lustig – Montage : Toni Froschhammer – Avec Koji Yakusho, Aoi Yamada, Arisa Nakano, Tokio Emoto – Yumi Asu