Caridad : un défi dérangeant, la rencontre théâtrale brutale de l’innocence et de la perversité

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Au commencement de son nouveau spectacle, Angelica Lidell lance un défi au public. Depuis une liminale parabole biblique, elle annonce que la capacité de pardonner doit être infinie, non comptable. Là où l’apôtre Pierre pensait être généreux en tentant de pardonner sept fois à celui qui lui aurait fait du mal, Jésus propose une démultiplication du possible et Angelica, plus ambitieuse encore, tente avec nous l’expérience du pardon absolu.

Depuis son travail de déconstruction du personnage de Lucrèce, parangon de vertu romaine suicidée après son viol et dénoncée par Angelica au nom de la toute-puissance du désir (You are my destiny), la performeuse espagnole s’est attachée à défendre des postures scandaleuses. Au nom de l’amour, de son intensité, des souffrances et de la beauté qu’il engendre, Angelica Lidell célèbre la vibration des pulsions portées à leur incandescence dans des rituels sublimes et horrifiques. (Liebestod et Terebrante).

Avec Caridad, elle franchit encore un cran. Débarrassé des velours et des ors de ses précédentes créations, le plateau nu, noir, austère et presque pauvre n’offre aucune ressource pour s’évader, sublimer, mettre en perspective l’horreur à laquelle il va impitoyablement nous confronter, en un crescendo implacable, un hymne célébrant la supériorité de l’irrationnel (art, amour, tragédie, crime) sur les normes rationnelles posées par nos juridictions castratrices. Angelica Lidell reprend la thèse déjà exploitée dans ses dernières créations en l’appliquant au champ du droit, de la punition, à travers quelques cas de pédophilie et d‘infanticides particulièrement choquants.

S’égrènent neuf tableaux éprouvants annoncés d’emblée comme une variation autour de la peine de mort, sur fond de guillotine rouge et de clavecin, les deux machines ayant été inventées, nous apprend-on, par le même homme. En fond de plateau, le rapprochement est beau « comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ». L’ombre de Maldoror, et celles d’autres héros du mal, plane.

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Pour éprouver les limites de notre compassion, le plateau nous confronte à de multiples figures de la monstruosité. Des scènes étranges s’y succèdent, dont l’hermétisme énigmatique est une manière de violenter le public, tendu dans la confrontation avec ce qui échappe à toute logique. Des escrimeurs handicapés s’affrontent sur des fauteuils métalliques, initiant une étrange farandole de monstres hybrides, mi humains mi machines : femmes de ménage derrière leur énorme cireuse, jambières de fer de la performeuse, improbable trayeuse à vaches, sans oublier le couperet fatal ni le tintement métallique des cordes du clavecin. D’autres créatures blessées, tordues, handicapées peuplent cette cour des miracles de leur présence grotesque. Il s’agit sans doute de nous montrer ce que l’humanité a de moins séduisant, de repousser les limites de l’acceptable, pour éprouver notre aptitude à une vraie charité, dépourvue d’une bienséance de convention. Il faudra accepter le politiquement incorrect, l’idéologiquement suspect, l’esthétiquement abject.

Alanguie sur la guillotine, en position quasi gynécologique, la dame de fer rencontre son homonyme dans une reprise de la fameuse scène initiale du Mépris. Remplaçant les rondeurs de Bardot par ses piques hérissées, Angelica orchestre une répugnant blason, énumérant les parties de son corps tout en flirtant avec l’encoche destinée à caler la tête. Le bal des têtes coupées, celles des derniers condamnés à mort ici précisément nommés, avec tendresse et « caridad », s’ouvre alors. Il a pour accompagnement le chant des égorgés : trois hommes trachéotomisés se lancent dans une litanie rauque, faisant littéralement entendre la voix cassée de ceux qui ont eu la gorge tranchée.

Le pire arrive ensuite avec l’irruption inattendue d’enfants sur le plateau, souriants et évidemment ignorants de ce qu’ils vont représenter pour un public au bord de la nausée, et qui commence à quitter la salle. L’incarnation est un des paris fous de cette représentation qui consomme un grand nombre de figurants. Les enfants, ravissants dans leur costume d’innocence, figurent fugitivement et successivement trois meurtriers condamnés à morts et leurs petites victimes. À qui va notre compassion ? À quelle fragilité nous rallions-nous ? la question est lancinante, insoluble car elle émeut d’abord, éprouve notre rapport aux condamnés, violente en ce qu’elle remue en nous notre incohérence. À quelle souffrance accordons-nous notre compassion ? Qui est la première victime de la violence ?

La rencontre des petites filles en robes blanches et de leurs assassins vieillis pour un bal contre nature est sidérante : l’image charmante devient insupportable, chargée par ce que notre imaginaire y projette d‘insoutenable. C’est là qu’est la vraie violence du spectacle, bien plus que dans les contorsions d’Angelica, simples préludes à cette horreur anodine. On pense par exemple à « five easy pieces », spectacle dans lequel Milo Rau faisait jouer tous les protagonistes de l’affaire Dutroux par des enfants et dérangeait le spectateur, à la fois ému et scandalisé. C’est sur cette même tension que joue toute la fin, très violente de Caridad. Point d’orgue du spectacle, le texte sadien de George Bataille faisant parler Gilles de Rais bouleverse, par sa désarmante frontalité. Un acteur angélique nous l’adresse avec une crudité qui revitalise les mots pourtant déjà anciens de ce texte sanctuarisé par la littérature et dont la violence explose et sidère.

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Le public sort un peu groggy de ce spectacle et ne sait, littéralement, plus très bien où donner de la tête tandis que des moutons se mêlent aux acteurs pour un salut qui accentue le côté à la fois hétéroclite et laid du plateau, dénoncé par les lumières crues et les costumes fatigués, à sa nudité de carton-pâte. Les applaudissements sont timides, et les regards un peu éberlués des spectateurs témoignent du désarroi dans lequel les a plongés ce spectacle. Et c’est sans doute une des forces de ce nouvel opus de la geste d’Angelica : il utilise les ressources les plus simples du théâtre, dans un protocole qui exhibe le bricolage et l’amateurisme des nombreux participants, pour nous confronter brutalement à nos limites, à nos incohérences sur les questions essentielles de la mort, de la souffrance, de la légitimité de nos choix… Ce spectacle sans concession fait éprouver la force du théâtre, de la figuration, de la parole pure qui nous bouleversent encore et toujours.

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Caridad, spectacle en français et espagnol (surtitré en français)
Texte, scénographie, costumes et mise en scène Angélica Liddell
Avec David Abad, Yuri Ananiev, Federico Benvenuto, Nicolas Chevallier, Guillaume Costanza, Angélica Liddell, Borja López et Sindo Puche
Chanteurs Guy Vandaele, Frank Meeus et Andrew Pett
Escrimeurs paralympiques Alex Prior (champion d’Espagne de sabre) et Ayem Oskoz
Lumière La Cía de la Luz (Pablo R. Seoane)
Création sonore Antonio Navarro
Conception scénographie Readest Montajes, S.L.
Accessoires Francisco García-Calvo Rodríguez
Directeur de production Gumersindo Puche
Traduction en français Christilla Vasserot

Coproduction Iaquinandi S.L.Emilia Romagna Teatro ERT / Teatro Nazionale ; Festival Temporada Alta Girona ; Centre Dramatique National Orleans / Centre- Val de Loire. Avec le soutien de Teatros del Canal Madrid.