Le monde entier est un théâtre, et tous les femmes et les hommes seulement des acteurs, et un homme dans sa vie joue différents rôles…
William Shakespeare, Comme il vous plaira
Marco Bellocchio est l’un des grands maîtres du cinéma mondial. Là où d’autres peuvent se reposer sur un système, souvent avec succès (voir le dernier Ken Loach, énième variation, brillante, du genre qui a fait sa réputation), Bellocchio reste insaisissable. Au lieu de nous éclairer sur sa cinématographie, chaque film est l’occasion de nous surprendre et de nous mettre en face de la grande complexité d’une œuvre singulière et d’une rare diversité.
Si Le Traître comptera incontestablement parmi les nombreux sommets de la très riche filmographie du maître, l’œuvre tranche, en apparence, avec le style kafkaïen et onirique de ses précédents films. Plus accessible peut-être au premier abord, ce qui n’est pas péjoratif, surtout qu’au-delà du polar, on y retrouve bon nombre des thèmes du maître : la famille, l’aliénation l’espoir contrarié des humains de dépasser leur condition, en filigrane : une histoire politique de l’Italie. Si Le Traitre est en apparence le film le plus classique de l’auteur, et si les références au cinéma de genre sont nombreuses (Les Affranchis, les films de Rosi), il est pourtant aussi l’occasion de montrer la mafia sicilienne d’une façon réaliste : Bellocchio démythifie ces caïds, tandis que plus il fait parler son intarissable traître, plus celui-ci demeure une énigme.

Le film raconte ainsi des décennies de luttes contre la Mafia : du début des guerres internes qui verra l’un des parrains, Toto Riina, éliminer chaque rival, chaque membre de la famille du rival, chaque relation de la famille du rival à la sanglante ascension du parrain des parrains à sa chute, en passant par le Maxi-procès de la mafia et au le traumatisme que furent les assassinats des juges Falcone et Borselino. Au cœur de cette guerre, un repenti, le traître : Tommaso Buscetta, mafieux sans état d’âme et sans ambition, qui, en témoignant, précipitera la chute de Riina, à défaut de celle du système mafioso. Attaché à l’idée d’un code de l’honneur mafieux, et estimant que la « nouvelle direction » a trahi cet étrange idéal, Buscetta dévoilera le fonctionnement de la mafia sicilienne, de sa famille… Comme souvent, le cinéaste italien nous raconte l’histoire d’un homme qui doit affronter sa « famille », renoncer à la vie tracée pour lui par un clan.
Si cette incursion de Marco Bellocchio dans le film de genre est une totale réussite, c’est aussi à son interprète principal qu’elle le doit. Pierfrancesco Favino, acteur incontournable du cinéma italien (Romanzo Criminale, ACAB, Suburra) qui excelle à montrer la subtilité de personnages en apparence bas du front. Sous la caméra du maître, Favino joue un personnage qui est lui même un comédien né, en perpétuelle représentation, cherchant à séduire chaque interlocuteur : sa femme, ses complices, le juge Falcone. Favino rend son personnage charismatique, sinon sympathique, mais jamais nous n’oublions que nous avons devant nous un assassin, un être dangereux, qui ne renie rien de son passé. La fascination qu’exerce sur nous Buscetta s’accompagne ainsi d’un perpétuel malaise. « Le Traître » est un homme égoïste (entre la mafia et sa femme, il choisit longtemps la mafia, son honneur plutôt que la vie de sa femme), se cachant derrière le fantasme infantile d’un code de l’honneur des voyous. Le film maintient l’ambiguïté sur cette idéalisme perverti : Buscetta croit-il véritablement en cette mascarade d’un honneur mafieux ? Il vit dans l’étrange nostalgie d’un monde dont il regrette la disparition, tandis que tout autour de lui lui rappelle qu’il n’a jamais existé.
Le film s’ouvre d’ailleurs sur cette mascarade, sur cette mise en scène. La première séquence présente tous les chefs mafieux signant la paix dans une étrange cérémonie dont la caméra de Bellocchio souligne le caractère artificiel. Sourires faux, éclairages qui jouent sur le contraste entre lumière et obscurité. Le spectateur est placé dès le départ dans la cage aux fauves, qui ne tarderont pas à s’entre-dévorer. Au centre d’une surréaliste photo de famille des mafieux locaux, Toto Riina se masque le visage… Le pacte est caduque. Sous le regard du cinéaste du réalisateur de Vincere, tout n’est que mise en scène. Celle de Bellocchio est d’ailleurs d’une grande élégance. Aidé par la formidable photographie de Vladan Radovic, il parsème une œuvre en apparence classique de moments où, un regard, un geste, un gros plan, font basculer l’ensemble du film de genre au portrait d’un homme insaisissable. Comme son personnage, il émane du film la sensation d’un mystère.

A cette séquence d’ouverture répondra un véritable tour de force scénaristique autant que visuel : au cœur du film, les séquences du procès du siècle : ce Maxi-procès où Buscetta affronte les anciens complices qu’il vient de dénoncer. Au mépris du rythme des films du genre, le cinéaste filme les auditions du traitre presque in-extenso, sans utiliser les habituels passages obligés d’un genre, le film de procès, propre à Hollywood. Pas de suspens, pas de coup de théâtre ni de plaidoiries d’avocats. Un comble. Ce qui intéresse Bellocchio, c’est la confrontation d’un homme à son clan, c’est aussi le spectacle. Et il est magistral.
Nous assistons, fascinés, à une véritable œuvre théâtrale dont les mafieux sont les metteurs en scène, les acteurs mais aussi les spectateurs, aux premières loges dans les cages d’où ils assistent au procès dans le tribunal. Les accusés tentent de passer pour d’innocents paysans, Buscetta endosse le rôle du héros par qui la vérité éclatera. Les séquences sont d’autant plus brillantes qu’elles en deviennent presque comiques. C’est une mascarade au sens littéral : les « acteurs » surjouent, s’exprimant dans une langue parfois incompréhensible, un dialecte palermitan que l’on déclame, à grand renforts de gestes et de mauvaises tirades. On croirait les improvisations d’une mauvaise troupe de masques. Bellocchio filme le procès comme une pièce surréaliste, où le comique le dispute au sordide : « Le monde est un théâtre » donc… Le Maxi procès est une tragédie interprétée par de sinistres arlequins.

En accordant une place centrale à cette œuvre dans l’œuvre, le film fait ressortir le grotesque de ces personnages que l’on pourrait trouver amusants s’ils n’étaient pas des assassins sans la moindre morale, prêts à tout pour préserver « la famille », y compris à assassiner froidement les enfants devenus adultes d’un ami. Enfants que l’on faisait sauter sur ses genoux auxquels on coupe le bras ou que l’on étouffe de ses propres mains. Si Buscetta témoigne, c’est parce qu’il a lui aussi été trahi.
Bellochio a souvent filmé le conflit entre la morale officielle et celle que l’on se forge : dans Le Traître les protagonistes se drapent derrière une pseudo morale. Pour une fois dans l’œuvre subversive de Bellocchio, la morale se situe du coté de l’État, incarné ici par le juge Falcone : affable, humain mais qui n’accepte pas de rentrer dans le jeu de son charismatique repenti. Non, la mafia n’a jamais été morale, le code de l’honneur des voyous n’est qu’un mensonge. Loin du mythe, Bellocchio montre ces hommes pour ce qu’ils sont : des ignorants, incultes et sauvages, sans honneur. Le parrain des parrains est à des années lumières d’un Don Corleone : Toto Riina, à la tête d’un empire, ne ressemble à rien. C’est monsieur tout le monde. Il aimerait d’ailleurs qu’on le considère comme un simple paysan, et on s’y tromperait, si le personnage n’était pas responsable d’un bain de sang.
C’est d’ailleurs tout le drame de Buscetta : derrière ses fanfaronnades, ses immenses lunettes noires et un sens du mauvais goût qui rappellera les personnages du Casino de Martin Scorsese, le traître semble conscient de ses limites. Favino fait de son personnage un être complexé, qui cherche à plaire aux autres pour éviter de se poser des questions sur lui-même. Bellocchio nous dévoile ce personnage atypique, qui n’a jamais voulu grimper dans la hiérarchie et se sentait parfaitement à l’aise dans cette voyoucratie. Son modèle ? Andreotti… Illustre et controversé président du conseil italien, double méphitique d’Aldo Moro, assassiné par les brigades rouges, sans que Andreotti, alors au pouvoir, ne lève le petit doigt. Cet épisode tragique de l’histoire italienne ayant donné lieu au sublime Buongiorno notte de Bellocchio.
Le mafieux rencontrera son idole chez un tailleur. Pour lui, c’est la preuve de son ascension, pour Bellocchio, c’est l’occasion de montrer avec subtilité les liens supposés de l’État italien avec la mafia. Une rencontre, fortuite, rien de plus. En quelques plans subtils, le spectateur comprend face à quoi se dressent les juges italiens. Dans un étrange jeu de miroir, la rencontre avec Falcone est celle d’une double révélation : en même temps qu’il livre les secrets de la cosa nostra, Buscetta se dévoile. Loin de son monde de brutes imbéciles et cruelles, il rencontre enfin un personnage véritablement digne de respect : Falcone, humain, intransigeant, juste. Le mafioso veut gagner son respect. Pour protéger sa famille d’abord, pour sentir la considération d’un homme, totalement étranger à son monde, mais lui véritablement honorable.
Le sujet du film est là : traître pour ses anciens complices mais aussi, et Bellocchio insiste là-dessus, aux yeux de beaucoup de Siciliens, à commencer par ses proches. Aujourd’hui encore, « Buscetta » est une insulte pour certains Siciliens : un traître. J’ai entendu un joueur de football, traité de Buscetta pour avoir quitté Naples pour un club rival. A l’inverse, il est en passe de devenir un héros aux yeux des médias italiens. Bellocchio épouse le point de vue de Falcone : il n’est pas plus un traître (s’il parle c’est d’abord parce que les autres l’ont trahi et qu’il doit sauver sa peau), qu’un héros (jamais il ne regrette ses actes), il reste un assassin, un truand. Si le Buscetta de Bellocchio incarne les contradictions d’un pays, Falcone, pourtant filmé comme un fonctionnaire sérieux et ordinaire, est la conscience d’une Italie qui a longtemps toléré, autant que supporté, le système mafieux. Pas de héros légendaire, son « sacrifice » sera filmé à hauteur d’homme.

Il faut peut-être être italien ou sicilien pour mesurer le traumatisme que fut l’assassinat de Falcone. En Italie, tout le monde sait ce qu’il faisait le jour où le juge anti-mafia fut assassiné, lui qui osa s’élever contre un système tout entier, héros d’un pays qui ne croyait pas aux héros. Acmé du film : la séquence de l’attentat, un attentat vu de l’intérieur de la voiture des époux Falcone. Brutale, magistrale alors que le dispositif est d’une grande simplicité. Le triomphe du mal dont Bellocchio nous montre les coulisses : les « hommes d’honneur » fêtent la mort du juge. Buscetta lui, est sincèrement désolé, pour l’homme. C’est ainsi que nous comprenons que si le repenti ne l’est pas vraiment, il est tout de même différent des autres voyous qui célèbrent leur victoire. C’est dans ses silences que le personnage se révèle, tandis que le film se veut bavard, jusqu’à que les phrases dépassent leur sens pour devenir un véritable objet esthétique au cœur du film.
La mise en scène place la parole au centre de l’action : une fois que les langues se délient, c’est un déluge de parole qui s’abat sur Falcone, sur le spectateur, sur l’Italie comme la pluie de cendres d’un volcan en éruption. Si les scènes d’actions propres au genre sont filmées avec un élégant classicisme, elles n’ajoutent rien aux codes du genre (si ce n’est quelques séquences comme celle de l’attentat, surprenante et saisissante). Bellocchio exprime en revanche sa singularité dans les scènes de dialogues : la rencontre entre le traitre et le juge et bien sûr le Maxi-procès. Le cinéaste fait alors du langage l’axe autour duquel tout tournera. Lorsque Buscetta se met à parler, le flot est inarrêtable : autant pour enfoncer ses anciens complices que pour tenter d’apparaître comme un homme d’honneur qui dénonce ses anciens amis, pour rester fidèle à ses « idéaux ». Les ex-complices aussi se lancent dans une interminable logorrhée, à grand renfort de gestes : le spectacle total.

Au milieu, un autre repenti, étrange double de Buscetta : Totuccio Contorno, interprété par le génial Luigi LoCascio (Nos plus belles années de Marco Tullio Giordana), personnage burlesque et homme violent, lui aussi repenti après avoir échappé à une tentative d’assassinat de Toto Riina. Sans états d’âme, absolument pas préoccupé par l’image qu’il peut renvoyer, Contorno ne parle pas italien, pas vraiment sicilien, mais palermitan, avec un débit de mitraillette parfaitement incompréhensible pour les juges et la quasi totalité de son entourage. Risible mais dangereux, il est le négatif absolu de l’image romantique que le cinéma peut avoir du mafieux. D’ailleurs, totalement irresponsable, il peut planter toute sa famille pour revenir au pays et chercher à accomplir sa vengeance. Comportement suicidaire qu’il justifie mal. Il n’obéit à aucune logique, si ce n’est l’instinct. Son langage est un handicap loin de la Sicile. Ici, le langage rappelle à quel point l’unité italienne est fragile, on comprend en l’écoutant, comment une île, une région entière peut exister hors des lois du pays, avec son propre système et ses propres codes : les juges ne comprennent rien à ce que raconte celui qui est présenté au début du film comme l’un des chefs les plus puissants de Cosa Nostra.
Étrangement, le film laisse poindre une forme de nostalgie. Non pas que Bellocchio idéalise, comme le fit Coppola dans Le Parrain, la mafia d’avant, celle du trafic de cigarettes et de la prostitution qui serait plus morale que le marché de la drogue. Mais, à travers presque trente ans d’histoire de la mafia, c’est d’abord à la réussite puis la déchéance d’un homme que on assiste. Des paysages du Brésil où Buscetta s’est exilé, à la cage de verre du Maxi-Procès, le mafioso voit son horizon se réduire, tandis que le cadre se concentre sur le personnage, restituant, dans la dernière partie, le sentiment de danger, jusqu’à la paranoïa. Réfugié au fin fond des États-Unis, Buscetta n’est pas beaucoup plus libre que dans la chambre où la justice Falcone le cachait en compagnie de Contorno. Une séquence formidable suffit à faire comprendre ce qu’est le « programme » de changement d’identité. Une sortie dans un restaurant italien dans une ville perdue du cœur de l’Amérique, une phrase entendue : une menace ? Un délire paranoïaque ? Il faut fuir dans la minute. Engoncé dans un manteau de fourrure, Buscetta habitué à s’exhiber attire forcément les regards. L’homme est fait pour la scène, pour un public : pas pour une vie de repenti qui attend qu’on vienne l’assassiner comme on l’attendait lui, quand il était un tueur. Vision pathétique de Buscetta attendant la mort, armé, sur un toit. Fatigué.
Au fur et à mesure de son avancée, Le Traître offre le portrait d’un homme fatigué, vivant dans la peur puis dans la solitude. Sa femme, d’abord omniprésente, disparaît petit à petit du premier plan dans le cadre. On songe aux derniers images des Affranchis de Martin Scorsese : un Ray Liotta fatigué, usé, sortant la tête d’une maison de banlieue où le « repenti » vit avec la nostalgie de l’époque où il était un mafieux. Petit à petit, le cinéaste renoue avec une forme d’onirisme. Les lumières deviennent froide et Buscetta comprend que son monde, s’il a jamais existé, n’est plus. Des séquences en Flash-back comme la mauvaise conscience du repenti qui, alors que la fin approche, se rappelle à lui. Une séquence buzzattienne où le rêve se mêle au souvenir : le premier meurtre, le pêché originel.
L’assassinat d’un autre « traître », que Buscetta refuse d’accomplir sous les yeux de la famille de la cible. Comme deux héros buzzattiens, l’un et l’autre vont attendre. Le traître ne quittera pas sa maison, gardera ses enfants à ses cotés. L’assassin attendra. Un jour l’enfant se marie, le traître attend patiemment que l’assassin vienne la nuit en finir avec cette histoire. La séquence est magnifique, d’une infinie tristesse : pour la victime comme pour Buscetta qui, s’il s’est montré respectueux de son étrange code de l’honneur, signe, par ce meurtre, sa damnation… Qu’importe : héros, traître, repenti, mafieux, juge, assassins, victimes : « Un jour on meurt, et Basta ! ». Buscetta a parlé…
Le Traître – Italie – 2h31 – Un film réalisé par Marco Bellocchio – Scénario : Marco Bellocchio, Valia Santella, Ludovica Rampoldi, Francesco Piccolo – Directeur de la Photographie : Vladan Radovic – Montage : Francesca Calvelli – Musique : Nicolas Piovanni – Directeur artistique : Domenico Dicillo – Avec : Pierfrancesco Favino, Maria Fernandana Candido, Fabrizzio Ferracane, Luigi Lo Cascio, Fausto Russo Alesi, Nicola Cali.