Comment naît une revue ? Existe-t-il un collectif à l’origine du désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agit-il de souscrire à un imaginaire selon lequel, comme l’affirmait André Gide, il faut avant tout écrire dans une revue ? Aujourd’hui, entretien avec Marco Martella, à propos de la formidable revue Jardins qui appréhende poétiquement l’art d’habiter le monde par le jardin.
La revue explore le jardin et le paysage dans leur dimension poétique, philosophique voire existentielle. A l’origine, c’est-à-dire il y a 13 ans, il y a eu l’idée que si le jardin est vraiment une œuvre d’art (et la philosophie, depuis Kant, lui accorde ce statut), il était nécessaire de l’appréhender avec des outils qui ne soient pas seulement scientifiques (histoire, analyse des sources iconographiques, relevés botaniques…). Qu’une approche subjective mais aussi poétique était indispensable. Je me souvenais de ces mots de Rilke : « Les œuvres d’art vivent dans une solitude infinie… Seul l’amour peut faire preuve de justesse à leur égard. » D’où l’intérêt de la poésie et de la littérature comme moyens d’approcher ce que le jardin, ou le paysage, en tant que lieux, cachent au plus profond d’eux-mêmes. Les Romains appelaient cela le « genius loci ». Les romantiques parlaient plutôt de l’« âme du lieu », alors que dans une vision moderne on préfère l’expression, plus neutre et un peu plus pauvre, de « singularité irréductible » (Augustin Berque). Pour chaque numéro, je choisis un thème, qui permet justement d’appréhender le jardin dans cette dimension poétique dont je parlais plus haut : « le temps », « l’ombre », « le chemin », « la lisière », « la musique » …
Il s’agissait, lorsque j’ai créé la revue aux Editions du Sandre en 2010, d’une démarche individuelle, mais j’ai été rejoint, plus tard, par des amis, écrivains et poètes, comme Eryck de Rubercy ou Claude Dourguin, auxquels s’est ajouté, plus récemment, le poète brésilien Mauricio Vieira. C’est aujourd’hui un travail entre amis, ce qui me réjouis.
Quelle vision de votre discipline entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?
Il ne s’agit pas à proprement parler d’une discipline. On défend une approche qui consiste, pour utiliser une formule de Philippe Jaccottet, qui a participé au premier numéro de la revue, à ne pas tenter de « cerner » le sujet, mais à l’explorer. Ce qui revient, la plupart des fois, à poser des questions plutôt qu’à offrir des réponses. J’ai toujours été fidèle, depuis, à cette « profession de foi ». Selon un autre principe tout aussi essentiel, j’invite à chaque fois des auteurs provenant de paysages très différents : des écrivains, certes, mais aussi des jardiniers, des philosophes, des géographes, des historiens de l’art.
Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une vision de votre pratique détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?
Surtout pas l’actualité (y compris l’actualité « philosophique »). Une seule fois j’ai choisi un thème qui était, disons, dans l’air du temps : « le sauvage ». Mais c’était justement pour tenter d’aller plus loin que l’engouement pour le sauvage qu’on trouve aujourd’hui partout, en littérature, en philosophie, dans le paysagisme ou dans nos pratiques du monde. Je me disais que pour aller au-delà des clichés modernes sur le sauvage ou des mots d’ordre comme « rewilding », il aurait été intéressant d’aller retrouver chez Pétrarque ou chez des poètes contemporains comme Gary Snyder des perspectives plus ouvertes et, à proprement parler, « sauvages ».
À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que tout revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?
Cette dimension impalpable des lieux, cette approche sensible du « vivant » (pour utiliser un mot à la mode…) dont notre manière d’être au monde et nos pratiques de l’espace nous ont privés. Il s’agit, en effet, de revoir, de retrouver quelque chose que nous avons perdue, peut-être une capacité d’« habiter poétiquement le monde », pour citer le vers (trop souvent cité) de Friedrich Hölderlin. C’est le jardin qui nous propose ce retour, ma revue ne fait que suivre son enseignement. Je suis convaincu que c’est là l’intérêt principal du jardin aujourd’hui, qui explique l’intérêt que notre époque recommence à lui porter. Il nous propose justement une issue de l’impasse de la modernité, de modèles nouveaux.
Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?
Le modèle économique d’une revue (surtout une revue comme celle-ci) n’est pas un véritable modèle, pas selon les critères de l’époque en tout cas. Offrir au lecteur (et à soi-même avant tout) un « lieu » où penser plus librement, sortir des chemins de plus en plus étroits et réducteurs auxquels nous sommes désormais habitués, constitue en effet un acte politique, voire subversif. Il n’y a pas que le jardin, bien entendu. Mais n’oublions pas que le jardin est depuis toujours l’espace, par excellence, où l’on cultive tout ce qui est beau et bon pour l’homme ; qu’il est par définition clos par des murs, des haies, des fossés qui le séparent du monde et qui, ce faisant, lui permettent de regarder le monde depuis une perspective nouvelle. Je me dis, parfois, que si quelque chose de bien, de créatif, de vital sortira de notre époque, c’est dans un jardin (réel ou symbolique) que cela se produira. Un fruit inattendu, imprévu, né de quelque croisement sauvage que nous aurons juste favorisé, en jardiniers.