Gertrude Stein et Pablo Picasso : dynamiter la représentation

Gertrude Stein Picasso Musée du Luxembourg,

Sous-titrée « L’invention du langage », l’exposition qui vient de s’ouvrir au Musée du Luxembourg dit quarante ans d’amitié entre deux géants, Gertrude Stein (1874-1946) et Pablo Picasso (1881-1973).

La grande écrivaine et poétesse américaine, égérie juive, féministe et ouvertement homosexuelle portraiturée en 1906 par Picasso est sur la même ligne d’avant-garde que le peintre : comme les deux guerres mondiales se tiennent déjà en gestation dans l’ordre du temps, il faut parler différemment, l’art se devant de trouver une autre position dans le monde.

Man Ray Gertrude Stein, 1922 © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / image Centre Pompidou, MNAM-CCI © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2023 @ Succession Picasso 2023

Les deux l’inventent donc, Picasso tête de Minotaure en avant et Stein, bientôt surnommée la cubiste des lettres, au travail au plus près des mots. Tous deux sont au début du siècle dernier des étrangers en France et leur alliance USA-Espagne qui a lieu en plein Paris illumine le monde de l’art. Stein est avec ses frères la toute première collectionneuse de Picasso et tient lieu d’interlocutrice privilégiée, allant jusqu’à acheter ses cahiers de travail. Picasso voit chez elle des tableaux de Matisse et de Cézanne et fait ainsi débuter véritablement le vingtième siècle. Comment expliquer leur entente inouïe ? Peut-être par une passion commune pour le portrait, cette approche aussi classique que délicieuse du mystère de l’être.

Picasso – Femme aux mains jointes © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) /
Mathieu Rabeau @ Succession Picasso 2023

Stein : « Pablo fait des portraits abstraits en peinture. J’essaie de faire des portraits abstraits avec mon médium, les mots. » Portrait pour portrait, au plus près à chaque trait, elle dit à son propos en 1909 (Les Demoiselles d’Avignon ont à peine deux ans) : « Celui-là était quelqu’un qui travaillait. Celui-là était quelqu’un en train de faire sortir quelque chose de lui. Celui-là continuait à faire sortir quelque chose de lui. Celui-la était quelqu’un qui continuait à travailler. Celui-là était quelqu’un que certains suivaient. Celui-là était quelqu’un qui travaillait. »

Picasso Trois Figures sous un arbre
© RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau © Succession Picasso 2023

Stein est entièrement fascinée et fidèle parce qu’elle a conscience de ce qui est en train d’advenir dans le monde de la représentation qui ne sera plus le même après le passage de son ami. Elle se tient active dans la brèche ahurissante qui vient d’être entrouverte dans les phénomènes en deux temps, par Cézanne puis par son Picasso : « Celui-là avait toujours quelque chose qui sortait de lui-même qui était une chose solide, une chose intéressante, une chose dérangeante, une chose repoussante, une très jolie chose. » Elle insiste sur son propre rôle capital dans l’histoire de l’art, que l’on confirme aujourd’hui : « J’étais à cette époque seule à comprendre Picasso, peut-être aussi parce que j’exprimais la même chose en littérature. »

Andy Warhol Ten Portraits of Jews of the Twentieth Century – Paris, crédits : Fondation Louis Vuitton ® Primae / Louis Bouriac © ADAGP, Paris 2023 © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 / Ronald Feldman Gallery, New York
The Living Theatre © Denison Library, Scripps College, Claremont

Tous deux sont aussi passionnés au même moment par les objets, par la trivialité du quotidien, qu’ils triturent à volonté. La réalité : ce qui insiste en elle et qui incessamment se poursuit dans les œuvres, quitte à flirter avec l’illisibilité pour mieux la débusquer. Nous voyons ainsi dans l’exposition des pommes de Cézanne, des oranges de Matisse, des guitares de Picasso et il n’est pas du tout interdit de penser à une anecdote rapportée par Aristote au sujet d’Héraclite errant un jour et retrouvé par ses amis alors qu’il observait le petit feu d’un boulanger. Le merveilleux présocratique leur aurait dit : « Ici aussi les dieux sont présents ». Les dieux sont toujours là, dans l’inclinaison cubiste fondamentale de Picasso et dans les trouvailles parlées en parallèle par Stein dont l’histoire a retenu Tender Buttons (1914), The making of américains (1925) et surtout L’autobiographie d’Alice Toklas (1933) qui lui apporte le succès en Amérique quatre ans seulement avant que Les demoiselles d’Avignon, dont on admire ici les saisissantes études Femme aux mains jointes et Buste, n’entrent au MOMA. Reconnaissance rapprochée pour eux deux dans une époque en quelque sorte pré-contemporaine qui applaudit la remise en cause de l’identité, résolument multiple, kaléidoscopique. « Et l’identité c’est drôle d’être toi-même c’est drôle car tu n’es jamais toi-même pour toi-même sauf quand tu te rappelles toi-même et alors bien sûr tu ne te crois pas toi-même. » (Everybody’s Autobiography, 1937).

Pablo Picasso Guitare © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) /
Adrien Didieriean
© Succession Picasso 2023

La fin du parcours dans les salles indique ainsi une ouverture majeure vers les grandes figures de l’avant-garde américaine, nourries par l’œuvre de Stein dont John Cage loue la postérité dans les années 50. Musique, théâtre, peinture, poésie : affirmation d’un jeu fondamental qui appelle et invoque une libre suite, comme dans Portraits and Prayers en 1934 : « Jouez, jouez tous les jours, jouez et jouez et jouez encore, et puis jouez la pièce la pièce que vous avez jouée aujourd’hui, la pièce que vous jouez tous les jours, jouez-la et jouez-la. »

Gertrude Stein et Pablo Picasso. L’invention du langage.
Jusqu’au 28 janvier 2024.
Musée du Luxembourg, 19, rue Vaugirard, 75006 Paris. Tous les jours de 10h30 à 19h. Nocturne tous les lundis jusqu’à 22h. Tarifs : 14 € ; TR 10 €.