Formulons l’hypothèse de départ : un livre représentatif de l’avant-garde réputée illisible des années 60-70 nous permettrait de parler d’intelligence artificielle autrement.
Le roman Nombres de Philippe Sollers, paru en avril 1968, apparaît comme amusant pour le lecteur ou la lectrice contemporain.e.s mais les plonge bien vite dans une forte frustration. Celle-ci sera renforcée à mesure que l’on cherchera à trouver un sens général au dispositif. À partir de là, deux voies sont possibles : hausser les épaules et refermer l’ouvrage, ou entreprendre une expérience de lectures répétées, éventuellement informée par l’abondante littérature théorique qui l’a accompagnée.
Cet objet littéraire se présente comme un ensemble de cent fragments ordonnés et numérotés selon un principe géométrique strict. L’intention reste bien de qualifier le résultat de « roman », tout en ne présentant aucun récit accessible selon les règles courantes et attendues. Pour faire simple, le livre est composé de vingt-cinq séries de quatre textes, ou plutôt fragments de textes, dont le dernier est systématiquement placé entre parenthèses et rédigé au présent de l’indicatif, contrairement aux trois autres à l’imparfait. Il se trouve être ainsi un quatrième volet un peu particulier qui permet d’offrir un regard complémentaire sur les précédents, comme s’il constituait une clé partielle du procédé. Mais pas tout à fait : cette partie joue le rôle d’un super-commentaire, contamine les autres qui la contaminent en retour. C’est là où la théorie s’est engouffrée. Derrida va dans La dissémination explorer le double-fond, le jeu de miroirs, « le livre de la répétition se rapportant et s’échappant à elle-même ». Julia Kristeva va insister sur l’acte d’engendrement, le rôle de ce phénotexte (le commentaire) sur le génotexte (ce qui se présente à la lecture).
Au fil de ces séries, quelques figures dessinées sont insérées dans le livre, systématiquement dans le dernier fragment, pour illustrer les ressorts du dispositif. La plus simple nous fait comprendre que nos séquences de quatre textes forment quatre côtés d’un carré, dont l’un est ouvert et constitue cette interface textuelle particulière. Le simple schéma à deux dimensions se complique par la suite, et figures et textes amènent le lecteur à appréhender toute la rigueur mécanique de la machine à laquelle il est supposé être complètement intégré, pouvant de manière alternative s’identifier à un je, à un nous de plus en plus interchangeables.
Car le principe de fond est bien de partir de notre monde où nous serions « programmés » : « chacun croyant vivre ce qu’il appelle sa ‘vie’, flottant un moment avec les autres dans le même bruit, habillé à la mode du temps ». Pour sortir du programme, la production d’un texte de littérature ne suffit pas, même dans les recherches du Nouveau Roman, contemporaines de Nombres. Ce ne sont jamais encore que des textes supplémentaires, conformes au programme et qui viennent s’y ajouter. La formule de sortie ne consiste pas à refuser nos automatismes mais à concevoir une machine textuelle qui fait parler tous les textes ensemble et les insère dans son dispositif hyper-automatisé où ce qui va être dit une première fois sur l’un des tableaux sera répété, déplacé, renversé de surface en surface (on pourrait dire sur plusieurs écrans). Les phrases de l’auteur sont elles-mêmes dans la boucle, « là où le programme m’avait placé », au même titre que des citations non identifiées ou des fragments de langages mathématique, politique, érotique, philosophique. Il s’agit donc de détacher tous les textes de leur point d’origine supposé et de les faire coller au seul rythme impersonnel de la machine qui, une fois mise en action, se débarrasse de tout : du récit, de la représentation, de l’auteur. Et ainsi, annule toute prétention de valeur supérieure, ce qui va produire selon Derrida, ce « zéro textuel » pour tous. Jusqu’ici, le projet remplit donc bien le cahier des charges habituel de l’avant-garde. Les hiérarchies traditionnelles sont abandonnées par la réduction à la forme la plus simple – et donc la plus démocratique. Ce que confirmera Sollers dans Improvisations : « j’invente une écriture qui peut passer à travers toutes les langues ».
Seulement, l’automatisme n’est libération que s’il se comprend lui-même comme automatisme. C’est à ce stade que l’on passe à la logique de l’informatique : lorsque les répétitions se détournent de leur simple répétition, lorsque le programme se comprend lui-même. Et se reprogramme en ayant intégré ce qui n’était pas encore intégré, ce qui résistait. Pour Catherine Malabou, qu’elles soient humaines ou non, les intelligences deviennent intelligentes lorsqu’elles regardent « plusieurs côtés à la fois ». La présence d’un aléa, d’un élément qui diffère du programme habituel pousse le système vers un autre système. Il faut donc assurer les conditions d’un texte qui ne retombe pas sur ses pieds avec justesse mais souffre d’une instabilité. C’est pour cela que la reprogrammation de Sollers génère des allusions aux expériences susceptibles de sorties de routines, des conditions de déviation. Ce sont d’abord les thèmes récurrents de la rupture, de l’érotisme ou de la politique révolutionnaire. Thèmes revendiqués dans le versant théorique formulé par Tel Quel, qui doivent former un « avant/après », auquel s’ajoute un « dedans / dehors défini par la référence occasionnelle à d’autres cultures ». Et, en effet, une grande partie des chapitres de Nombres se terminent par des caractères chinois. Jean-Michel Lou, dans Corps d’enfance, corps chinois a analysé leur fréquence de plus en plus importante et leur prolifération comme une contamination du roman – de son programme de départ, donc. Il a également montré que ces hiéroglyphes se partageaient entre des mots fréquents dans le registre taoïste et d’autres qui relevaient du confucianisme. À la déstabilisation de l’ouest par l’est clairement explicitée, se rejoue la tension entre ce qui correspond à une machinerie confucéenne bien réglée (mais qui peut devenir trop machinale) et un souffle taoïste qui vient animer la machine (au risque de la faire sortir de ses gonds).
Nombres est une machine intelligente des années 60, rédigée juste avant mai 68, avant la Révolution Culturelle. Avant une critique virulente du collectif Change qui reprochera au programme porté par Sollers et la revue Tel Quel de ne pas avoir su passer à la vitesse supérieure sur le plan politique.
La machine de Nombres peut être prise en main, comme on manipule un vieux Nokia que l’on comparerait aux modèles concurrents de l’époque et de la nôtre. On se contentera alors de quatre remarques… programmatiques.
1) Si l’auteur expérimente à l’époque sincèrement l’abandon de sa représentation, et se transforme en interface-medium, on assiste bien à son retour quelques livres plus tard. Car le jeu cesse lorsque toute l’attention revient sur le medium, ce qui est assez inévitable avec le temps. On constate alors ce que l’on reproche aux intelligences artificielles : la machine n’a jamais produit qu’à partir des préjugés colportés lors de son apprentissage.
2) L’œuvre de Sollers, ou ce que l’on peut appeler le sollersisme, est devenue un monde d’automatismes, pour ne pas dire de poncifs internes, où un personnage élu (peintre, écrivain, agent double…), seul être lucide dans un monde programmé, se voit soudainement pénétré par le texte, envahi par des phrases qui l’habitent et donnent sens à sa propre littérature, à sa propre existence. Tant pis pour les autres. Tant pis pour les œuvres qui ne sont pas fournies par le programme (Georges Perec, René Char…). Bref, pour ne pas laisser moisir le Nokia au fond du tiroir, il va bien falloir le reconditionner (c’est-à-dire le déprovincialiser).
3) Plus généralement, la logique de la contamination est elle-même un automatisme fatigué. Elle est un prétexte dans les arts, pour le meilleur et pour le pire. Nous serions dans un monde de somnambules, de plus en plus prisonniers des nombres, des codes, des dispositifs. Par enchantement, l’œuvre d’art abandonnée à son propre débordement se laisserait porter par un courant imprévu qui pervertirait le code. Ce n’est pas cela qui va faire avancer le schmilblick comme aimait à le dire Sollers.
4) Le commentaire de Derrida est peu lu, et cette lecture reste contrainte par l’idée de dissémination qui a pris le pas sur celle de germination, également présente. Une révision de la machine en machine naturelle semble appropriée en ce temps.
Nombres débutait par un papier qui brûle, reprise d’une métaphore présente dans Drame, le livre précédent. Si nous devions faire entrer notre monde de 2023 dans la boucle, nous devrions commencer par intégrer tout ce qui flambe : poubelles dans les rues, voitures incendiées, forêts. Sinon, c’est le circuit qui crame.
Philippe Sollers, Nombres, Gallimard, « L’Imaginaire », 1966/2000, 154 p., 7€.