Dea Liane (Georgette) : « Je ne pouvais pas faire l’impasse sur la question sociale de la domesticité, ni nier la dimension affective »

Dea Liane, chez elle, le 14/04/2023 © Patrice Normand / L'Olivier

Avec Georgette, Dea Liane signe un premier roman, aussi singulier que fort, aux éditions de L’Olivier. D’inspiration autobiographique, ce dense et court récit raconte l’enfance et l’adolescence de la jeune femme sur laquelle veille, entre Beyrouth, la Syrie et Châtenay-Malabry une bonne : Georgette. 

Plus qu’un membre de la famille et moins qu’un membre de la famille, Georgette s’impose comme une figure douce et bienveillante qui veille, à la manière de parents, sur la jeune fille. Dans ce vibrant hommage, la primo-romancière s’interroge sur la nature viscérale et ambivalente du lien qui l’unit à sa bonne : entre colère sociale et amour filial. Autant de paradoxes brûlants que Diacritik ne pouvait manquer de sonder le temps d’un grand entretien avec l’une des autrices les plus remarquables de cette rentrée.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très beau premier roman, Georgette qui vient de paraître aux éditions de l’Olivier. Qu’est-ce qui vous a décidé à raconter votre jeunesse entre Beyrouth, la Syrie et Châtenay-Malabry et plus particulièrement l’histoire à la fois de Georgette, jeune femme qui travaillait pour votre famille en qualité de bonne ? Qu’est-ce qui vous a poussé à évoquer le « lien viscéral », comme vous le qualifiez vous-même qui vous unissait à cette jeune femme syrienne Georgina K. : était-ce parce qu’elle vous manquait ainsi que vous le lui avez écrit des années plus tard par messagerie ? Enfin, s’agissait-il, d’une certaine manière, de rendre justice à ce personnage discret comme le suggère avec force l’exergue de Virginia Woolf : « Toutes ces vies infiniment obscures, il reste à les enregistrer » ?

Je me rends compte aujourd’hui que la genèse de Georgette a été très longue – mais j’imagine que c’est souvent le cas quand on écrit. J’ai vécu de nombreuses années – jusqu’à mes 25 ans à peu près – sans vraiment prendre conscience de la complexité de l’histoire de Georgette au sein de notre famille, de la singularité de ce schéma familial. Je vivais avec une sensation étrange, une sorte de peine refoulée, jamais exprimée. Je racontais parfois que j’avais eu une « deuxième mère », une « nounou » ; j’en gardais une certaine nostalgie mais je m’étais habituée à son absence. J’avais accepté sa disparition sans trop la questionner, tout comme je considérais comme « normal » d’avoir été élevée par deux femmes. La domesticité est très répandue en Syrie et au Liban, j’associais donc notre histoire à celle d’une culture, je n’en distinguais pas encore toutes les particularités.

Virginia_Woolf_in_1902 (Wikipedia Commons)

C’est durant mes études de comédienne au Théâtre national de Strasbourg que j’ai commencé à avoir un regard plus introspectif, grâce aux lectures que nous faisions, grâce à la sensibilité que l’on développe inévitablement quand on apprend à jouer, à incarner, à ressentir en miroir. Puis il a fallu d’une fois, que je raconte de nouveau cette histoire à une personne curieuse et attentive, que j’exhume quelques vidéos d’enfance, et tout à coup ça m’est apparu comme une évidence que je voulais – et même « devais » – écrire sur Georgette. Exactement pour les raisons que vous nommez, pour découvrir et nommer le lien qui nous unissait, qui avait laissé un manque en moi ; mais aussi et surtout pour mettre en lumière sa vie passée dans l’ombre d’une famille, son travail de domestique. Il se trouve qu’au même moment nous avions eu la chance de suivre un atelier d’écriture au TNS ; je m’étais remise à écrire, ce que je ne faisais plus depuis mon adolescence en dehors de mon journal, et l’auteur qui nous accompagnait m’avait encouragée, m’avait dit que je pourrais écrire un roman un jour. Ça m’est resté en tête ! Il a pourtant fallu encore quelques années avant de m’y mettre, j’ai d’abord beaucoup travaillé comme actrice, beaucoup appris de textes, beaucoup lu et incorporé de langues différentes. L’année de mes 30 ans j’ai enfin eu un peu de temps libre ; j’avais l’âge que Georgette avait à ma naissance ; je suis tombée par hasard sur cette phrase de Virginia Woolf. Et j’ai commencé à écrire.

Pour en venir au cœur même de Georgette, votre récit évoque sans attendre cette figure centrale même dans votre vie d’enfant puis d’adolescente. Entre la Syrie, le Liban et la France, cette jeune femme syrienne occupe une place singulière : si elle est votre bonne, « mais le mot était imprononçable », elle se singularise peut-être, à vos yeux, par une double valorisation. Elle occupe tout d’abord une place presque maternelle vis-à-vis de vous car, dites-vous encore, elle sait qui transmet la précieuse langue maternelle. Mais si, ajoutez-vous encore, « Georgette n’est pas un prénom, c’est un qualificatif nouveau et inédit, le nom d’une relation indicible », c’est en raison peut-être de l’image de toute-puissance qui émane delle : vous la surnommez ainsi « Super-Georgette » à la manière d’une valorisation épique.

Ma question sera la suivante : diriez-vous que vous vous êtes livré à l’écriture de Georgette afin de mieux cerner la place que cette femme a pu occuper dans vos vies ? Diriez-vous ainsi au regard du rôle beaucoup plus discret que la mère occupe dans votre récit que Georgette constitue une mère de substitution ? 

Je crois que ma première intention était de donner une reconnaissance à cette femme dont le rôle avait été bien plus que celui d’une « bonne » auprès de nous. Reconnaître ce qui avait débordé du cadre de son travail : son amour, une forme de maternité non biologique, faite de soins et de présence, qui avait été essentielle à ma formation, à mon équilibre affectif. J’ai commencé avec ce premier élan, d’apparence simple, assez proche de l’hommage finalement. C’est au cours de l’écriture que je me suis rendue compte que le sujet était plus vaste, plus difficile à attraper, et qu’il était impossible de parler d’elle sans tenter de décrypter les rapports entre les membres de la famille.

Vous avez raison de parler de valorisation épique ; c’est celle de l’enfance, de la mémoire de l’enfance. L’enfant ne sait pas que la personne chargée de lui apporter des soins et de l’affection est payée pour cela. C’est une figure d’attachement au même titre que la mère ou le père. C’est toute la particularité de cette forme de domesticité traditionnelle, où l’employée de maison vit au sein de la famille, partage son intimité, sans horaires définis, sans avoir son propre foyer. C’est en cela que je trouve que le mot « bonne » est imprononçable ; non seulement parce qu’il parait trop cru pour être prononcé, mais surtout parce qu’il est réellement réducteur. De mon point de vue – celui de la narratrice, qui a été celui de l’enfant – Georgette ne peut pas être une « bonne ». C’est le mot qui décrit le plus honnêtement possible son travail, puisqu’elle aidait à toutes les tâches domestiques et pas uniquement à la garde des enfants ; mais il n’y a pas de mot pour décrire ce qu’elle a vraiment été pour nous. A part « Georgette ». C’est en cela que je ne voyais pas d’autre titre possible, finalement. Georgette n’est pas son vrai prénom – derrière ce surnom employé pour la désigner et l’appeler au sein de notre famille se cache toute une réalité, toute une fonction inconsciente aussi, qu’aucun nom commun ne parviendrait à évoquer.

J’ai ainsi compris et cerné de mieux en mieux la place de Georgette au fur et à mesure que j’écrivais, que je travaillais sur les archives familiales. Et finalement il m’est apparu qu’elle n’avait pas été une mère de substitution – c’est ce que l’on pourrait penser à première vue. Dire qu’elle a été un père de substitution serait également faux – bien qu’elle ait occupé la place laissée par le père, puisque celui-ci était souvent absent, en retrait de la vie domestique. En réalité elle a été tout ce qu’il fallait qu’elle soit, dès que le besoin s’en faisait sentir dans la géométrie familiale. Elle a été symboliquement la mère de la mère au moment de la naissance des enfants, celle qui rassure par son expérience, par son savoir-faire ; elle a été le mari protecteur, une présence musclée pour parer à tous les dangers ; elle a été véritablement une « super-extension » de la mère pour les enfants, un soutien permanent dans la construction d’une maternité que la mère voulait parfaite.

Il est vrai que la mère apparaît plus discrètement dans ce récit, car je voulais vraiment donner à Georgette le rôle principal ! Mais je pense qu’elle est omniprésente, en creux – c’est l’histoire d’un tandem, d’un duo de femmes, d’où ce refrain, « elle et la mère », qui commence dès la scène du bain, revient jusqu’à la disparition définitive. Aujourd’hui on dirait que c’est une forme de sororité… C’est ce que j’ai tenté de faire entendre dans le chapitre qui s’intitule « Le Film » ; c’est même pour cela que j’ai choisi les scènes filmées par la mère pour raconter l’histoire de Georgette de manière plus objective. Pour cela aussi que l’image sur la couverture représente une femme caméra à la main – la mère. La Georgette de ce livre n’existerait pas sans la mère, sans son rêve de construction familiale, sans son acharnement à poursuivre un idéal malgré les dysfonctionnements qui apparaissent petit à petit. Et c’est tout l’héroïsme du personnage de Georgette : avoir surpassé les attentes de la mère dans ce rôle d’assistance, au point qu’elle est devenue pour les enfants, et particulièrement pour la fille, une figure infaillible, super-puissante, quasi-mythologique. 

Si Georgette s’impose comme la figure majeure de votre récit, il apparaît cependant très rapidement qu’il s’agit d’un personnage difficile à cerner. Un mystère nimbe l’ensemble de ces gestes comme vous l’écrivez : « Je ne sais pas qui elle était vraiment. Je ne sais pas ce qu’elle pensait de nous. Ce qu’elle pensait de mon père, de ma mère, de mon frère. Ce qu’elle pensait de moi. » Ce mystère la rend par moments difficilement saisissable puisque, précisez-vous encore, cette discrétion dont elle est affectée la place comme perpétuellement « hors-champ », elle qui, dites-vous aussi bien, « vivait en effaçant ses traces ». Diriez-vous qu’à force de s’effacer derrière ses tâches à effectuer, Georgette paraît ne pas exister pour elle-même, comme s’il s’agissait d’un personnage traversé d’absence à soi ? Est-ce dans ce sens éminemment allégorique qu’il s’agit de comprendre cette phrase que vous avez à son propos : « On pourrait croire que j’écris à propos d’une personne morte » ?

Je ne pense pas que Georgette ait une personnalité particulièrement effacée ou que ce soit dans sa nature d’être réservée. Au contraire, elle s’est impliquée avec force et fermeté dans le rôle qui lui a été donné, et à l’intérieur de ce rôle, on pourrait même dire qu’elle avait une forme d’exubérance. Une des choses qui revient le plus dans le livre et qui a le plus marqué ma mémoire d’enfant est son rire, son rire si singulier, « rauque et offert ».

En revanche, je parle beaucoup d’effacement car c’est ce que sa fonction lui imposait, c’est un comportement qu’elle semblait avoir acquis et intégré à un point tel qu’il lui était presque naturel. Cette femme a commencé à travailler comme domestique à l’âge de 13 ans. Vivre en effaçant ses traces, c’est une sorte de condition absolue pour être appréciée au sein d’une maison. C’est ce que je me suis mise à traquer dans les scènes filmées : cette qualité de présence qui permet de combler tous les besoins sans déranger qui que ce soit. C’est là que réside tout le mystère du personnage, qui reste entier pour moi jusqu’à maintenant. Son attitude est tellement conditionnée par sa fonction qu’on ne peut pas vraiment savoir ce qu’elle pense, ce qu’elle ressent. Il y a une part masquée : son intériorité. Et c’est peut-être cette part à jamais secrète qui la protège, qui compense tout le reste, toutes ces années à vivre dans la maison des autres, parmi les objets des autres. Mais j’avais envie d’écrire à partir de ce mystère, c’est précisément ce qui m’a passionnée.

C’est intéressant que vous citiez cette phrase : « on pourrait croire que j’écris à propos d’une personne morte »… En réalité j’avais écrit ces mots pour faire référence aux seize années de silence qui ont suivi son départ. Quand j’ai commencé à me plonger dans mes souvenirs je n’avais aucune idée de ce qu’elle était devenue ; elle aurait aussi bien pu être morte. Cela me paraissait complètement impensable d’en être arrivée là. Mais c’est vrai qu’on peut y voir un sens allégorique ; pendant toute mon enfance j’ai vécu avec une personne qui ne m’apparaissait qu’en partie, dont toute une vérité était tue, masquée. Pourrait-on dire cependant qu’elle ne vivait pas vraiment ? Je ne sais pas… Je pense que c’était la vraie vie pour elle – malgré toute la résilience que l’on peut imaginer, c’est une vie qu’elle a pleinement investie, de sa capacité à aimer, à éprouver de la joie, de la peine aussi quand il a fallu se séparer.

Au-delà de cet effacement presque existentiel de ce personnage transparaît une question qui déchire votre récit depuis le début : la qualité sociale du personnage de Georgette. Bonne au service de la famille, c’est un personnage aimant et aimé mais dont la condition sociale est celle de la relégation au second plan. Elle qui, comme vous le remarquez avec douleur sur les films tournés par la mère, n’est « pas au centre de l’image » et qui dans ces films a de moins de moins de texte à dire, apparaît comme un personnage de dominé dans la hiérarchie sociale. L’expérience de l’installation de la famille au Liban est à cet égard un épisode de révélation sociologique et de honte sociale tant la place des domestiques y apparaît humiliante : le récit montre combien se produit un malaise où il n’est pas « question de laisser entendre esclave ». A ce titre, si votre récit entend lui rendre un hommage sensible et affectueux, est-ce qu’il ne s’agit pas aussi de faire œuvre de justice sociale à travers la place primordiale qu’elle a pu occuper pour vous ? Le récit peut-il constituer une manière d’interroger aussi bien l’inévitable fossé de classe ?

Oui, vous avez vu juste. La condition des domestiques au Liban a longtemps été pour moi un motif de colère. Et c’est particulièrement après le départ de Georgette que j’ai commencé à être sensible à ces questions. Cela fait partie des sujets sur lesquels je ressens un besoin très concret d’engagement. Et c’est probablement parce que j’ai été en partie élevée par une femme illettrée, aux origines aussi modestes, parce que je l’ai aimée comme une mère. En général je supporte très difficilement les rapports de pouvoir – ça m’est déjà arrivée de fondre en larmes en voyant un serveur se faire disputer dans un restaurant ! Ce qui me rend folle dans ce genre de situation c’est le mutisme résigné des employés, la crainte qu’ils ont de perdre leur travail, la manière dont leurs supérieurs hiérarchiques en profitent. La soumission.

Je savais en écrivant sur Georgette que je voulais faire apparaître, dans son sillage, toute la population de « filles » – comme on les appelle au Liban – que j’avais rencontrée. Je voulais que les prénoms de celles que j’avais fréquentées soient cités. Je voulais qu’à un moment du livre apparaisse ce système sous son aspect le plus cru, le plus réel, le plus actuel. Parce qu’il y a un véritable fossé de classe entre Georgette et moi, parce que j’étais une fille de la bourgeoisie et qu’elle était employée comme bonne, et que j’avais peur de noyer mon récit dans une complaisance attendrie. Je ne pouvais pas faire l’impasse sur cette question sociale, et je ne pouvais pas non plus nier la dimension affective et émotionnelle. J’étais prise dans un dilemme, et finalement je crois que j’ai décidé d’assumer l’ambivalence de notre histoire, de l’exprimer dans la forme même du livre.

Venons-en à présent, si vous le voulez bien, à la question de la forme par laquelle vous avez choisi d’élaborer votre récit. Loin de répondre d’une forme strictement linéaire, Georgette procède par la description de la vie quotidienne du foyer sur le modèle du film amateur, passant de description de vidéos, à savoir d’ecphrases, en descriptions de vidéos. Ces 26 séquences, comme autant d’instantanés de vies, s’intitulent Le Film de famille que tourne et dirige votre mère à la caméra. Que vous apportait le choix de cette forme si singulière ? Est-ce que ces vidéos constituent, plus qu’aucun autre matériau d’archive comme les photos par exemple, un cristal de temps évocateur ?

Il se trouve que j’ai vraiment trouvé la forme du livre en cours d’écriture, et pour être plus précise à la deuxième étape… Quand j’ai commencé à écrire je ne pensais pas du tout me plonger dans les archives vidéos que ma mère avait accumulées.

J’ai d’abord écrit très librement ce que je pensais être des notes et qui se sont vite avérées être des chapitres : tout ce qui me venait à l’esprit quand je convoquais le souvenir de Georgette. Au départ je me suis refusée tout support documentaire, à part une photographie que j’avais avec moi, où on la voit me porter quelques mois après ma naissance. Je voulais vraiment mettre sur le papier tout ce qu’il me restait de Georgette, rassembler toutes les traces dont je disposais dans ma mémoire. Cette première étape a été très agréable, très fluide, et des sortes de chapitres plus ou moins longs en sont sortis, selon une logique thématique un peu aléatoire. Pour moi c’est le fil narratif du souvenir, c’est la Georgette intérieure, mythologique. Tous les chapitres du livre qui ne sont pas intitulés comme des vidéos datées proviennent de ce premier jet d’écriture.

Au terme de cette première étape j’étais enthousiaste car j’avais senti que l’écriture me permettait de révéler cette mémoire enfouie ; j’étais aussi très insatisfaite car ça ne suffisait pas. Je ne pouvais pas me contenter de ces fragments de souvenirs, de cette narration uniquement autobiographique, écrite à la première personne. Il manquait un regard plus net, plus tranchant, qui se porterait sur Georgette principalement, qui l’observerait sans relâche, tout en mettant à distance les autres personnages de l’histoire – la fille, le fils, la mère, le père. J’ai commencé à visionner ces films d’enfance que ma mère avait triés – des heures et des heures de vie familiale. Et je me suis dit qu’il serait intéressant d’essayer d’écrire à partir de certaines scènes qui m’avaient frappées, des scènes dans lesquelles quelque chose de Georgette m’apparaissait. Comme si j’essayais de transformer quelques minutes d’archives en écriture. Ce n’était pas évident du tout et c’est là que le travail a vraiment commencé !

Au bout d’un certain moment à tâtonner j’ai commencé à trouver une forme : je m’appuyais sur une observation ultra-précise pour dilater toutes ces situations, ces scènes de famille, pour en dégager une poésie. J’ai sélectionné dans l’ordre chronologique les scènes qui m’intéressaient, je les ai visionnées en boucle, en mouvement, avec des arrêts sur image, avec le son, sans le son, etc. Puis je quittais les images des yeux et j’écrivais ; je m’autorisais même parfois à décoller complètement du film, comme si j’écrivais le sous-texte de toutes ces scènes, en assumant tout ce que mon imagination pouvait y projeter.

Ça a fini par créer un autre fil narratif, que j’ai tressé avec le premier… Cette histoire-là, datée, archivée, me permettait de raconter l’évolution de la famille, les lieux successifs, et surtout de faire grandir la tension de plus en plus importante dans les rapports, qui finira par conduire au départ de Georgette. C’était l’ingrédient romanesque qui me manquait ! Comme vous le dites, les films sont un « cristal de temps évocateur » ; ils ont ré-ouverts un temps au sein du livre, un temps qui s’écoule, un présent qui passe et qui fuit. Ils sont venus compléter en quelque sorte le temps figé de ma mémoire d’enfant, celui où Georgette semble avoir toujours le même âge, celui où tout se mélange, celui qui génère la nostalgie. 

S’agissait-il enfin pour vous d’être comme vous le dites, par l’ecphrase de ces vidéos, « le passeur, la conteuse » de cette existence ? En quoi s’agissait-il pour vous de la même manière en décrivant ces vidéos d’opter pour ce ton élégiaque qui domine votre récit et qui donne le nom à l’une de ses sections ?

Oui c’est ça, être l’observatrice de ces images m’a permis d’en tirer un récit, de le construire, de le mettre en forme. De donner une réalité autonome à l’existence de Georgette, en dehors de ma mémoire.

C’est intéressant que vous ayez relevé le ton élégiaque du récit… Ce n’est pas forcément quelque chose dont j’ai été consciente – en dehors des passages comme Elégie qui étaient conçus pour canaliser ma mélancolie débordante ! En fait j’ai plutôt cherché tout au long du livre à être la plus sincère possible, et la plus juste vis à vis de Georgette. Je voulais que le livre lui ressemble, d’une certaine manière, qu’il soit empreint de sa pudeur, de la retenue qui a toujours caractérisé notre relation. Mais apparemment ma tendance à l’élégie a parfois pris de dessus – je dois avouer que l’Elégie de Rachmaninoff était mon morceau de piano fétiche à l’adolescence, ça a dû laisser des traces…

Ce qui ne manque pas de frapper également, c’est combien Georgette brosse un horizon autobiographique de vous-même. En plaçant Georgette au centre de votre composition, vous prenez aussi bien la place que Georgette a pu avoir dans les vidéos de la mère : à votre tour, vous vous trouvez hors-champ, en retrait manifeste, vous désignant souvent, à la manière d’une mise à distance, comme « la petite fille ». Diriez-vous ainsi que Georgette constitue une manière d’autobiographie oblique ?

C’est vrai que je me suis souvent dit que je voulais me mettre en retrait, et j’aime bien l’idée que vous formulez de m’être située hors-champ, d’inverser nos places. Je pense que j’avais envie de contrebalancer la dynamique familiale, qui est si frappante dans les films : les enfants, et particulièrement la petite fille, sont filmés à outrance. La petite fille c’est moi, bien sûr : il se trouve que ma mère m’a énormément filmée, que c’est une particularité de notre rapport. C’est une sensation avec laquelle j’ai grandi, d’être constamment dans le regard de ma mère, de sa caméra, dans le champ de ses projections. Et c’est une sensation dont j’ai vraiment voulu m’affranchir pour écrire ce livre, tout en assumant que c’est une composante de l’histoire. Ça m’a fait du bien d’écrire les scènes filmées à la troisième personne, j’étais délestée d’un poids. Et en même temps je ne pouvais raconter Georgette sans m’impliquer… Inévitablement, j’étais un personnage de cette histoire, et comme pour tous les personnages – la mère, le père, le frère – certaines choses me sont apparues en plongeant dans les archives. Ce n’était pas mon objectif d’écrire une autobiographie, mais je ne peux pas nier que l’écriture de ce texte a eu des effets sur ma vie. Comme si le livre, une fois fini, avait subtilement éclairé certaines zones de mon passé, me donnant des clés pour comprendre un peu mieux la personne que je suis.

Enfin ma dernière question voudrait porter sur les influences littéraires qui ont pu être les vôtres. Quelles autrices ou quels auteurs contemporains ont pu vous influencer dans votre écriture ? Vous-même êtes actrice, est-ce que des textes de dramaturges ont pu influencer l’écriture de votre récit ?

Certains auteurs ou certains textes m’ont longtemps accompagnée. Je pourrais citer tout d’abord un livre, Le premier homme d’Albert Camus, dont je relis certains passages depuis mes 20 ans. Je suis particulièrement bouleversée par un passage où il décrit magnifiquement sa relation avec sa mère, la détresse qu’il éprouve à l’idée du fossé qui les sépare de plus en plus, elle qui était sourde-muette, enfermée en elle-même, et lui qui lisait de plus en plus,  découvrait le monde, s’éloignait d’elle. Je me rends compte maintenant que mon émotion de lecture était liée à Georgette…

Quand j’ai commencé mon école de théâtre j’ai découvert Sylvia Plath, en lisant son journal presque d’une traite. C’était très fort, j’avais l’impression de rencontrer une sœur. Je me reconnait beaucoup dans la manière dont elle décrit son travail, dont elle revendique d’utiliser son expérience personnelle comme matière première, dans un lien performatif entre son écriture et sa vie. Elle disait dans une interview qu’on pouvait mettre une brosse à dent dans un poème ! Quand j’ai écrit Georgette j’aimais bien l’idée d’écrire de longs paragraphes sur la manière d’utiliser une raclette, ou une serpillère…

Ensuite je n’ai cessé de lire des autrices et des auteurs dont le processus allait dans ce sens – j’ai beaucoup lu Annie Ernaux, notamment, pour la radicalité de son engagement à restituer le réel. Je ne me suis pas sentie influencée par son style, mais ses livres ont fait mûrir ma volonté d’écrire. Et je dois dire que La Place m’a profondément marquée pendant l’écriture de Georgette.

D’un point de vue plus stylistique il y a eu un déclencheur assez inattendu : quand j’ai commencé à écrire je venais de commencer des répétitions pour la création d’une pièce de Marie Ndiaye, Berlin mon garçon. J’ai lu plusieurs de ses romans à cette occasion et j’ai été émerveillée par son style, par la manière dont ses phrases progressent de manière presque circulaire, dont elle précise les choses en tournant autour… Et ça m’a donné tout simplement envie d’écrire. Au même moment, Virginia Woolf que je lis régulièrement m’a donné le courage de me lancer.

Je pense que mon activité de comédienne m’a lentement préparée à écrire ce premier roman, bien que je ne me sente pas influencée par un ou une dramaturge en particulier. Je dois avouer que je lis peu de pièces de théâtre en dehors du cadre des répétitions… Mais le fait d’incorporer des textes, de les interpréter, explorer aussi bien les sons que le sens des mots, retrouver au plateau la nécessité de la parole, ça oui, j’ai l’impression que ça a marqué ma première expérience d’écriture.

Avant de faire du théâtre j’avais suivi un master de recherche en Histoire, et je pense que ça a joué un rôle tout aussi important. J’ai toujours adoré travailler à partir d’archives, de traces, quelles qu’elles soient. Les déployer et en extraire la poésie. Lutter contre la disparition des choses et des êtres.

  

Dea Liane, Georgette, Editions de L’Olivier, août 2023, 160 pages, 17€