Éléonore de Duve : Écrire l’image absente (Donato)

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Construit autour de la figure de Donato, le livre d’Éléonore de Duve crée un objet pris dans une écriture qui le fait apparaître et, dans un même mouvement, le dissémine. Il ne s’agit pas pour l’auteure de rédiger une biographie dont le récit manque mais de créer un agencement entre la présence de Donato et son absence. Entre cette présence et cette absence, dans l’articulation des deux, l’écriture a lieu.

Donato est un vieil homme mutique, malade, et un jeune homme vivant dans sa campagne italienne, existant dans le livre entre plusieurs âges, plusieurs pays (Italie, Belgique), plusieurs activités (paysan, mineur), plusieurs langues. Le récit d’Éléonore de Duve est moins la reconstitution chronologique et réaliste de la vie de Donato que la juxtaposition – comme un collage, plusieurs collages enchevêtrés – de cette pluralité qu’est la figure de Donato. Le livre est d’autant moins une biographie reconstituant la vie d’un individu que celui-ci n’a pas fait le récit de cette vie (n’étant, de toute façon, pas très bavard) et que les éléments qui pourraient en permettre la reconstitution semblent ne pas exister ou insuffisamment (photographies, témoignages, écrits, etc.). Donato est un individu dont l’existence est banale, quelconque, il n’appartient pas à la catégorie de ceux et celles dont la vie est documentée, est l’objet de discours élaborés et répétés. Reconstituer la vie de Donato se heurte à un double silence : celui de Donato lui-même, celui lié à l’absence d’archives. Donato paraît exister hors du langage, du récit.

C’est pourtant cet être hors du langage qu’il s’agit d’appréhender par le langage, qu’il s’agit de dire sans autre moyen que l’écriture. Dans Donato, l’écriture se fait mémoire, construction d’une mémoire – moins souvenir que mémoire trouée, obscure, perdue, impossible. La mémoire dont il est ici question, plus large que le souvenir, semble être celle que rejoint, à la fin de sa vie, Donato : mémoire trouée ; le langage ayant été aspiré dans le vide du mutisme. Si le livre fait œuvre de mémoire, celle-ci est inséparable de ses propres limites articulées au souvenir qui n’est qu’un tissu élimé, plus ou moins rapiécé, déchiré (« La vérité dans ces lignes – l’unique vérité – est que j’ignore qui fut mon grand-père avant le couchant »).

La narratrice – qui est également un personnage, l’auteure passant du « je » au « elle » et inversement – se prénomme Clio, comme la Muse grecque de l’Histoire, supposée faire le récit du passé, dire et célébrer ce qui s’est passé. La Clio de Donato est universitaire, chercheuse – aussi chercheuse du passé, de la figure de son grand-père, chercheuse d’un récit qui n’existe pas, qu’il faut créer, chercheuse également comme dans la Recherche proustienne. Il ne s’agit pourtant pas pour elle de prétendre reconstituer ce passé dont le récit manque ainsi que les archives. Il s’agit de créer une mémoire effacée, plus que fragmentaire, de tendre vers ce passé sans l’atteindre (« J’essaie d’avancer vers Donato qui se tait, s’éclipse. Je ne l’entends pas, oui, et perds encore sa trace ») : ne pas recouvrir par le langage les zones aveugles, manquantes, les terres inconnues qui demeurent telles (« À la fleur de l’âge, elle aussi a des trous, des béances dans le passé »). Ce qui ne peut être nommé ne doit pas l’être ou, en d’autres termes, là où le récit ne peut être vérifié, là où il est absent, là où les archives sont manquantes, il ne faut pas s’efforcer de combler, de masquer l’absence, la béance. Ce qui est dit se construit à partir de, avec ce qui n’est pas dit, ne peut pas l’être – langage lié à son impossibilité, à sa limite.

La mémoire créée ne peut être comprise comme un récit total, englobant, pas plus qu’un « retour » réel au passé ou du passé, une résurgence pleine de celui-ci : le passé revient comme un revenant, un fantôme présent et absent, une forme vague par laquelle le passé demeure vague, obscur. La mémoire ne peut être que nocturne, très sombre, lieu d’apparitions, de disparitions fugaces, fondamentalement incertaines, de reflets scintillants et s’obscurcissant simultanément, de figures déchirées, s’effaçant. Ce qui caractérise cette mémoire est sa difficulté, voire son impossibilité à être un objet de langage.

Éléonore de Duve ne lutte pas contre cette mémoire, elle s’y enfonce, la développe, la parcourt, puisque c’est à cette condition que l’écriture peut exister. Le but n’est pas de construire un portrait du grand-père, d’en réaliser un visage parfait, clair et précis : Donato est à la fois présent et absent du livre, il est donné (donato, en italien, est le participe passé de donare : faire don, donner) et retiré, en retrait. Le but n’est pas de le figer en une image, un récit, mais de faire proliférer le récit, de le pluraliser, de pluraliser l’image, d’en construire la réalité tout en la laissant à sa virtualité (Donato ne s’épuisant pas dans telle ou telle image, dans tel ou tel discours).

Plus qu’un personnage, Donato est une figure faite de mots, d’images, de fragments sensoriels, de paysages, de gestes qui sont autant de fictions affirmées comme telles bien qu’elles apparaissent comme la seule réalité qui soit donnée de Donato. L’image produite ne fige rien, n’est pas l’image immobile d’une photographie, elle demeure mouvante, comme « bougée », et il en va de même pour le langage qui est fait flottant, qui se nie en s’affirmant, qui fait silence en s’énonçant, qui « tremble », saute, animé de sa propre spectralité.

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La mémoire impossible, en tout cas manquante, délabrée, du récit, le silence qui en est le fondement – un fondement qui est une absence de fondement – sont liés à l’imagination et, paradoxalement, à une prolifération du langage. Ce sont les rapports qu’établit Éléonore de Duve : mémoire et imagination, silence et langage, les quatre notions étant liées entre elles. Il paraît évident de dire que si la vie du grand-père n’a pas été racontée, si aucune archive n’existe, la seule possibilité est celle de l’imagination : cette vie ne peut être qu’imaginée. C’est bien ce que fait l’auteure/narratrice qui présente son récit comme l’œuvre d’une imagination au travail. Cependant, dans Donato, cette imagination est affirmée comme telle : moins un pouvoir de reconstitution plus ou moins vraisemblable que puissance « délirante », prolifération d’images dont aucune n’est l’image, chacune existant en lien avec sa propre impossibilité, chacune étant relancée dans une autre image et une autre encore. Moins des souvenirs que des images proliférantes qui constituent la mémoire errante de Clio, mémoire qui est fiction, série de possibles animée par son propre échec, par les limites de l’image, du souvenir, du langage.

De ce point de vue, on pourrait remarquer que, dans le livre, les différents moments de la vie de Donato sont organisés en brouillant l’ordre chronologique de l’existence : on passe de l’enfance à la vieillesse pour revenir à l’enfance, à l’adolescence, à l’âge adulte avec des retours en arrière, au présent de la narration, etc. L’ordre chronologique est surtout le moyen par lequel des perturbations apparaissent, des sauts dans le temps, des ruptures, des unités momentanées et fragiles. Cet ordre du temps serait habité par une autre temporalité, chaotique, à l’intérieur de laquelle les dimensions différenciées du temps brouillent leurs frontières, se mêlent, se juxtaposent, se font écho, se distinguent, l’une n’étant pas le prolongement clair d’une autre. On pourrait dire que le temps, dans Donato, est celui d’une durée impliquée par la mémoire trouée, erratique – temps lui-même erratique, chaotique, par lequel les images de Donato circulent, se forment, s’effacent, s’opposent, s’inventent : vieux et jeune en même temps, dans le même temps, la même durée qui s’étire, mourant et jeune homme bien vivant, en Italie et en Belgique, ne parlant pas français et parlant français, etc., la succession de ces moments dans le livre, dans l’ordre de la narration, correspondant à une simultanéité dans la durée constitutive du livre. Livre de la mémoire impossible, Donato serait aussi le livre de ce temps, cette durée par laquelle Donato, le grand-père, ne peut apparaitre que sous la forme d’images plurielles, contradictoires ou convergentes, mouvantes – une série d’images comme dans une galerie des glaces, comme dans un film d’Orson Welles (« cependant que les navettes s’épuisaient, à l’ancienne, et que se créaient sur l’ensouple une image, puis une autre, une autre, qu’elle raboutait les unes aux autres »).

La langue, l’écriture, sont liées à la durée chaotique de la mémoire que le livre déplie. L’auteure, par exemple, passe volontiers du présent au conditionnel : ce qui est dit est un récit biographique mais ce récit n’est lui-même qu’une possibilité imaginée, la possibilité d’un autre récit différent existant tout autant, la possibilité que ce récit soit faux, (« peut-être qu’ils avaient tu cette inclination partagée »), etc. Autre exemple : les deux possibilités coexistent, juxtaposées, reliées/séparées par un « ou » : non pas A ou bien B mais A ou peut-être B ou peut-être C ou…, chacune de ces possibilités étant posée en même temps que d’autres. Dernier exemple : ce qui est dit de tel « personnage », est présenté comme une version possible, un ensemble imaginé par cette imagination affirmée comme incertaine, comme une image parmi d’autres, etc. Éléonore de Duve court-circuite la biographie, la véracité du récit, la reconstitution « historique », la vraisemblance de la narration pour laisser leur place au possible, à la pluralité des possibles, à un récit qui hésite, qui revient sur lui-même pour sinon s’annuler, du moins se problématiser, s’affirmer comme avançant à travers le vide, le silence, à la frontière entre ce qui a eu lieu et ce qui a pu avoir lieu et ce qui n’a pas eu lieu (« Lucia serait la grand-tante de Donato, pleine de vigueur malgré ses jambes, forte, fière et malicieuse, religieuse, aimante, et détestable en outre, sinon, elle n’aurait pas survécu (elle a peut-être existé, de façon générique : elle a existé) »).

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Éléonore de Duve écrit une langue qui pose des présences effectives comme des présences virtuelles, une langue qui ne peut que reconnaître sa propre incertitude, ses propres limites et sa propre puissance qui inclut ses limites : ne pas pouvoir tout dire, ne pas vouloir dire, dire mais en laissant l’espace pour autre chose qui n’est pas dit, faire bifurquer ce qui est dit selon d’autres récits, faire de l’impossibilité de dire le moteur d’une création dans et par la langue, par l’écriture – invention, donc, d’une langue, d’une écriture souveraine, c’est-à-dire véritablement écriture. Cette écriture et à la fois une langue qui permet de dire et qui se heurte au silence, à l’impossibilité de dire, une langue qui fait aussi obstacle (comme l’expriment, par exemple, la difficulté de Donato à parler le français ou encore les divers moments du livre où des « personnages » s’expriment par des formules incompréhensibles ou délirantes, des sortes de borborygmes, ou parlent une langue que l’on ne comprend pas, etc.). Cette écriture est indissociable de la nature chaotique de la mémoire, de la puissance de l’imagination en quelque sorte « pure », de la dynamique créatrice entre langage et silence, entre ce qui est dit et le fond muet, impossible, sur lequel cela apparaît. Une écriture, encore une fois, souveraine, qui n’est soumise à rien d’autre que sa propre logique – imaginante, s’affirmant et s’effaçant, dans laquelle prolifèrent les possibles, les images, les figures.

Une telle écriture ne peut que dessiner en creux, bien que parfois de manière explicite, la place subjective de la narratrice qui se confond avec l’écrivaine. Donato est un récit qui est désigné comme un récit subjectif – non pas la reconstitution biographique de la vie du grand-père mais un point de vue subjectif sur cette vie (« mes propres visions »), point de vue indissociable des limites de cette subjectivité qui est moins personnelle qu’animée par la puissance de la mémoire et celle de l’imagination qui l’habitent et impliquent l’écriture qui la rythme ; indissociable d’un Je qui se déploie en même temps qu’il déploie la figure d’un Il ; d’une fiction par laquelle le soi est imbriqué dans un autre et inversement, de manière inhérente, immanente (« Dans ces lignes, j’aimerais qu’il ne s’agisse pas de moi et cependant il n’y aura pas Donato sans une intervention, sans mon ventre de matriochka à ouvrir grand, contenant plus que lui seul »). Une écriture de soi, donc, à condition de reconnaitre que ce soi est un autre, et inversement, un soi troué, errant dans le monde de cet autre qui est en lui – autre qui est lui-même un autre, la figure qui existe dans le livre étant elle-même possible, imaginée, existant dans un dehors par lequel elle ne peut se refermer sur elle-même en un tout définitif, donné une fois pour toutes.

Si Donato est moins un personnage qu’une figure, c’est qu’il est à la fois cerné selon des caractéristiques individuelles et qu’il échappe à celles-ci pour devenir un ensemble impersonnel : de possibilités, de temporalités, de rapports à autre chose que lui. Le dépliement de la figure de Donato s’accompagne du dépliement de tout un monde impliqué par Donato : telle région d’Italie, tel parler, tel mode de vie, telles personnes singulières, tels paysages, tels rapports à l’animal, au végétal, à la mort, à l’Histoire, tels sentiments… Le récit d’Éléonore de Duve développe ce monde comme un ensemble de rapports qui définissent Donato mais le définissent par autre chose qui n’est pas lui, qui est plus grand que lui. Et ce monde impliqué par la figure de Donato implique lui-même des devenirs, en particulier avec la nature, sur lesquels l’auteure écrit des pages réellement très belles, inventant une écriture qui relie l’infiniment fragile d’un brin d’herbe, d’un insecte, au spectacle des étoiles, à des rythmes naturels puissants (« Et la nuit. Et dans l’instant : la main de Cloe sous la lune de charbon caresse et serre, puis le recommencement : les bêlements de l’aube, c’est-à-dire, si on observe correctement, le soleil bas qui bat l’aile lainée d’une colombe qui, le vent qui, la peau qui protège, notamment, le cœur »).

Ce monde est aussi un monde historique, d’une population pauvre d’une province pauvre d’Italie, d’une période où la guerre existe, toute proche, celui des migrants italiens partis travailler aux USA ou en Belgique, séparés de leur famille, parfois sans retour, celui des travailleurs dans les mines belges, jeunes, perdus, contractant telle maladie liée aux poussières inhalées, celui de l’accès à une autre existence… C’est aussi ce monde qui existe dans Donato, qui est inclus par Donato, monde souvent demeuré sans paroles reconnues, sans paroles entendues ni écoutées, ou même sans paroles énoncées – monde demeuré invisible, anonyme, effacé qui devient ici central.

Le livre d’Éléonore de Duve réunit tout cela en un récit qui trace la figure d’une vie. Donato : une vie singulière et commune, telle vie qui est plus large que le seul individu, tel individu qui implique en lui-même cette vie plus large que lui – des sensations, des émotions, des devenirs, des forces historiques, des puissances naturelles, des beautés, des énigmes quotidiennes, une ligne de vie qui avance (« Ce qu’est une vie […]. En réalité, c’est une ritournelle »). Cette ligne de vie est aussi celle de la narratrice/écrivaine qui trace son texte avec des puissances plus larges qu’elle : la mémoire qui échappe à la personne (« la mémoire, quand elle fonctionne, connaît cet emboîtement aléatoire »), l’imagination qui impose sa logique, le temps qui emporte dans son chaos, le monde de Donato qui est aussi, en un sens, le sien, l’entrainant hors d’elle-même.

Pour toutes ces raisons, Donato est un livre étonnant, enthousiasmant, parmi les plus belles lectures de cette rentrée littéraire, et même au-delà, un des plus beaux parmi ceux qui ont été récemment publiés.

Éléonore de Duve, Donato, éditions Corti, 216 p., 21€. En librairie le 31 août 2023. 

A suivre sur Diacritik, demain mardi 5 septembre, entretien avec Éléonore de Duve.