Luc Dellisse : La poésie lectrice de l’île (Le cercle des îles)

œuvre originale de Souad Azar, pour Le Cercle des îles, Luc Dellisse L’Île, accompagnant les vingt-cinq Premiers exemplaires du recueil

Ce dont rêve la littérature française, ce n’est pas d’une île, mais d’un château ou d’un jardin, toutes époques et versions confondues — de l’éden de Jean-Jacques à la résidence secondaire de nos contemporains : la jonction des deux se trouve peut-être dans le pré de Candide. Et l’écrivain français, quand il voyage, ce n’est pas dans l’espace, mais dans le temps qu’il le fait : Rome, Athènes, Jérusalem. Citadin traversé par l’imaginaire des îles, Luc Dellisse est donc moins écrivain français qu’écrivain tout court. Deux récents livres d’essais, Libre comme Robinson (Les Impressions Nouvelles, 2019) et Un sang d’écrivain (La Lettre volée, 2020), ont noué davantage goût de solitude et amour du style, l’un et l’autre synonymes de plaisir, de joie, de liberté. Un nouveau recueil de poésie, Le cercle des îles (Le Cormier, 2020), prolonge mais surtout recadre cette hantise de l’île dans l’œuvre d’un grand voyageur.

Chez Luc Dellisse, l’île est d’abord réelle : Porquerolles, Belle-Île en mer, Sicile, Manhattan, Istamboul, et tant d’autres qui restent innommées. Elle est aussi une géographie : rive, digue, phare, installations portuaires, barque, trottoir, chambre d’hôtel, –les poèmes de recueil sont intarissables sur ce genre de lieux et leurs chemins. Mais avant tout l’île est cosa mentale : une manière de voir et de vivre le monde qui n’est pas le privilège de ces endroits reculés, mais la transformation du regard. Rupture qui brise le quotidien et fait accéder à un surplus, à une différence que le poète n’a pas peur de rapprocher de l’immortel. D’où le pluriel des îles et l’idée de cercle : l’île nous serre, nous embrasse, nous brusque heureusement pour nous forcer à revivre des expériences enfouies –celles de notre vécu biographique, celles que gardent les traces du temps– et à nous restituer la beauté et la justesse de la vraie vie que tout sinon offusque. D’où aussi le grand écart entre les îles qu’évoque Luc Dellisse et les images de divertissement ou d’évasion qui prolifèrent autour de nous. On n’habite pas une île, on peut tout au juste s’y rendre, pour peu de temps, sans jamais vraiment se détacher du continent (le mot « escale » revient à plusieurs reprises), et seulement pour s’y livrer à une manière d’initiation –sans quoi on ne fait que du tourisme. Aussi l’île est-elle moins voyage qu’épreuve, même si le livre de Luc Dellisse comporte un grand cycle de poèmes sur la Sicile, et cette épreuve n’est jamais solitaire. Il ne s’agit pas de tenter de survivre, à la Robinson, mais de se préparer à une rencontre : avec soi, avec l’écriture, mais aussi avec l’autre –et partant avec le sexe, passerelle évidente entre les plis des draps à l’intérieur des chambres et la fougue du vent et de la lumière dehors. Il convient ici de ne pas sauter l’épigraphe du livre, qui exprime puissamment cette fulgurance symbolisée par île, capable de transfigurer ce qui est petit, voire ce qui est enfermé :

La liberté n’est pas plus ou moins grande selon que les limites sont plus étroites ou plus larges. (Simone Weil, L’Enracinement)

Gêne et liberté, prison et latitude : on peut être captif d’une île, se plier à sa petitesse, « courir en rond sans jamais boucler la boucle, voir l’horizon ouvert sans un instant de répit, être pris au piège avec quatre bateaux par jours pour s’échapper » (p. 51), tout en trouvant dans cet encerclement de quoi se hisser jusque dans les nuages. Les deux axes de l’horizontal et du vertical, mais aussi de la surface et de la profondeur, du présent et de l’éternel composent ici un dispositif à même de produire des fulgurances.

Or, les déchirures qui libèrent ne se confinent pas au seul niveau des thèmes ou des motifs, tapisserie pourtant très riche dans ce recueil dont chaque poème dévoile une autre facette de la masse insulaire. Le texte fait plus que présenter une philosophie de l’île. Il déplie aussi son vocable clé de deux manières qui touchent chacune à la matérialité même de l’écriture.

Pour commencer, et c’est merveille de dévider cet écheveau d’une page à l’autre, Le cercle des îles sature chaque ligne de variations graphiques et sonores sur le terme générateur de l’«île ». Stratégie de dissémination capitale dans un volume qui, par ailleurs, recourt très peu aux systèmes conventionnels du mètre et de la rime. En voici un exemple (« Jardins de sable », p. 33), quasiment choisi au hasard :

(…)

Les grands arbres de panique si
Terriblement sexuelle. Silence.

Rares sont les îles quadrillées en jardin
Où les fruits sont des expériences
Et les feuilles croissent debout dans les étoiles

(…)

Au centre de la composition (ligne 3 du fragment prélevé) : le mot « îles », que l’on retrouve, masqué à l’oreille mais proéminent à la vue, immédiatement après : « quadr/il/lé/es », puis, une ligne plus bas, dans « feu/iles » et « éto/iles », avant que la densité de pareil réseau fasse remonter le regard vers le haut de la page afin d’y débusquer des occurrences non moins remarquables : « sile/nce », puis, plus radicalement encore, mais comment ne plus le voir ni l’entendre, l’arc qui se tend des premières aux dernières lettres du vers inaugural : « Le/…/si ».

N’insistons pas davantage : les poèmes s’affichent comme des territoires mêlés où terre et ciel ou terre et mer, puis sons, lettres, mots et phrases dessinent des configurations sans cesse changeantes, rafraîchies par chaque nouvelle lecture. Ce champ d’attractions mutuelles –et c’est la seconde grande tactique textuelle du livre– crée alors des plis où le vers devient poème et le poème, vers, cependant que l’architecture des textes se confond avec les images disant les routes et les espaces, dans des torsions à la fois terriblement baroques et parfaitement transparentes. Ainsi dans le diptyque que voici (p. 79), de nouveau pris parmi tant d’autres possibles :

Île ouverte comme une carte
Dépliée sur la mer de marbre (p. 79)

Admirable superposition du grand et du petit (l’île et la carte de l’île), mais aussi de ces extrêmes que sont le minéral et le liquide (et dans l’image du marbre on peut distinguer aussi le déplacement métonymique des monuments antiques visités sur la terre ferme, celle plus particulièrement de la Sicile), sans oublier évidemment que les deux lignes s’ouvrent aussi de part et d’autre de la colonne centrale du livre : « île … (dép)/lié/ ».

Luc Dellisse, Le cercle des îles, Bruxelles, Le Cormier, 2020, 106 p., 18 €