Catherine Deneuve : La Croisette sa muse (The Hunger/Les Prédateurs)

Affiche officielle - 76e édition Festival de Cannes © Photo de Jack Garofalo/Paris Match/Scoop – Création graphique © Hartland Villa

Cette année, Catherine tapisse La Croisette. Depuis Les Parapluies de Cherbourg, Cannes invite Deneuve en fanfare, avec les honneurs. Près de trente films dans les différentes catégories : Un certain regard, La Quinzaine des réalisateurs, La Semaine de la critique, Cannes Classics et Cinéma de la plage avec poignée de chefs-d’œuvre, et surtout la Sélection officielle, en lice ou hors compétition, en ouverture ou en clôture. Le prix d’interprétation frôlé en 1986 avec Le Lieu du crime d’André Téchiné est réparé par une Palme d’honneur en 2005, puis l’Award/Prix spécial du 61e Festival de Cannes 2008 pour l’ensemble de sa carrière. Récompense attribuée ex-aequo à Clint Eastwood qui partage la présidence avec Deneuve en 1993. Catherine post-Indochine, nommée à l’Oscar de la meilleure actrice, est pressentie pour le rejoindre Sur La Route de Madison, mais les producteurs ne la trouvent pas assez bankable. Au rayon des lauriers, trois films avec Deneuve : Prix du Jury avec Persepolis de Marjane Satrapi (2007), deux Palmes d’or : Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy (1964), Dancer in the Dark de Lars von Trier (2000).

Il y a juste 40 ans, une séance de minuit hors compétition. Catherine monte les marches avec un film de vampires : The Hunger de Tony Scott. Elle partage l’affiche avec David Bowie et Susan Sarandon. Inauguration du nouveau palais des festivals surnommé illico « le bunker ». Bowie est absent, Gainsbourg joue les chevaliers servants de Deneuve en smoking YSL. Sur les marches qui se resserrent comme au sommet d’un temple aztèque, la cohue est telle que la femme du producteur tombe en syncope. Le film, curiosité cinématographique, se vautre à sortie, devient culte avec les décennies. Depuis, Bad news from the stars et Blackstar chantent Gainsbarre et Bowie dans les cieux. Tony Scott, lui, saute du pont Vincent-Thomas, à San Pedro, près de Long Beach. « On the edge », murmure Deneuve qui a pris la tangente de la vie. Sur le tournage de Tristana, Luis Buñuel lui déclare : « Catherine, vous devriez jouer un vampire ». En 1983, la prévision s’accomplit pour cette créature d’elle-même. Phénix qui ne cesse de se réinventer, renaître à bientôt 80 ans. Kathy Gri-gri pour le 7e art, fantastique, éternelle.

The Hunger est l’adaptation d’un roman éponyme de Withley Strieber, auteur de livres d’horreur plusieurs fois adapté au cinéma : Wolfen de Michael Wadleigh, Communion de Philippe Mora, Le Jour d’après de Roland Emmerich. Dans le récit littéraire, la docteure Sarah Roberts spécialisée dans les syndromes de vieillissement précoce, ne rate pas son suicide. La vampire Miriam Blaylock, immortelle, sème la police à ses trousses, s’enfuit à New York.

Tony Scott, de sept années le cadet de Ridley, joue à 16 ans dans le premier court-métrage de son frère, Boy and Bicycle, puis apprivoise les images dans la publicité. The Hunger est son premier film, destiné dans un premier temps à Adrian Lyne (9 semaines et 1/2, Liaison fatale). Quatre ans plus tard, Scott réalise Top gun, un succès planétaire, en 1993, True romance à partir d’un script de Quentin Tarantino, thriller le moins conventionnel du cinéaste avec The Hunger. Film d’horreur qui flirte avec la série B, le giallo avec son casting original, inattendu, impérial. Deneuve et Bowie campent des vampires aux allures de sœur et frère. Deneuve et Sarandon forment un couple saphique toujours vibrant dans l’Histoire du 7e art queer.

The Hunger/Les Prédateurs © Mission distribution

En 1983, Catherine Deneuve est une star en France et aux États-Unis — elle tourne six films aux USA : April fools/Folies d’avril de Stuart Rosenberg (1970) ; Hustle/La Cité des dangers de Robert Aldrich (1976) ; March or die/Il était une fois la légion de Dirck Richard (1977) ; The Hunger/Les Prédateurs de Tony Scott (1983) ; D’Artagnan de Peter Hyams (2001) ; Funny Birds de Hanna Ladoul & Marco La via (2023). Les Américains l’estampillent « plus belle femme du monde ». Deux ans avant le tournage de The Hunger, elle rencontre le plus gros succès de sa carrière avec Le dernier métro de François Truffaut, décroche son premier César. Image de la working girl chère aux eighties, elle est choisie, suite à un sondage populaire, pour représenter Marianne, le visage républicain de la France. Avec The Hunger, Deneuve devient une icône non seulement gay (grâce à ses collaborations avec Jacques Demy, André Téchiné, Gabriel Aghion, François Ozon, Gaël Morel, Christophe Honoré…), mais aussi une égérie lesbienne. Dès la sortie de Belle de jour, Bill Krohn le critique et historien de cinéma écrit : « Catherine Deneuve signe son style : un visage d’ange et une libido du diable ».

En 1991, suite au succès de The Hunger sur le marché de la vidéo, le magazine lesbien Curve se fait d’abord appeler Deneuve. L’actrice interdit l’utilisation de son nom, non pour des raisons de contenu homosexuel, mais pour une utilisation marchande de son patronyme. Elle confie au magazine Idol en 1995 : « Les femmes étaient particulièrement touchées par le film – encore plus lorsqu’il est sorti en vidéo. Elles me demandent toujours de signer sur la jaquette de cette vidéo. […] Quand le film est sorti, je pouvais sentir dans les interviews que les femmes ne me considéraient pas comme un vampire. J’étais devenue un symbole pour les lesbiennes ».

Deneuve signe et persiste dans cette ligne subversive. Elle embrasse plusieurs femmes dans sa filmographie : Geneviève Page dans Belle de Jour de Luis Buñuel, Anne Parillaud dans Écoute voir de Hugo Santiago, Danielle Darrieux et Laurence Côte dans deux œuvres de André Téchiné : Le Lieu du crime et Les Voleurs, Hélène Fillières dans Au plus près du paradis de Tonie Marshall, Fanny Ardant dans 8 femmes de François Ozon… Son rayonnement cinématographique qui confine au mythe est accentué par son ambivalence masculin-féminin. Alchimie des plus grandes stars comme Greta Garbo, Marlène Dietrich, Bette Davis ou Katharine Hepburn. Sous son enveloppe sophistiquée, les mouvements corporels et les intentions de jeu de la Grande Catherine sont empreints de virilité. Peut-être est-ce pour cela que Gérard Depardieu a dit d’elle : « Elle est l’homme que je voudrais être » ? 

The Hunger/Les Prédateurs © Mission distribution

En 1975, Susan Sarandon est révélée dans The Rocky Horror Picture Show de Jim Sharman, comédie musicale gothique. Lors du tournage de The Hunger, elle est une comédienne discrète au box-office, remarquée dans deux films de Louis Malle, alors son compagnon : La Petite avec Brooke Shields, Atlantic City avec Burt Lancaster. Il lui faut attendre 1987 pour que sa carrière s’envole avec Les Sorcières d’Eastwick de Gorges Miller, où elle donne la réplique à Jack Nicholson, Michelle Pfeiffer et Cher.

1983 est une année faste pour David Bowie qui surfe sur le succès mondial de l’album Let’s dance. Sur les riffs cocottes de Nile Rodgers, il arbore un look anglo-germanique avec ses costumes croisés et ses cheveux blond aryens. Le dandy glam rock tourne deux longs métrages cette année-là, The Hunger et Furyo de Nagisa Oshima avec la pop star japonaise Ryūichy Sakamoto.

Tony Scott choisit la costumière Milena Canonero qui reçoit trois Oscars : Barry Lyndon de Stanley Kubrick, Les Chariots de feu de Hugh Hudson, Marie-Antoinette de Sofia Coppola. Pour habiller Deneuve, elle s’inspire du couturier qui a donné le pouvoir aux femmes : Yves Saint Laurent. Jusqu’au dernier défilé YSL en 2008, la star est l’ambassadrice de ses créations qui reflètent l’ambiguïté de son mystère. Avec les costumes de Belle de Jour, Saint Laurent entre dans l’Histoire du 7e art, marie le chic et le pervers. Il dessine les tenues de Deneuve dans La Chamade d’Alain Cavalier, La Sirène du Mississipi de François Truffaut, Liza de Marco Ferreri, Un flic de Jean-Pierre Melville…

Pour les prothèses de vieillissement, Tony Scott fait appel à Dick Smith surnommé « le parrain des effets spéciaux ». Cet artiste qui rend Dustin Hoffman centenaire dans Little Big Man de Arthur Penn, fait tourner la tête de Linda Blair dans L’Exorciste de William Friedkin, pulvérise les crânes dans Scanners de David Cronenberg.

Fort de ses multiples talents, The Hunger se veut chic et européen comme Deneuve, androgyne et gothique comme Bowie, sensuel et sexy comme Sarandon. Malgré tous ses atouts, le film qui sort en juillet 1983, connaît un fiasco avant de devenir culte.

The Hunger/Les Prédateurs © Mission distribution

Une œuvre culte s’inscrit dans son époque et correspond de façon plus ou moins souterraine aux mutations et aux aspirations de la société. The Hunger est référencé dans les films de vampires pour deux raisons : l’une obscure et l’autre lumineuse. La raison obscure est pandémique. En 1983, un mal étrange décime la communauté homosexuelle. Cette année-là, à l’Institut Pasteur de Paris, le Professeur Luc Montagné et son équipe de chercheurs le nomment officiellement « SIDA ». Dans ce contexte, la scène d’amour entre Deneuve et Sarandon ponctuée d’inserts de sang vus au microscope prend un double sens de contamination. La partie du film où, à l’hôpital, Bowie dépérit de façon foudroyante n’est pas sans rappeler les malades d’alors. L’effarement et l’impuissance de la médecine peuvent tout à fait se traduire par la stupeur de la docteure Roberts.

La raison lumineuse vient du mouvement homosexuel féminin qui plébiscite The Hunger. Jusqu’alors l’image de la lesbienne au cinéma est celle d’une névrosée qui refoule ses tentations, meurt souvent dans des conditions atroces. En 1936, dans La Fille de Dracula de Lambert Hillyer, Gloria Holden combat à la fois son statut de vampire et ses penchants homosexuels. En 1940, dans Rebecca de Alfred Hitchcock, Judith Anderson campe une gouvernante fétichiste qui caresse les sous-vêtements de sa maîtresse défunte. Elle périt dans les flammes comme une sorcière. Même si Deneuve incarne un vampire, donc une déviante, son personnage est sentimental car il ne peut vivre seul. Seul l’amour peut soulager sa condition solitaire d’immortelle. Sa séduction est renforcée par son histoire d’amour très charnelle avec Susan Sarandon. Les costumes du film traduisent l’attraction des héroïnes.

Sarah Roberts, cheveux courts, tailleur masculin, ancrée dans le XXe siècle, rencontre Miriam Blaylock vêtue de noir et de blanc à l’exception de ses lèvres maquillées rouge sang. Son chapeau à voilette, son manteau style 1940 et sa broche en forme de salamandre, défient les lois du temps. Pline l’Ancien définit la salamandre comme « un animal si froid que rien qu’à toucher le feu, il l’éteint comme le ferait de la glace ». Pour le rôle de Miriam, Scott joue avec l’image papier glacé Saint Laurent de Deneuve. Sa beauté classique prend valeur ici d’immortalité.

Un montage parallèle montre l’innamoramento entre les deux femmes. Miriam ressemble à une araignée. Veuve noire, elle pleure son mari décharné, mais attire aussi la docteure Roberts dans sa toile vampirique symbolisée par son voile de tulle. Face à elle, Sarah est ensommeillée, nue, sans défense face au pouvoir du mort vivant. Pourtant, sa larme souligne qu’elle éprouve inconsciemment des sentiments pour Miriam.

Dans la séquence de la séduction, Deneuve porte une robe noire. Reptilienne, elle hypnotise Sarandon au piano, joue Lakmé de Léo Delibes interprété par deux femmes. Le Xérès que Miriam offre à Sarah se transforme en gouttes de sang sur les seins de la docteure. La particularité du Xérès réside dans son vieillissement obtenu selon un système d’assemblage délicat. Les vins jeunes s’allient aux vins plus âgés et les réveillent. L’assemblage final comporte toujours une forte proportion de vins anciens. Métaphore de l’union vampirique des deux personnages. Dans cette séquence, Miriam porte une robe et Sarah un costume d’homme. C’est pourtant Deneuve qui séduit selon l’archétype masculin et Sarandon qui joue les Peggy du saloon. Cette opposition entre le fond et la forme jette le trouble, envoûte à son tour le spectateur. À la fin du film, quand Sarah devient vampire, elle choisit l’homosexualité, ce qui fait de The Hunger un film lesbien triomphant.

The Hunger/Les Prédateurs © Mission distribution

The Hunger propose une mise en scène clipesque à décoder. Pendant le générique d’ouverture, le groupe post-punk Bauhaus et son chanteur Peter Murphy qui revendique une filiation glam rock avec David Bowie, interprètent l’un de leurs plus grands succès : Bela Lugosi’s dead. Pendant sa prestation, le chanteur stylise la seule chauve-souris du film avec les pans de sa veste. Si sa chanson rend hommage à Bela Lugosi, l’interprète de Dracula de Tod Browning en 1931, elle proclame aussi sa mort, renvoie aux oubliettes l’attirail cinématographique du vampire : les gousses d’ail, le pieu, le crucifix, les crocs qui s’allongent… Comme le montrent les plans de l’aube sur New York, les vampires vivent désormais le jour comme la nuit, tranchent la gorge de leurs victimes à l’aide d’un bijou égyptien : un ankh, symbole de longévité.

Pendant l’ouverture du film, différentes séquences s’enchevêtrent, brouillent la narration du récit. Cet amalgame, à l’image des vampires, bouleverse les lois de l’espace-temps. Dans l’antre baroque de Miriam, les siècles semblent contenus dans une plainte comme le traduit la bande originale du film composée par Michel Rubini et Jenny Jaeger. Nappes de synthé sourdes ponctuées de sons stridents qui évoquent le verre rayé ou brisé. Mélancolie inhérente à l’immortalité. Gémissements de la soif de sang. Lacérations douloureuses de l’ankh imposées aux victimes des Blaylock.

Dans le monde des vivants, une mise en scène frénétique traduit la vacuité de la condition humaine, le laps de temps accordé à un être sur terre. À partir du générique, les plans sont striés de lignes horizontales et verticales. Au temps horizontal, profane, zodiacal ou grégorien, inventé par les hommes, s’oppose le temps vertical qui traite de l’incubation et de la réalisation artistique, s’apparente à la perfection au mythe du vampire. Ces traits évoquent le contraste entre l’ombre et la lumière, la séparation du monde des morts et des vivants. Rayures stylisées de Stephen Goldblatt, le chef opérateur de Cotton club de Francis Ford Coppola, Batman forever de Tim Burton, nommé aux Oscars en 1995 pour Le Prince des marées de et avec Barbra Streisand.

The Hunger traite de la séparation sentimentale inexorable. C’est un film pessimiste où chaque protagoniste termine un cycle d’existence, insatisfait de sa métamorphose. John refuse la décrépitude. Sarah, la vampirisation. Elle tente de suicider. En vain. Dans sa rébellion, elle condamne Miriam aux ténèbres. Son échec est condensé en un seul plan. Celui où Sarandon fait face au cadavre mutilé du singe cobaye. En contrechamp, elle est regardée par l’animal décédé, donc par la mort. Cet angle de la caméra l’enferme à son tour derrière les barreaux de la cage. Le spectateur sait de façon intuitive que Sarah deviendra, malgré elle, un vampire.

Au final, le grillage qui protège le cercueil de Miriam rappelle celui où s’accroche Peter Murphy dès l’ouverture du film. Dans The Hunger, quand le temps horizontal rencontre le temps vertical, il se transforme en grille. Et l’immortalité du vampire tant convoitée devient geôle où règne l’isolement pour l’éternité. Malgré sa mise en scène clipesque, quelques incohérences scénaristiques et une fin qui sacrifie à l’hémoglobine, cette curiosité cinématographique est à (re)voir comme une référence de visibilité pour les communautés gay, lesbienne, rock et gothique. Un film d’amour fou qui traverse les espaces-temps avec une grâce érotico-macabre. « Forever and ever ».

The Hunger/Les Prédateurs de Tony Scott, MGM/Peerford Ldt, 97’, avec Catherine Deneuve, David Bowie, Susan Sarandon, Willem Dafoe (caméo), à louer ou acheter sur Canal VOD, Amazon Prime Vidéo, Apple TV.