Louis Witter : « Nous sommes là car nous avons des rêves » (La Battue. L’État, la police et les étrangers)

La Battue, du journaliste et photographe Louis Witter, expose des faits, les questionne, les analyse, informe et met en perspective. Le livre dénonce la politique policière et donc violente que l’État français théorise et pratique à l’encontre des exilé.e.s sans papiers à Calais depuis des années (mais aussi ailleurs sur le territoire). Si cette politique vaut contre les exilé.e.s, elle vaut sans doute de même, finalement, contre la population en général. La Battue est un livre qui met au jour le fait que la politique française, depuis des années, s’appuie sur des pratiques policières hostiles aux populations.

Le titre du livre exprime clairement ce dont il s’agit. Une battue est une pratique de chasse consistant à battre les buissons, les taillis, pour en faire sortir les animaux considérés comme du gibier à tuer. Aller chercher les animaux là où ils vivent, survivent, les rechercher pour les chasser, leur ôter la vie alors que les animaux en question, eux, ne cherchent qu’à vivre. C’est un mode opératoire similaire que la police française pratique à Calais et sur le littoral. Même s’il ne s’agit pas de tuer directement les personnes exilé.e.s qui y survivent, de les assassiner, il s’agit de supprimer leurs maigres moyens de survie : les harceler, détruire leurs tentes, leurs bâches pour se protéger de la pluie, leurs affaires, les moyens matériels mis en place pour se nourrir ou boire, les liens de solidarité, etc. Comment des personnes peuvent-elles survivre si sont détruits jour après jour les moyens les plus élémentaires de leur survie ? C’est cette destruction programmée qu’exécutent la machine policière, la hiérarchie étatique qui fixe la stratégie, les pouvoirs locaux, les individus qui obéissent aux ordres : les responsables et coupables ont des noms qu’il suffit de prononcer, des visages que l’on peut identifier.

Le titre du livre, de manière crue, souligne la déshumanisation impliquée par cette politique : les exilé.e.s sans papiers ne sont plus considéré.e.s comme des êtres humains, respecté.e.s en tant que tel.le.s. Ils et elles sont traité.e.s comme des animaux sauvages, des êtres dont la vie n’importe pas puisque l’on peut la rendre invivable, l’empêcher même de manière indirecte, la supprimer, sans que cela ne soit l’ordre directement donné : une thanatopolitique qui ne dit pas son nom, une biopolitique fondée sur l’idée que certaines vies humaines ne sont pas humaines, valent moins que d’autres, et au fond ne valent rien puisque toute la stratégie politique et policière mis en place à Calais a pour finalité de rendre ces vies impossibles, de les effacer, de les exclure de l’espace commun, de les laisser éventuellement crever. Les sonorités du titre font entendre cette violence : « battue » évoque « battre », « abattre » ; « la battue » ou « l’abattu »…

La déshumanisation concerne aussi le fait que ces traitements inhumains infligés aux personnes exilé.e.s visent à produire des exemples afin de freiner ou d’empêcher d’autres arrivées de sans-papiers non seulement dans cette zone mais plus largement en Europe. Les individus, tel type de population particulière réduite à des caractéristiques abstraites établies comme étant négatives par l’État, sont traités comme des moyens et non comme des humains qui en eux-mêmes ne peuvent être soumis à aucune finalité les rabaissant au rang d’objets. La vie de ces individus, le devenir de ces populations ont ici comme fonction de permettre la finalité déterminée par l’État français, par les États européens en général : empêcher la venue en Europe de populations fuyant les violences politiques et sociales, fuyant les guerres, les conflits meurtriers, les situations économiques invivables, l’écroulement des systèmes écologiques ou économiques – des populations qui veulent survivre, qui veulent vivre, et que l’on empêche de survivre et de vivre. Les exilé.e.s sont ainsi traité.e.s comme des objets, non comme des humains, utilisé.e.s pour rendre possible une politique de mort.

Une telle situation ne peut qu’être anxiogène, dévastatrice du point de vue physique et psychique. Louis Witter s’attarde sur la dimension matérielle de cette situation (le sable, la boue, la pluie, le froid, la faim, la maladie, les fils barbelés…) comme sur sa dimension juridique, psychique, économique, institutionnelle, relationnelle. A la dureté de la situation telle qu’elle est officiellement élaborée, s’ajoutent l’illégalité de certaines procédures ou la violence brute dont peuvent faire preuve certaines brigades ou certains individus : coups, gazages, morsures par les chiens, etc. Pour les exilé.e.s, y compris des enfants, il est impossible de partir de Calais et il est impossible d’y rester, il est impossible d’y survivre alors qu’il n’y a pas d’autre lieu possible pour survivre jusqu’au départ pour l’Angleterre ou l’obtention de papiers. Comment ne pas devenir fou ? Comment ne pas tout faire pour essayer d’en sortir – risquer sa vie et, parfois, la perdre, être tué ? La situation est d’autant plus désespérée et génératrice de stress psychiques intenses que les exilé.e.s n’ont en face d’eux que la mécanique froide et aveugle d’une procédure sans âme, sans altérité humaine : des policiers casqués, en uniforme, dont les actes sont hostiles, mettant en pratique la doctrine du « zéro point de fixation », répétant chaque 48 heures les gestes qui détruisent les tentes, les affaires personnelles, forçant à s’enfuir, à se cacher, à recommencer incessamment à partir de rien… Aucun dialogue, aucun échange de points de vue, même contradictoires, aucune main tendue pour aider, aucune proposition de solution à l’invivable qu’est devenue la vie : seulement des actes impersonnels, absurdes, destructeurs, répétés mécaniquement, perpétrés par des corps en uniforme, sans visage, sans humanité (« La mécanique de leurs gestes est frappante. Industrielle »). En ce sens, Louis Witter a raison de parler d’« industrialisation des expulsions ».

Ce serait le leitmotiv du livre : réduits au statut de l’objet, à de simples statistiques, les exilé.e.s sont victimes d’une politique littéralement déshumanisante fondée sur l’idée que leurs vies valent moins, ne valent pas, ne sont pas des vies humaines, que ce sont des vies nuisibles, à effacer, à rejeter, à détruire ou à laisser détruire par la dépression, par la souffrance, par le suicide, par l’accident mortel – des vies nuisibles et sans valeur dont le destin ne doit susciter que l’indifférence ou la violence autant symbolique que physique, politique, policière. Ayant passé de nombreux mois à Calais et sur le littoral, Louis Witter témoigne de cette violence, de ses formes diverses, de ses effets, de ses enjeux et présupposés. Il dit le nom des morts. Il décrit factuellement les stratégies les plus sournoises permettant de priver les individus d’eau, de nourriture, de la possibilité de s’installer à tel endroit ne serait-ce qu’une nuit – stratégies qui permettent de rabaisser encore plus, d’humilier, d’écraser tout espoir, toute pensée réellement humaine.

Énoncer les faits, établir une chronologie, rappeler le contexte politique, judiciaire, européen, dire les noms des responsables, mettre en perspective est ici fondamental puisque cela permet de contredire la volonté de maîtriser le discours et les images qui est celle de l’État. Les différents ministres de l’intérieur, les différents acteurs du pouvoir local, les différents émissaires des gouvernements successifs, de « gauche » ou de droite, ne cessent d’inventer des éléments de langage afin d’inclure leur politique et ses conséquences dans des narrations mensongères, inversant le sens de ce qui a lieu, les finalités de ce qui se pratique, d’effacer la parole des exilé.e.s, des bénévoles, des témoins, au profit d’un discours manipulateur qui masque le réel. Il en va de même pour les images qui sont empêchées, interdites, et dont, lorsqu’elles existent, l’évidence est niée : non, les tentes lacérées ne sont pas lacérées ; non, les individus déportés ne sont pas déportés ; non, la violence policière n’est pas de la violence mais une opération humanitaire. Une machine langagière et médiatique, une machine à dire et à faire voir (ou à empêcher de voir) est à l’œuvre, dont le but est le mensonge, la manipulation, l’effacement, le recouvrement de ce qui a lieu, de ces vies qui luttent pour survivre, pour leur dignité, pour s’affirmer en tant que vies humaines – une machine pour broyer, défigurer, nier l’existence de ce qui pourtant a lieu et existe, une machine intégrée à celle qui sur place traque, chasse, pourchasse, affame, tue.

Dans La Battue, Louis Witter fait un indispensable et impeccable travail journalistique, nécessaire pour constituer un contre-discours, un discours de résistance et de vérité, un discours qui se déploie par-delà les images absentes ou l’insuffisance des images, porteur de la dignité des exilé.e.s, de leur humanité, de leurs droits, de leurs vies. Une parole journalistique et politique qui force à penser, qui conduit à comprendre, à s’interroger, à prendre parti. Le travail de Louis Witter est également important par le fait qu’il rappelle que la politique menée par Macron et ses prédécesseurs n’est pas une nécessité mais un choix politique lié à des présupposés et des finalités précis, énonçables, eux aussi nommables. Les bénévoles évoqués dans le texte, qui s’efforcent d’aider les exilé.e.s, de les soutenir dans leurs démarches, dans leur volonté de survivre et de vivre, les politiques qui condamnent ou remettent en cause les mesures violentes et mortelles dont les exilé.e.s sont victimes, les anonymes, les associations humanitaires et politiques, les exilé.e.s qui par leur désir et leur volonté ne cessent de résister au pouvoir de mort qui les vise – tous ces individus, toutes ces personnes, tous ces groupes affirment la relativité de la politique qui est menée à Calais, sa contingence, et affirment l’existence en acte d’une autre politique non violente et accueillante.

 

À l’occasion de l’actualité médiatique, beaucoup semblent découvrir, par les actions de la Brav-M, la violence policière. Pourtant, cette violence est loin d’être nouvelle, et elle n’est pas non plus le seul fait de telle brigade déchainée. Cette violence est à l’œuvre depuis longtemps dans le « traitement » de la question migratoire en France, elle est le moyen de ce « traitement », elle fonde la politique raciste et fascisante menée à Calais depuis des années. On ne sait sur quelle planète vivaient ceux et celles qui aujourd’hui se focalisent sur la Brav-M : l’extrême violence de celle-ci est la cristallisation actuelle d’une violence politique et policière utilisée de manière récurrente depuis longtemps, en France, contre certaines populations et mouvements populaires : dans les « banlieues », contre les migrant.e.s, contre les « gilets jaunes », etc. Cette violence, comme le montre le livre de Louis Witter, s’exerce quotidiennement, depuis des années, à l’abri des regards et des discours majoritaires, contre les exilé.e.s à Calais, comme elle s’exerce tout aussi quotidiennement sur les exilé.e.s qui s’efforcent de survivre en France, à la frontière italienne, à tel ou tel endroit de Paris. N’est-ce pas une violence similaire qui, selon des modalités différentes, s’exerce contre la population en général, comme nous le voyons clairement aujourd’hui, définissant la politique fascisante que nous subissons ? C’est la question qui se pose également à la lecture du livre de Louis Witter.

Louis Witter, La Battue. L’État, la police et les étrangers, éditions du Seuil, février 2023, 160 p., 18 €