Les mains dans les poches : Edith Bruck, Le Pain perdu

Edith Bruck, Le Pain perdu, détail de la couverture © éditions Points

Le Pain perdu d’Edith Bruck se tient, fragile et tenace, entre deux absolus ; le premier est un indicible — « Il faudrait des mots nouveaux, y compris pour raconter Auschwitz, une langue nouvelle ». Le second, une nécessité — les témoins disparaissent, la mémoire de l’autrice aussi, il lui faut donc raconter ce « conte dans la « forêt obscure » du XXe siècle, avec sa longue ombre sur le troisième millénaire ». Alors Edith Bruck affronte sa propre vieillesse, sa mémoire qui part, ses yeux qui la trahissent et surtout les souvenirs béants de l’horreur de l’exil et des camps d’extermination et transmet le tourbillon d’une vie prise dans les tempêtes de l’histoire.

Si la citation du mari de l’autrice, Nelo Risi en épigraphe fait signe vers « L’histoire / la véritable / que personne n’étudie / qui aujourd’hui ennuie la plupart / (qui a entraîné des deuils infinis) / d’un seul coup t’a privé d’enfance », vers le réel tumultueux et terrible de la seconde guerre mondiale, c’est bien sous le signe du conte que commence Le Pain Perdu : « il y a très très longtemps, il était une fois une petite fille qui, au soleil du printemps, avec ses petites tresses blondes virevoltantes, courait les pieds nus dans la poussière tiède ». Cette « petite fille aux pieds nus », c’est Edith qu’on appelle Ditke, la petite dernière de six enfants. Elle est née le 3 mai 1931 dans un village de Hongrie, pays qui n’applique pas totalement les lois raciales dictées par le Reich, dans une maison pauvre mais heureuse, les parents tentant de faire barrière aux nouvelles du monde. Certes le nom d’Hitler « flottait dans l’air comme une tache obscure » mais « ni Ditke, ni Jonas, ni Judit ne savaient bien qui il désignait ». Pourtant les signes sont toujours plus prégnants : des villageois ne leur adressent plus la parole parce qu’ils sont juifs. Un « heil Hitler ! » vient briser le cocon que le père a bravement tenté d’ériger entre ses plus jeunes enfants et le monde. Mais que faire ? La mère d’Edith rêver à la Palestine comme à une « terre d’amour et d’égalité ».

Un jour, Edith a 13 ans, toutes les familles juives du village sont rassemblées dans la synagogue, fouillées pour récupérer le moindre argent ou objet précieux et c’est la déportation vers le ghetto d’abord. Puis ce seront, en mai 44, les wagons à bestiaux, les chiens, le tri devant le camp d’extermination, « rechts, links ». Edith est séparée de son père, de son frère, de sa mère, elle retrouve sa sœur Judit. Elles n’auront plus de prénoms mais « un numéro : 11152, qui serait désormais mon nom ». Elles connaîtront Birkenau, Auschwitz, la peur, la faim, la maladie. « Est-ce que c’étaient trois mois ou trois années qui étaient passés ? Chaque jour, à chaque heure, à chaque minute on mourait : l’une par sélection, une autre à l’appel, une autre de faim, une autre de maladie et une autre, comme Eva, suicidée, foudroyée par le courant du fil barbelé, restant longtemps accrochée comme le Christ en croix ».

Les deux sœurs sont déplacées à Dachau puis dans les camps annexes de Kaufering-Landsberg, enfin Bergen-Belsen. Il leur faut tenter de comprendre comment survivre, échapper aux sélections qui condamnent aux expérimentations scientifiques ou aux fours crématoires, ne pas succomber à la maladie et à la faim, marcher, creuser des tranchées dans la neige, nettoyer le sol jonché de corps morts ou à l’agonie, faire des pyramides de ces corps. « Certains d’entre eux disaient, de leur ultime regard « Non, non, non ! ». D’autres balbutiaient leur nom et leur origine, certains encore réussirent à dire : « Raconte-le, on ne nous croira pas, raconte-le, si tu survis, fais-le pour nous aussi » ».

« Dans quel monde sommes-nous revenues ? » 

Edith est au bord de renoncer, sa sœur la soutient, elle raconte les miracles auxquels toutes deux doivent d’être revenues après avoir « vécu dans l’agonie, au milieu des morts, dans le froid, la faim ». Le camp est libéré, les soldats américains ne parviennent pas à croire ce qu’ils découvrent. Mais revient-on des camps ? Les trois mois de convalescence sont aussi ceux où l’on apprend que le père, la mère ont été exterminés. Comme les Hongrois ont été les derniers déportés, ils seront aussi les derniers rapatriés. Judit et Edith ne peuvent le supporter, elles partent seules, « égarées dans le monde des vivants ». Mais le monde n’est plus le même, le chagrin, la douleur, les privations, les deuils impossibles ont tout changé. « Nous nous sentions un poids, y compris pour nous-mêmes ». L’autrice raconte l’accueil froid des sœurs aînées, le sentiment de gêner, partout, d’être encore et toujours des « ennemies », la maison en Hongrie pillée et dévastée.

Il faut encore partir, se déplacer pour se réinventer. Judit choisit d’accomplir le rêve de sa mère, ce sera la Palestine. Edith résiste et finira par elle aussi rejoindre Israël « nouveau-né », exil et refuge, Babel puisque « nous venions de tous les coins d’Europe ». Lorsqu’elle retrouve sa sœur, Judit lui demande si elle écrit toujours : « Encore plus qu’avant. Les mots à dire ne cessent d’augmenter. Si c’étaient des enfants conçus, j’accoucherais d’autant que de disparus ». Ce sont ces mots que nous offre Edith Bruck, des mots qui ne masquent rien de l’horreur traversée comme de la nécessité de ne jamais haïr. Elle raconte sa difficulté à trouver un lieu à elle, son combat pour être une femme libre, l’Italie qui sera finalement la terre de l’amour comme de l’écriture : « voilà, me disais-je, c’est mon pays ». L’italien sera sa langue, Nelo Risi le compagnon des soixante années suivantes, « jusqu’à son dernier souffle entre mes bras ». Celle qui se définit elle-même comme « fille adoptive de l’Italie » n’a cessé d’écrire pour témoigner du passé et combattre les nouveaux fascismes, nationalismes, antisémitismes et racismes qui gangrènent nos présents comme nos avenirs. Sans doute, à 89 ans, est-elle toujours cette « petite fille aux pieds nus » arrachée à son avenir et son innocence. C’est pourquoi il lui faut encore et toujours écrire, puisque « tout se répète », que l’enfer menace encore et toujours. C’est pourquoi il faut lire Le Pain perdu, manière de porter la mémoire de cette femme et autrice extraordinaire.

Edith Bruck, Le Pain perdu (Il pane perduto, 2020), traduit de l’italien par René de Ceccaty, éditions Points, février 2023, 168 p., 7 € 50