Elle a un cerveau érotique. Ce sont les mots du peintre Francis Picabia (1879-1953) au sujet de celle qui va devenir sa femme, Gabriële Buffet (1881-1985), la musicienne et théoricienne avec qui il vécut une quinzaine d’années et eût quatre enfants. Les éditions Seghers publient aujourd’hui grâce à leurs arrière-petites-filles Anne et Claire Berest – aussi préfacières de l’ouvrage – la correspondance inédite de Francis avec Gabriële, lettres et poèmes couvrant une dizaine d’années, entre les prémices de la deuxième guerre mondiale et le début des années 1950.
Dernière période de furie créatrice pour le peintre et écrivain dont les toiles fusent alors entre classicisme et abstraction dans une liberté inouïe. C’est le crépuscule qui s’annonce pour l’œuvre du dadaïste et surréaliste, mais elle apparaît justement telle une ligne claire dans l’approche des dernières années. La vie n’est pas le contraire de la mort, pas plus que le jour n’est le contraire de la nuit – Ce sont peut-être deux frères jumeaux qui n’ont pas la même mère.
Je n’ai plus d’encre.
Heureusement pour toi ?
Je t’embrasse,
Francis

Le grand original a atteint une sérénité contemplative, son corps déroule un parcours. J’aime le soleil à Paris pour sortir et monter l’avenue des Champs-Élysées, les vendeurs de journaux me font croire qu’il va se passer quelque chose, c’est peu, mais en en parlant, il se passe quelque chose et s’il se passait quelque chose cela nous ferait peur. Il écrit à son ancienne femme désormais grande amie (ils ont divorcé en 1930) mais c’est l’histoire de la peinture qui est en jeu et les lettres indiquent ainsi quelques chemins d’approche. Il faut fixer les formes et les couleurs très vite, pour qu’elles ne s’envolent pas, et que le tableau que l’on fait ne meure pas de ces formes et couleurs stériles ; et que la toile ne devienne pas flasque suspendue au mur, et ne soit plus qu’un lambeau, et en la regardant, je me rappelle à peine encore comment j’ai pu avoir un tel bonheur en attrapant ce rêve ou ce moustique. Les tableaux ne sont que des images de l’imaginaire. Au fond, je n’aime pas la peinture.
La confidence est ahurissante : il y a un au-delà de la peinture qui est encore de la peinture, c’est-à-dire de l’imagination pure. La forme est pour Picabia – finalement toujours dadaïste et surréaliste – la preuve d’une aisance de mouvement absolue qui doit bon an mal an slalomer à travers les égos d’une époque bien sûre d’elle-même. Les artistes m’offensent par la façon dont ils débitent leurs excellents tableaux : mais avec trop de platitude et même d’insistance. Quelle mauvaise compagnie, l’exceptionnel devrait leur plaire, mais bien rarement il y a l’exceptionnel dans [mot illisible] le cynisme, voilà leur indécence, ils aiment dans la conversation les mots où ils sont capables de trouver la réponse. Et Picasso alors, qui jure sur tous les toits en art ne pas chercher mais sans cesse trouver ? Il en prend pour son haut grade. La peinture de Picasso se classe dans le désert, véritable décadence, ses tableaux sont des relations de faits bas, ils me dégoûtent, leur vie est morne et je me fiche pas mal de ce qui peut leur arriver.

Dans ses tableaux la vie est lasse de se répéter au bénéfice uniquement des mercantis, il n’y a rien de plus vulgaire et de plus bas, sur son ordre, le monde artiste se lève de sa tombe pour devenir des cyclistes à Buffalo, et c’est tout.
En un mot, c’est la guerre, et elle fait même rage au moment de regarder ceux qui pointent dans le peloton derrière lui. Les jeunes peintres trouvent le monde laid, c’est pour cela qu’ils rendent le monde laid et mauvais.
Pour Picabia, si l’argent n’est pas un problème – étant fort riche après avoir hérité de sa mère – il reste un inconvénient majeur et pénible puisque les gens fortunés croient en leurs possessions. Les palaces m’ont donné l’envie d’aller me coucher, pour ne plus voir ces abominables figures déplaisantes, par leur matérialisme et la suffisance que donne un portefeuille bien garni. Le peintre est par ailleurs toujours adepte du donjuanisme et il en donne une définition à celle qu’il a le plus aimée. Je pense que les femmes sont les dépositaires de ma liberté. Grande latitude de cette phrase qui semble émaner d’une autre galaxie si on prête attention aux rapports entre les hommes et les femmes en 2023. Picabia se tient dans une lumière résolue ; il distille au cœur de ces lettres intimes des conseils bouleversants, montrant un personnage poussant ses contradictions toujours plus loin dans une pensée qui prend finalement la forme d’une certitude, mais dans le secret.
Comment devient-on ce qu’on est ? Il faut se préserver de l’égoïsme absurde de ceux qui vous entourent, car ils ne désirent qu’une chose, que la médiocrité soit égale à la leur. Pour devenir ce que l’on est vraiment, il faut avoir l’idée de ce que l’on peut être par rapport à son exactitude.
Francis Picabia, Lettres et poèmes à Gabriële, éditions Seghers, mars 2023, 176 p., 15 €