À bras le corps : s’immerger dans la pensée de Simone Weil, avec des bottes en caoutchouc et des gants mappa

A bras le corps © Primesautier

J’ai découvert le travail du Primesautier Théâtre avec Mais il faut bien vivre, mise en corps agile et éclairante de l’œuvre du sociologue Hoggart, auteur d’une Culture du Pauvre (1970) que le plateau du théâtre mettait en lumière mais aussi en volume, en bouche, en chœur… Sans donner un cours ni proposer des clés de lecture, il s’agissait juste, et c’est déjà beaucoup, de permettre au public un accès à une pensée exigeante en la rendant à la fois sonore et concrète, dense et matérielle, ludique et subtile. Car tel est le projet de cette compagnie atypique : se saisir de textes étiquetés « sociologie » ou « philosophie » pour en faire des spectacles qui donnent à réfléchir mais aussi à réagir, à sourire, à construire, à revenir au texte. Il ne s’agit ni de traduire ni de trahir mais de trouver la voix collective qui rendra audibles ces essais réputés difficiles.

A bras le corps © Primesautier

Ce théâtre généreux et politique interroge « les mécanismes de domination sociale » et propose aux interprètes comme au public de se lancer à corps perdu dans une pensée, autour d’un auteur ou d’une autrice. Dans A bras le corps c’est l’œuvre de Simone Weil, la philosophe, qui nourrit deux heures trente de plateau. Dis comme ça, ça peut faire peur (et les programmateurs ne s’y trompent pas qui rechignent à accueillir ce formidable spectacle) mais dans la salle, ça accroche : le public est saisi, interpellé, un peu penché en avant sur son siège pour ne pas en perdre une goutte. C’est que les deux créateurs, Virgile Simon et Antoine Wellens, savent y faire. Il ne s’agit pas de mettre en espace des textes abstraits mais bien de donner à la pensée de la philosophe six corps, douze bras, quelques balais et bien plus encore.

Au début, il y a le chaos : un plateau encombré, sali, qui aurait la gueule de bois, de lendemain de fête. Il est investi par une petite équipe de nettoyeurs dont le premier mot, « bordel », n’est pas de Simone mais bien de l’ouvrière découvrant avec ses collègues l’étendue du chantier qu’il va falloir déblayer avant de pouvoir passer aux choses sérieuses. Il ne restera finalement qu’une grande croix en bois, trop encombrante pour être rangée et dont la présence polyvalente scandera avec humour les divers temps du spectacle, tout en annonçant la fin consacrée au questionnement sur la grâce et la spiritualité dont le collectif ne fera pas l’économie.

Pendant la première demi-heure, tout ce petit monde s’agite avec professionnalisme, gants mappa et seaux d’eau savonneuse pour transformer cette porcherie en espace vide, propre et ouvert. Comme si pour penser il fallait d’abord faire table rase de ces encombrements qui polluent nos espaces. Avant de se lancer dans Simone, on entre donc dans la thématique du travail par son expérience. Pendant le grand ménage, Jean-Christophe Vermot-Gauchy, l’un des six comédiens, lit avec beaucoup d’engagement quelques pages du journal qu’il a tenu – comme l’avait fait Simone Weil en son temps, ouvrière en usine – lorsqu’il a été sous contrat comme femme de ménage. Oui, on disait femme de ménage. En rupture d’intermittence, il a dû pendant quatorze mois gagner sa vie en nettoyant les traces que celle des autres laissait dans leur intérieur. Et ce n’est pas propre ce qui est à l’intérieur ! En quelques anecdotes sidérantes, tandis que le reste de la troupe s’épuise sous nos yeux, le journal de JC ouvre par le récit une porte vers la réflexion sur le travail alimentaire et aliénant, voire l’indignation tant le mépris de classe est ici révoltant. Laver salit. Une ouverture narrative et documentaire donc, mais aussi chorégraphiée et incarnée qui met en place le tuilage avec les textes de Simone Weil dont les mots- à peine actualisés et oralisés pour le plateau- constituent ensuite l’essentiel des dialogues.

Le spectacle a été construit comme une traversée de l’œuvre complète (qu’on peut retrouver, par exemple, aux éditions Quarto) avec comme fil directeur la réflexion sur le travail, jamais lâché puisque les six acteurs au plateau ne cessent de travailler : bien sûr par ce qu’ils font devant nous leur métier de comédiens, mais aussi par ce qu’ils agissent constamment en balayant, essorant des serpillières, lessivant et épongeant le plateau. Penser et faire vont de pair, réfléchir et agir sont en lien avec le concret, voire le trivial du monde. Jamais une minute de repos. En discutant, ils font aussi l’expérience de la contradiction, comme il est dit au tout début du montage. La philosophie et le théâtre ont comme point commun qu’ils se créent par la discussion, le rapport à l’autre, qui réplique, contredit, renchérit. Au fil des conversations, on repère aisément les grands thèmes abordés par Simone Weil et prononcés ici comme s’ils venaient tout juste d’être dits : on parle de travail, de liberté, d’amour, d’amitié, de spiritualité et d’engagement. Les six protagonistes en constante activité circulent avec agilité d’une idée à une question, d’une sentence à une hésitation. Avec passion et honnêteté, les comédiens s’emparent de ces mots, et les articulent, avec conviction et précision.  On découvre que le texte d’une philosophe du siècle passé est vivant, qu’il a sa place sur des banderoles de manifestants et qu’il peut être scandé autour d’un refrain « tous ensemble tous ensemble tous ensemble, hé hé ». On constate que la philosophie autorise les clins d’œil, qu’elle peut partir dans tous les sens et s’arrêter quelques instants pour composer un tableau sensible, une pose fraternelle autour d’une barricade.

Et ça joue ! Simone envoie : les phrases percutent, les idées fusent, les extraits rythmés et cadencés nous emportent, si bien qu’on ne sait plus si les mots induisent les corps ou si les corps activent les phrases. On a envie de tout retenir pour y revenir plus tard mais c’est impossible donc on attrape une réflexion ou une autre, qui touche en nous un point plus sensible. Pour moi ce sera : « l’esclavage avilit l’homme jusqu’à s’en faire aimer » (Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934). Tout cela agite et stimule le spectateur pas mécontent qu’on ne le prenne pas pour un idiot.

Les artistes du Primesautier Théâtre proposent en supplément d’âme des Weillées, formes courtes (6 soli et un duo) par lesquelles chacun décline son rapport à l’œuvre inépuisable de la philosophe et invite le public à poursuivre sa discussion avec celle qui n’aura peut-être jamais été aussi bien mise en lien avec le monde.

À bras le corps : conception et mise en scène : Virgile Simon et Antoine Wellens / Jeu : Fabienne Augé, Amarine Brunet, Stefan Delon, Julie Minck, Virgile Simon, Jean-Christophe Vermot-Gauchy/ écriture : Antoine Wellens, Virgile Simon et Jean-Christophe Vermot-Gauchy/ Création lumière et régie Générale : Nicolas Buisson / aide au travail sonore, dessins et accessoires : Martin Marques Dos Santos / Administratrice de production : Gaelle Mafart/ chargée de production : Emilie Barthès/ production : Primesautier Théâtre.

Prochaines représentations les 16 et 17 mars 23 au domaine d’O théâtre Jean-Claude Carrière Montpellier.