Sheila : La mariée était en Azzaro

« Quelque grief qu’on ait contre le mariage, on ne saurait lui refuser d’être une expérience. » Oscar Wilde

65 rue du Faubourg-Saint-Honoré, à deux pas du palais de l’Élysée, Loris Azzaro établit en 1970 sa boutique-atelier. Le styliste sicilien né à Tunis, célèbre pour ses robes, mix de la sensualité méditerranéenne et du chic parisien, habille pour le soir Claudia Cardinale, Raquel Welch, Jane Birkin, Marisa Berenson, Dalida, Romy Schneider et… Sheila. Mince, musclée, tout en jambes, elle chante chez Guy Lux en combinaison pailletée bleu électrique style Avenger, danse chez les Carpentier en robes de jersey de soie vert jade ou rose shocking qui fluidifient ses déhanchements. Sur son site officiel, l’idole yéyé publie un livre de ses tenues de scène, soit 60 ans de show mode. Au fil des pages, des créations de Marie-Martine qui habille Bardot, de Jean-Paul Gaultier avant Madonna, de Loris Azzaro qui crée le costume argent de Spacer, laser SF et poussières d’étoiles garanties, sans oublier la robe de mariée avec roseraie de tulle qui fait la une le 13 février 1973. Il y a 50 ans, un petit garçon, comme des millions de Français, est scotché devant la télé pour l’union de Sheila et Ringo. Flashback.

Un corps boiteux de dinosaure avec deux cannes métalliques. Mandibules d’acier abandonnées sur le lino quand Marie, vêtue d’une blouse de nylon dans les perpétuels bleu gris marine, s’avachit d’un coup sur une chaise longue d’infirme avec sa gueule de Galabru, ses valises olivâtres sous les yeux, ses doigts gourds qui extirpent d’un paquet décoré d’un navire, des Royale Menthol fumées à la chaîne. Marie plonge sa cuillère dans des boîtes de conserves froides, dévore France Dimanche, voyage du perron à la salle à manger, où elle s’endort devant sa télévision allumée. Poste en couleurs, rareté en 1973, qui aimante le petit garçon de la ville en vacances à la campagne, chez ses grands-parents vendéens, dont le petit écran ne diffuse que des images en noir et blanc. Dès son arrivée, l’enfant s’esquive, court chez Marie aux humeurs insondables. Elle se vante une fois d’inhaler la fumée de sa clope par les yeux. Il s’approche des cernes. Le dinosaure écrase son mégot sur le plat de la main enfantine. Cruauté d’un sourire face à la douleur d’une surprise.

Le gosse dévale la côte du village bordée de potagers, dont celui de ce paysan, épouvantail qui titube parmi les salades du matin au crépuscule, du jardin à la cave, de la cave au jardin. Sur le perron, les mandibules d’acier s’agitent. « Alors, t’es pas à la noce ? » L’une des cannes intime l’ordre de filer dans la salle à manger où, en son centre, trône la télé. « T’es pas rendu à Paris ? » Paris, le petit garçon rêve d’y monter pour rencontrer la chanteuse yéyé qui lui tire des larmes d’exaltation quand elle danse en short avec cuissardes et ceinturon à boucle papillon, en robe longue si moulante que ses mamelons pointent sous l’étoffe.

L’enfant la regarde en mariée, entourée d’une couronne de képis, noyée sous une marée humaine qui hurle, pleure, tombe dans les pommes, traquée par des mains avides qui réclament une relique de la petite fille de français moyen devenue « madame » sur l’autel de la gloire ce 13 février 1973, à 13 heures dans la mairie du 13e arrondissement où, gamine, elle vendait des douceurs sur les marchés. « A t’as pas invité ta Sheila ? R’garde comme l’est beau son mari ! » Marie bave devant l’époux au pseudo mi-Beatles mi-Tex Avery composé de treize lettres : Ringo Willy Cat. Pousseur de chansonnette pour pubères avec chemise à jabot et costume de velours sortis du Bal des vampires de Roman Polanski.

Léon Zitrone, tout en emphase, déclare que les mariages d’Elizabeth II et de la princesse Grace de Monaco semblent, en comparaison, une garden party et un repas de communion. « Sheila, parviendra-t-elle à dire « oui » devant monsieur le curé comme il est prévu à 13 heures 13 en l’église Notre-Dame de la Gare du 13e arrondissement ? Rien n’est moins sûr, chers amis téléspectateurs. Dès ce matin, à l’annonce de l’événement par Anne-Marie Peysson sur les ondes d’Europe 1, le public afflue, que dis-je, s’amoncelle, s’agglutine. Plus d’une douzaine de milliers de badauds, de « fans » comme il est dit aujourd’hui par la jeunesse, grouillent, prolifèrent. Atteindront-ils les treize mille pour célébrer cette union placée, vous l’aurez compris, sous le signe du 13, donc de la chance ? Aujourd’hui est un grand jour, car force est de le constater en images, c’est toute la France qui marie Sheila ! ».

La foire est à son comble. Le maire gueule pour demander le silence. Le curé chahuté se retrouve sur les genoux de la mariée. Les statues de saints avec photographes agrippés, chancellent de leur socle, menacent d’assommer la foule en transe, aveuglée par des centaines de flashes. « Respectez la maison de Dieu. Mademoiselle Sheila est très pieuse. » Le curé, comme chez Guy Lux et les Carpentier, parle au micro pendant que les téléobjectifs mitraillent la biche aux abois dans une tenue griffée Loris Azzaro. Robe blanche, car il est inconcevable en ces années pompidoliennes que la porte-parole des Rois mages ait vu le loup. Sur la cigaline, mousseline en fibre synthétique chère à Dior et Balenciaga qui crisse tels les hémiptères de Provence quand on la froisse, une guirlande de treize roses déclinées de l’immaculé au fuchsia. En guise de voile, une coiffure en vogue appelée « chute ». Poulpe accroché sur la tête de la chanteuse avec tentacules de rubans frisottés et roses en pagaille qui se mêlent à ses anglaises. Armure haute couture pour afficher un sourire de circonstance malgré l’effroi des yeux bleus de la vedette qui craque dans la sacristie. Un admirateur s’écroule à ses pieds. Elle essaye de le retenir. Une moumoute lui reste dans les mains. Elle regagne en larmes une Rolls protégée par un chapelet de flics toujours plus dense. Un gendarme tente de faire régner l’ordre sur le capot des mariés. In vitro, des caméras les « surprennent » dans un baiser à contre-jour entouré de grimaces qui s’écrasent contre les portières.

Dès le lendemain au turbin sur les plateaux télé, à gorges déployées et main dans la main, les mariés de la France dézinguent les lunes de miel, désacralisent les gondoles à Venise. Lui, Elvis du pauvre, en combinaison de velours émeraude, moule burnes et pattes d’eph, avec clous et chaînes dorés. Elle en Azzaro à son pire, cœur pailleté rose bonbon sur les seins et plateformes au-delà du compensé qui surélèvent son 1 mètre 73.

Le mariage de Sheila fit long feu et se conclut en 1979 par un divorce à la une des tabloïds de l’époque, France Dimanche et Ici Paris. Le contraire de Marie qui, elle, s’éternisa. Plus déhanchée que jamais, elle attendit le XXIe siècle pour mourir d’un cancer des os. La maison des grands-parents, disparus eux aussi, fut achetée par des Anglais qui recouvrirent les murs d’un jaune ocre. Même s’il ne pleurait plus devant la télé depuis belle lurette, le petit garçon devenu grand et membre éditorial du 13e numéro d’un magazine transculturel, pensa interviewer Sheila et sa superstition. Mais le destin emporta son fils, fruit unique engendré par Ringo. Le grand garçon capitula devant les griffes du 13 qui lacèrent le karma atomique de la chanteuse populaire depuis son premier contrat signé le 13 septembre 1962. Vertiges treizomiques.

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Sheila. Pop culture mode légende, 2023, 158 pap.ges, 33 €, vente en ligne