Quel port abrite la paix ? (Peter Grimes, de Benjamin Britten, Opéra Garnier, mise-en-scène de Deborah Warner)

Peter Grimes © Vincent Pontet / OnP

Peter Grimes. Benjamin Britten. Deborah Warner. Allan Clayton. Opéra Garnier. Chef d’œuvre. Phrases disloquées. Brumes marines. La foule. Le public. L’homme seul. Face à tous. Une dia-critique. Un texte. Champ de bataille. Des mots. Souffle coupé. Plus rien à dire. De toute façon. C’est la lutte à mort. L’amour à mort. Amour rêvé, trahi. L’innocence bafouée. Une barque et un garçon. Qui volent. Dans le ciel, dans la mer. Voler, se noyer. En éclat.

Un premier garçon meurt. Accident. Un deuxième. Accident ! L’horreur. Pas possible. Pas acceptable. Pas compréhensible. Pas assimilable tel quel. Faut un coupable. Au plus vite. Qui sera. Maître. Et esclave. Donc écrire. Sur Peter Grimes. Celui-là. Vers lui. Mon origine me porte. Ma matrice actuelle. Ça insiste. Porte de l’enfer. Mon instrument. En faut bien un. Texte. Lecture. Musique. Me nourrissent. M’alimentent. Me détournent. Faire un détour. De ses propres ailes. Aux ailes du garçon. L’absent. Lui qui vole. Son œuvre devient. À la place de Peter Grimes. Le même livre. Sur le même bateau. Radeau. La vie. Être l’auteur de ses jours. Pas à la hauteur. Non plus. Faut se reprendre. Le texte. Mettre à jour l’invisible des jours. Refaire. Redire. Les liens. Les alter. Les ego. Altérer. Larguer les amarres. Tuer. Par écrit. Tuer la mort. L’injustice. Autant que faire se peut. Et ce peu. Encore. Le crime. La coque en bois du bateau qui flotte dans l’espace. Avec dedans, dessous, les fantômes qui crient vengeance. Qui ont soif de sang frais, chaud. Peut-être. Donc procès onirique. Stalinien. Cauchemar. Assis-toi. Tais-toi. Te voilà déjà accusé. Et jugé. Avant même le premier mot de l’accusation porté. T’étais là. A cet endroit du monde et de la vie. Donc coupable. De facto. Ça pue. T’aurais pas dû. Être pas comme nous, avec nous. Dans les rangs. C’est tout. Aussi bête que ça. T’es étrange, Peter Grimes. T’es hors-norme. L’étranger. Un peu effrayant. Trop seul. Trop amoureux. Trop gentil donc forcément méchant. Marginal. Pas comme tout le monde. Lié à la communauté, pourtant, poétiquement. La poésie, c’est bien quand t’es poète. Quand ça rentre dans les cases. Quand t’es simple pêcheur, ton âme poétique… Pour qui tu te prends ? Peux pas faire comme tout le monde ? Alors, quoi ? Santo subito ? Oui. Ça devrait. On pourrait. Mais non. Bouc-émissaire ! Assassin pervers ! Ça, ça passe mieux chez la petite foule. Ça, comprennent. La colère et l’aveu, la détresse et la joie : comprennent moins. Mécanique terrifiante et millimétrée de la foule. Qui ne supporte pas la différence. Peter Grimes est violent, oui, sujet aux sautes d’humeur, oui, il réagit, oui. Bipolaire, si on veut. Choc post-traumatique, assurément. Mais, aussi : violence de l’innocence. Face au malheur. Au pas acceptable. Peter Grimes : une parabole de l’exclusion. De la marginalité. Du combat perdu d’avance. De l’individu – donc queer – face à la collectivité – donc straight. Je parle « en général ». On peut être hétérosexuel et queer dans son rapport au monde. De même on peut être gay ou lesbienne et « straight » dans son rapport au monde. Penser le complexe. La singularité du tragique. Être pédé comme Peter Grimes. Comme Jésus. Comme Martin Luther King. Comme vous. Parfois. Moi. Parfois. Nous tous. Parfois. Pas seulement les grandes figures « starifiées ». Aussi les grandes figures de l’ombre. Oubliées. Méconnues. Qui n’ont pas eu accès au chant. Au médium quel qu’il soit. A la sublimation. Strange fruits. Poussière. Pour les siècles des siècles. Mémoire. O quam tristis, et afflicta. La foule descend les marches de l’Opéra Garnier à Paris. Ce samedi soir de février 2023. Bien applaudi, très fort. Mais. Une question quand même. Combien dans la foule auraient défendu Peter Grimes ? Dix pour cent ? Vingt ? Trente grand maxi ? Combien l’auraient accusé ? Traqué ? Insulté ? Méprisé ? Mis au banc ? Ignoré ? Poussé à bout ? On fait quoi ? On applaudit. D’accord. On applaudit. On rentre chez soi. On fait quoi ? On va où ? On fait quoi ? Le mal existe. Le mal n’est pas telle personne qui serait le mal par elle-même. Qui serait la personne maléfique. Serait trop simple. Le mal est une structure, une logique, une mécanique. Le véritable mal, faut même pas le combattre. Combattre avec le mal, c’est déjà le faire. Car le mal a d’autres armes, d’autres règles de combat, c’est pas au même endroit que nous, le mal. Ça vit pas. Ça existe. Face au mal, parfois, c’est déjà trop tard. Simplement le croiser fait déjà : mal. Et le mal est fait. Alors ? Sais pas. Sais pas trop. Cherche solution. Faut éviter. Peut-être. Offrir zéro accroche. Neutraliser. Désamorcer. Ne pas répondre. Pas être orgueilleux, surtout. Être humble, car c’est très fort, en face. La force du mal vient de nous. C’est nous qui alimentons le truc. Donc c’est plus fort que nous. Physique. Logique. Implacable. Faut bien comprendre ça. L’accepter. Vagues cruelles, scélérates. Lames de fond. Les éléments se déchaînent. Les gens se comportent mal quand ça va mal. Plus fort qu’eux, que nous, hélas. Quand il y a pauvreté, par exemple. Horreurs économiques. Avenir bouché, triste. Peurs. Dominations en tous genres. La pauvreté. Et son cortège funèbre de dépressions, troubles mentaux, drogue, sexe triste, sans désir, sans amour aucun, seulement le besoin, la pulsion, solitude, suicide, racismes, mouvements nationalistes, phénomènes de masses, réseaux fascistes, haine de l’autre… Ça emporte tout. Comme les marées, la nuit. Pendant ce temps Peter Grimes a disparu. Reste le chant, la musique. Qui posent une question. Quel port abrite la paix ?

Peter Grimes©Vincent Pontet / OnP

Peter Grimes, de Benjamin Britten, Opéra national de Paris, du 23 janvier au 24 février 2023. Avec : Allan Clayton, Maria Bengtsson, Simon Keenlyside, Catherine Wyn-Rogers, Anna-Sophie Neher, Ilanah Lobel-Torres, John Graham-Hall, Clive Bayley, Rosie Aldridge, James Gilchrist, Jacques Imbrailo, Stephen Richardson. Mise en scène : Deborah Warner. Décors : Michael Levin. Costumes : Luis F. Carvalho. Lumières : Peter Mumford. Vidéo : Justin Nardella. Chœur de l’Opéra national de Paris. Cheffe des chœurs : Ching-Lien Wu. Orchestre de l’Opéra national de Paris. Direction musicale : Alexander Soddy.