Le commerce de la pensée a ceci de commun avec le commerce des détergents que l’on y fait volontiers passer la nouveauté pour l’innovation. Il a ceci de différent que les marques y sont très mal protégées. N’importe qui peut se dire philosophe (ou penseur). N’importe qui peut y ajouter « populaire ». N’importe qui peut qualifier de « populaire » n’importe quoi. Michel Houellebecq et Michel Onfray ne sont pas n’importe qui. C’est pourquoi leur récent dialogue paru dans la revue Front Populaire n’est pas n’importe quoi, bien que ce qui s’y dit le soit.
On est habitué avec Michel Onfray à ce qu’il ne fasse pas toujours la différence entre penser et pensée. Dire de quelqu’un qu’il pense est un truisme ; dire que parce qu’il pense il a forcément une pensée (au sens fort du terme) c’est une ânerie. Qu’un individu ait des pensées c’est fort naturel. Est-ce suffisant pour qu’il se prétende penseur, philosophe ? De la part de quelqu’un qui a écrit pratiquement sur tout – et ce n’est pas fini –, qui a une idée sur tout, qui a tout lu, cette prétention peut faire un peu tache. D’où trouve-t-il le temps, ce garçon ? Est-il comme Macron qui ne dort que deux ou trois heures par nuit ? C’est qu’il pond une moyenne de dix à quinze pages par jour. En plus de tout le reste. Qui plus est, il a lu les œuvres complètes de Nietzsche, de Freud, de Comte, de Proudhon, de Camus, de Marx, de Bakounine, de Cervantes, de Kant, de Lucrèce, des présocratiques, des post-socratiques et j’en passe. Pour donner un petit aperçu, rien que pour Nietzsche, cela fait plus d’une vingtaine de bouquins de cinq cents pages chacun dans l’édition française de Gallimard. Et en allemand, n’en parlons même pas. Freud, pareil. Du reste, les a-t-il lus en français ou en allemand ? Je l’ignore. Sa thèse portait pourtant sur deux auteurs germaniques, Schopenhauer et Spengler. Est-ce une preuve de compétence linguistique ? Chi lo sa. J’ai connu un grand spécialiste de Schopenhauer qui baragouinait à peine l’allemand. Et Cervantes, alors, l’a-t-il lu en espagnol pour écrire Le réel n’a pas eu lieu : Le principe de Don Quichotte (2014) ? J’en doute, au vu des erreurs grossières de sens qu’il contient, mais sait-on jamais. Que dirait-on de quelqu’un qui écrirait sur Shakespeare sans connaître bien l’anglais des XVIe-XVIIe siècles ? Peu importe, Michel Onfray fait feu de tout bois, il est satisfait en permanence de son produit, qui lave plus blanc que tous les autres, y compris les tâches philosophiques et sociétales les plus indécrottables. Michel Houellebecq n’est pas en reste. Je suis un écrivain qui pense, messieurs-dames, clame-t-il à tout va … Ça n’arrête pas, chez moi, de penser… un tic devenu un toc… Chez le coiffeur, chez le dentiste, en marchant dans la rue, quand je m’envoie en l’air, je pense. Kundera voulait des romans qui pensent, je vais lui en donner moi des romans qui pensent, et au lecteur lambda par la même occasion, à la Musil, à la Broch, à la Gombrowicz, mais en mieux, les miens, en plus modernes, en plus branchés… Et il s’y attèle, le bougre, tout y passe, transhumanisme, sexualisme, islamisme, eugénisme, animalisme, créationnisme… Qui fait mieux de nos jours ?
En lisant la retranscription de leur dialogue dans Front Populaire, j’ai été frappé par cette phrase percutante de Michel Houellebecq qui, de mon point de vue, donne le ton de tout le reste : « Quand la Reconquista, modèle de la reconquête, a débuté, l’Espagne était sous la domination musulmane. » Il fallait oser ! Ça c’est ce qu’on appelle une évidence évidente… à mettre dans l’escarcelle de Bouvard et Pécuchet. Ou de Monsieur de La Palice. Si ma tante en avait, ce serait mon oncle. Voilà le type de raisonnement qui préside leurs échanges. Il nous reste à imaginer une Reconquista… sans domination musulmane, exclusivement pour le fun, pour conquérir la reconquête, à la Don Quichotte. Et il ne s’arrête pas là, Houellebecq, bien entendu. Il enchaîne tout de suite après avec sa litanie habituelle sur les musulmans identitaires, c’est-à-dire tous les musulmans : « Quand des territoires entiers seront sous contrôle identitaire… » Tout le dialogue avec Onfray est à l’avenant, placé sous le signe de l’évidencialisme. L’effondrement de la France… une évidence ; l’islamisation de la société… encore une évidence ; le transvasement démographique ou grand remplacement… une autre évidence, statistique cette fois-ci. Et les voilà en démographes émérites, nos deux larrons, pour étayer leurs propos. Et d’évoquer l’historien Pierre Chaunu, présenté comme le précurseur de la notion de civilisation en tant qu’être vivant. Et Ibn Khaldoun (1332-1406), alors : « J’ai découvert une science nouvelle, celle de civilisation », écrit-il dans sa Mouqaddima, la préface à son Livre des exemples où il développe justement une conception proche de celle de… Pierre Chaunu, mais sept siècles auparavant. Est-ce parce qu’il est arabe qu’il est passé sous silence ?
Les dialogues des Inconnus étaient bâtis eux aussi sur des évidences évidentes, autour souvent d’un litron de vin et d’un bon sauciflard à portée de main. Houellebecq et Onfray ne sont pas en reste, eux qui discutaillent peinards, photo à l’appui, autour d’une table où l’on croit distinguer (l’image est trouble) un plateau de fromages et une bouteille de picrate. Ça fait peuple, ça. Car, ne l’oublions pas, Onfray revendique le peuple à tout va, exhibe dès qu’il le peut son appartenance au peuple campagnard et ouvrier, aux gens du peu comme l’a écrit le sociologue Pierre Sansot (2009), son ‘enfance-peuple’ avec une maman femme de ménage, un papa ouvrier agricole et un orphelinat salésien comme destin momentané, son ‘frérot-peuple’ qui en bave avec le tiers-payant tandis que, autour de lui, les réfugiés de tout poil se la coulent douce (dixit Onfray), sa ‘résidence normande-peuple’, ses ‘amis-peuple’ du bistrot du coin avec qui il joue à la belote et au domino… Pas de normaliens parmi ses proches (paraît-il) ; pas d’énarques ni des polytechniciens (paraît-il aussi). Bref, aucun membre de l’élite dans ses fréquentations. Houellebecq, à sa manière, revendique aussi son appartenance au peuple qui en chie. Dans son cas, le peuple pied-noir filière grand-maman maternelle. Aussi le peuple campagnard cher à Onfray, mais se plaçant, lui, de l’autre côté de la vache et du cochon, du côté de l’agronomie. Normal, donc, que leur dialogue s’adresse en premier lieu à ce ‘peuple’ tant aimé. Et de clore leur rencontre comme il se doit, en lui rendant hommage : « O : Voilà pourquoi mes amis et moi avons fondé Front Populaire. Pour donner le moyen au peuple de résister à ce mépris. Et je constate que nous marquons des points, que nos idées sont reprises. Nous progressons. On peut y arriver. H : Dieu vous entende, Michel. » On est émus.
C’est une conversation de bistrot la leur, faut-il s’en étonner… avec un langage teinté bistrot… et des arguments bistrot. Embellis en permanence de nombreuses guirlandes philosophiques, cultes, savantes. Parce que le peuple aime la pensée lui aussi, n’allez pas croire. Les flonflons de la pensée. Pour bien lui faire comprendre, au peuple auquel ils s’adressent, qu’ils pensent en continuité de ceux qui ont pensé avant eux, mais avec un langage ad hoc, adapté à l’auditoire. Et ça y va question références. Ça me rappelle un peu Eva Perón chargée de bijoux et habillée en manteaux de fourrures pour s’adresser aux « descamisados » : « Ce que je porte, je lutte pour que vous le portiez un jour. » Et d’évoquer Pascal, Onfray et Houellebecq, pour un oui ou pour un non : « Nous savons tous que nous allons mourir. Nous avons Pascal en commun nous deux. » (Il faut renvoyer à Pascal pour savoir que l’on va mourir ?) Ou bien c’est Nietzsche qui vient à leur secours, ou Schopenhauer ou Huntington ou Baudrillard ou De Maistre ou Changeux ou Épicure ou Kant et j’en passe. Je ne peux pas tous les citer. Ça fait bien, ça, tous ces noms. Ça fait intelligent. Au demeurant, le peuple lui aussi fait ça. À son niveau-peuple, bien entendu. Il cite à tout va, quand il peut, lui aussi. Pour montrer qu’il est allé à l’école. Peu, mais il y est allé. Qu’il en a retenu quelque chose. Et va pour Nietzsche : « Tout ce que ne tue pas rend plus fort ». Et va pour Descartes : « Je pense donc j’existe ». Ou Einstein : « Tout est relatif ». Ou encore Marx : « La religion c’est l’opium du peuple ». Que l’on ne vienne pas me dire que je n’y connais rien au peuple. Il n’y a pas que Houellebecq et Onfray pour pouvoir parler en son nom. J’ai aussi ma propre légitimité. Pratique et théorique. Ma maman aussi était femme de ménage. Chez les Jésuites de mon quartier, à Barcelone. Un Jésuite ne vaut pas un Salésien, mais ça y ressemble, la tchatche en plus. Le vice dialectique en plus. Et mon papa, chauffeur et jardinier d’un nazi, un vrai, un Allemand avec une carte du NSDAP datant de janvier 1933, réfugié en Espagne après la guerre et devenu PDG de la Hoechst espagnole, résultante du démembrement de la Farben, et président de la chambre de commerce allemande à Barcelone. Dix-neuf ans que j’ai vécu avec ce nazi. Dans la même villa. Un stalag cette villa des hauteurs de Barcelone. Et à quatorze ans, au boulot, à l’usine, cinq années durant, à bosser douze heures par jour six jours sur sept. Puis, par la suite, déjà à Paris, je n’ai pas arrêté, n’allez pas croire. Sept années de rave soit dans un hôtel de passe, soit comme passe-plats, soit sur des chantiers. Donc, on ne me la fait pas à moi, question peuple. J’ai donné et bien donné. J’en ai mangé du sauciflard moi aussi avec du gros rouge. À cela s’ajoute que ma thèse à l’École Pratique des Hautes Études portait sur les notions de peuple, État et nation chez les intellectuels espagnols à cheval entre le XIXe et le XXe. Bref, je suis armé sur le sujet, même si j’ai tout oublié de ma thèse. Je raconte tout ça pour montrer mes galons. Pour que Onfray et Houellebecq ne la ramènent pas trop. Qu’ils ne me disent pas, tu connais que dalle, mec, ferme-la, fiche-nous la paix. Je me contente en fait de suivre le précepte dicté par Onfray lui-même : « Je ne veux pas parler à partir de ma bibliothèque, mais à partir de mon existence. »
Drapés donc dans leur virginité populaire, Onfray et Houellebecq parlent de tous les sujets que l’on puisse imaginer : démographie, transhumanisme, euthanasie, christianisme, bouddhisme, aussi de l’Islam, de la Chine, du Japon, de Dieu, de la mort, de l’Europe, de l’avortement, de la « métaphysique quantique » (oh, quel lapsus intelligent et plein d’esprit, n’est-ce pas Michel Onfray !), de de Gaulle, de Vatican II, d’éthologie, de la modernité, d’écologie, d’eugénisme, du big crunch et du big bang, de la chasse, et j’en oublie certainement. Purée, qu’est-ce qu’ils sont forts ces deux-là. Des têtes ! Et ils sont presque d’accord sur tout ! Que c’est beau ! Alors, pourquoi discuter, pourquoi débattre ?… Pour se passer la pommade, parbleu ! : « Pour des raisons que vous signalez d’ailleurs de façon géniale dans vos livres… » (O) «Je pense le plus souvent que vous avez raison. » (H) « C’est hélas vrai ce que vous dites. » (O) « Vous avez dit des choses très fortes… » (O) « Ma culture philosophique est loin d’égaler la vôtre. » (H) « Sur Kant vous avez raison. » (O) « Vous êtes un grand lecteur de Comte. » (O) « Je vois la quintessence de votre pensée… Une pensée à laquelle j’adhère absolument. » (O) « N’ayant rien à redire à tout ce que vous avez pu écrire sur la civilisation. » (O) « Je compte sur vous pour, comment dire, insuffler aux Français une confiance dans leurs propres forces. » (O) « O : Vous aussi vous êtes contre l’Europe ? H : Ah oui, complètement, je suis contre depuis 1973. O : On est donc jumeaux. » Qu’elle est belle cette affinité ! On pense à Montaigne : « Parce que c’est lui, parce que c’est moi. » Heureusement, tout n’est pas parfait, il y a un sujet de désaccord : la chasse. « On a peut-être trouvé un vrai désaccord entre nous » (O) Dieu soit loué !
Et voilà que l’on retrouve Les Inconnus. On se souvient certainement de leur sketch « Les chasseurs ». Onfray et Houellebecq nous en offrent un remake prétendument philosophique, avec quelques perles « dialectiques » que ne renierait pas notre trio comique, dont on annonce régulièrement le retour. Le retour, le voilà, sous nos yeux. L’un, Onfray, est contre la chasse ; l’autre, Houellebech, pour. Diable, que ce fort cet échange à la Rocky Balboa. Tous les coups sont permis. Ça ne dure pas, malheureusement. Les sujets à traiter sont si nombreux ! On apprend ainsi que, question torture, ils sont, tous les deux, contre. Bravo, quel humanisme ! On n’attendait pas moins d’eux ! La corrida, pareil, contre, à quelques nuances près. L’euthanasie, ça diverge un peu, l’un est presque pour, l’autre est presque contre, mais à la limite on pourrait trouver un terrain d’entente. Victor Hugo les réunit aussi dans la détestation, en lui faisant dire ce qu’il n’a jamais dit. Qu’importe ! Comme pour le cochon, tout est bon ! Qui va vérifier ? Et de temps en temps, ils se lâchent. À chacun sa perle dialectique. O : « Je me sens plus proche des hommes préhistoriques que des théologiens de Vatican II ». H : « Ils sont plutôt haut-de gamme les prêtres traditionnalistes. » (H) : « Je tire mon chapeau à cette grand-mère de 88 ans (qui a sorti son opinel pur se défendre de ses agresseurs) » (O) : « Pour moi il n’y a aucun doute : Dieu n’existe pas. » H : « Je refuse la domination de la nature. Moi, la nature, je ne l’aime pas tellement. » (O) « Les hommes préfèrent vivre soumis plutôt que mourir libres et triomphants. » (O) « Je suis d’accord, les Harkis ne sont pas morts d’une manière agréable. Mais c’est la faute des Algériens. » H : « L’islamisme a justement la quantité pour lui, contrairement au transhumanisme. » J’arrête là. Je ne sais plus si je dois pisser de rire ou me mettre à pleurer. Les trois mousquetaires de la vacuité et de l’ineptie philosophique française contemporaine que sont Alain Finkelkraut, Bernard Henri Lévy et Michel Onfray ont trouvé en Michel Houellebecq leur Charles de Batz de Castelmore dit d’Artagnan. Amen.