« Et quand le colonel est sorti de la pièce, le général a l’impression de reprendre sa respiration […] il avait sans le savoir retenu son souffle pour ne pas aspirer les cendres portées par le nouveau venu ».
Faire d’un homme ordinaire un tortionnaire… Le processus à l’œuvre pendant les guerres qui transforme certains en acteurs inhumains est évoqué à son stade terminal dans le nouveau récit d’Émilienne Malfatto.
Contrairement au poème d’Aragon en exergue, Émilienne Malfatto ne choisit pas d’explorer « le langage ténébreux des suppliciés » mais le langage du bourreau. Le pays évoqué, la séquence historique et les acteurs ne sont pas identifiés et, de ce fait, peuvent être d’ici et d’ailleurs. Certains lecteurs veulent y reconnaître l’Irak, sans doute à cause du récit précédent de l’autrice, Que sur toi se lamente le Tigre (Prix Goncourt du premier roman en 2020) et de ses photos comme reporter de guerre dans ce pays. Toutefois, l’absence de nominations et de descriptions identifiables montre la volonté de l’écriture de généraliser sa thématique.
Pourtant le second exergue, précis cette fois, éveille une autre réalité connue (l’Algérie) et… internationale (la formation des spécialistes dans un échange entre compétences…). Le nom de Paul Aussaresses déclenche celui des torturés d’Algérie et particulièrement ceux de la « Bataille d’Alger » – Larbi Ben M’Hidi, Ali Boumendjel, Maurice Audin – mais renvoie aussi à ce « coopérant » français, spécialiste de la contre-insurrection, envoyé à Fort-Bragg, la plus grande base d’entraînement de commandos au monde. Aussaresses y a dispensé ses méthodes, comme il l’a fait ensuite au Brésil : « les arrestations massives, le renseignement, la torture » et la nécessité d’exécuter les torturés, une fois le « travail » fini. Dans ses mémoires, ce même individu déclare : « Est-ce que la torture m’a posé des problèmes ? Je dois dire non. Je m’étais habitué à tout cela ». Plus loin : « la torture devient légitime quand l’urgence s’impose (…) Il était rare que les prisonniers interrogés la nuit, se retrouvent encore vivants au petit matin. Qu’ils aient parlé ou pas, ils étaient généralement neutralisés »
Émilienne Malfatto parle de ses influences et met en première ligne le récit de Gabriel Garcia Marquez, El Coronel no tiene quien le escriba (Pas de lettre pour le colonel, traduction française). Nous sommes donc en bonne compagnie avec ce colonel, indispensable au système mais que tout le monde tient à distance. L’autrice n’est pas la première à s’intéresser au bourreau. La présentation de couverture renvoie au Désert des Tartares de Dino Buzzati et à Quatre soldats d’Hubert Mingarelli. Pour ma part, j’ai pensé à d’autres récits : sur des modes très différents, des romanciers ont déjà mis en mots ce personnage du bourreau, nous installant dans l’intimité de leur conscience. En 2002, Didier Daeninckx et Tignous publiaient un récit où un jeune appelé « se vide de son humanité dans les Aurès. (Ils) fouillent les poubelles de l’Histoire pour en remonter une âme souillée par la sale guerre et la torture » précise la présentation. Après l’attentat de Charlie Hebdo et l’assassinat de Tignous, Didier Daeninckx a réédité le texte chez Gallimard en folio.
Dans une scénographie très différente, en 2010, Jérôme Ferrari publiait Où j’ai laissé mon âme : au centre du récit, deux tortionnaires. Le capitaine Degorce retrouve le lieutenant Andreani avec lequel il a « fait » l’Indochine. C’est celui-ci qui a les derniers mots du récit : « Et c’est l’heure où je me penche doucement vers vous pour murmurer à votre oreille que nous sommes arrivés en enfer, mon capitaine – et que vous êtes exaucé ». Le récit d’Émilienne Malfatto est très différent, d’une portée plus universelle, me semble-t-il, et d’une écriture maîtrisée tant dans son réalisme que dans sa portée poétique.
Il est composé de 24 « chapitres » avec une alternance régulière de morceaux en prose poétique (en italiques) et de morceaux en prose narrative. La partie « poésie » fait partager les pensées du Colonel aux prises avec les fantômes, les « hommes poissons », tous ceux qu’il a torturés et qui ne le laissent pas en paix. La partie plus réaliste raconte le présent de sa vie, rythmée comme du papier à musique, entre le lieu où il dort, la traversée de la ville détruite en auto et le palais dont il occupe le sous-sol pour accomplir, jour après jour, sa sinistre besogne. La voix de la narration est alors omniprésente et omnisciente, pouvant se confondre parfois à ce que pourrait observer le colonel, le général ou l’ordonnance, les trois personnages qui partagent avec la narratrice les voix du texte. La lecture se fait en passant de l’intensité poétique à la précision descriptive du récit, de la domination intrusive du « je » à la distance du « il ».
« Ô vous tous
puisqu’il faut que je m’adresse à vous
que je ne peux plus vous ignorer
puisque vous êtes devenus les sombres seigneurs
de mes nuits
puisque vos ombres et vos cris
résonnent dans mes ténèbres
puisque les Hommes-poissons
ont pris possession de mes rêves
vous tous je m’adresse à vous
mes victimes mes bourreaux
je vous ai tués tous
chacun de vous il y a dix ans ou
dix jours
ou ce matin
et depuis je suis condamné à continuer
de vous tuer
chaque fois à chaque nouveau mort
j’augmente ma peine ma
condamnation sans appel »
Dans cette ouverture, on voit le bourreau renverser les rôles puisque ses victimes deviennent ses bourreaux, il a subi une pression à laquelle il n’a pu/su résister, se justifiant ainsi d’une certaine manière. Ce lamento du bourreau se poursuit dans les douze autres « poèmes ». Plus loin, il donne une description plus précise de ce qu’il nomme « l’art de l’interrogatoire » :
« briser un homme
le torturer
le rendre fou
le défaire de son corps
de sa peau
de ses membres
de ses dents
de ses ongles
c’est un art savez-vous
Je suis resté moi simple artisan mais j’ai connu
des esthètes
de ce processus
qui coupent en musique
qui ne vomissent pas le soir
dont les yeux brillent quand ils arrachent
d’autres yeux ».
Il évoque son premier mort. Il a obtempéré à l’ordre, « c’est ton tour c’est la guerre » et il a continué. « Je suis comme un homme qui creuserait sa propre tombe » :
« à l’époque mon âme n’était pas encore
totalement fissurée
c’était seulement le début ».
Le tortionnaire évoque ses victimes, ces « Hommes- poissons » « blanchâtres et gonflés d’eau vaseuse ». Tuer à la guerre, ce n’est pas vraiment tuer, c’est accomplir un devoir pour sauver la Nation :
« après la guerre après les Hommes-poissons les
marécages
il n’y avait que le silence
et les médailles les décorations accrochées sur
les poitrines que les âmes
avaient désertées
du clinquant du doré sur une poitrine vide
ça fait joli mais ça sonne creux ».
Il est intéressant de voir le nombre de médailles qu’a reçues Paul Aussaresses pour services rendus, sur l’article qui lui est consacré sur Wikipédia. Le tortionnaire exprime ses regrets d’une autre vie :
« Qu’est-ce que vous croyez
j’aurais aimé moi aussi
aimé
être heureux
avoir la sensation de
vivre
et non de traverser l’existence comme
un champ de ruines […]
vous me direz cela vous est égal
mon malheur je l’ai cherché
et il n’est écrit nulle part que les victimes doivent avoir
de la sympathie
pour leur bourreau »
Il vit comme une ombre grise entre le monde des vivants et le monde des morts. Il sait qu’il entre dans la dernière escale ; il est dans l’attente de la fin où il pourra enfin dormir. Alors, le monde sera débarrassé du bourreau : « il vaudrait mieux ne pas raconter mon histoire aux enfants »…
Entrecroisant ce lamento, dont nous ne donnons que quelques citations, la voix de la narration informe et décrit, offrant au lecteur quelques informations sur cet homme gris : « Il survécut au changement de régime, aux purges, aux procès, parce qu’on ne pouvait pas se passer de son talent, et peut-être aussi parce qu’il n’avait jamais été un homme de cour, qu’il était déjà, depuis longtemps, grisé et pour ainsi dire invisible, se fondant presque avec le paysage. (Qui se charge de limoger une ombre ?) ».
Le récit en prose fait intervenir d’autres acteurs qui animent ce théâtre de l’horreur : en premier lieu l’ordonnance qui est présente en dehors du cercle de lumière où officient les tortionnaires, qui fait ce qu’il peut pour s’abstraire de la situation et s’évader par l’esprit de ce qui se passe sous ses yeux. Néanmoins il voit ce qu’il nomme « la chose » car il ne peut plus appeler « homme » cette chose sanguinolente et désarticulée.
Une fois, l’incroyable se produit et cela augmente l’efficacité destructrice du tortionnaire et la sidération de l’ordonnance : « l’homme assis dans le cercle de lumière regarde le colonel dans les yeux (et dans son état, garder les yeux ouverts tient déjà de l’exploit, du prodige de volonté, pourtant il fixe le colonel). […] Un homme et pas encore comme une chose, étrangement apaisé ». Très beau passage où humanité et monstruosité se font face, au point que le Colonel prend cet homme pour « l’envoyé des Hommes-poissons ». C’est l’ordonnance qui va découvrir la mort du Colonel : que pouvait-il faire d’autre que de mourir puisqu’il n’y avait plus de « choses » à « travailler », selon son vocabulaire ?
Auparavant il y a des séquences fortes autour du Général, le Supérieur qui gère le « palais » et qui sombre dans la folie ; il y a aussi l’envoyé de la capitale qui, une fois la situation appréciée, repart en propageant ce que faisait toujours le général, « le mensonge d’état ». Deux scènes très fortes donnent la mesure de la folie qui s’empare du général : celle où il se mesure à la statue décapitée du tyran : toute décapitée qu’elle soit, elle a encore le pouvoir de le terroriser ; celle où, réfugié dans son bureau, il passe son temps à déplacer les cuvettes pour recueillir l’eau de pluie. On est là dans le grotesque le plus achevé ; il fait descendre tout général de son piédestal.
Le gris que le tortionnaire porte sur lui, ce gris qui le rend invisible et qui contamine tout l’univers qu’il traverse, ne peut empêcher, malgré sa force d’effacement, que surgissent des couleurs, rayons de vie : « il y a parfois des hommes de la pièce du sous-sol, avant qu’ils deviennent des choses (des hommes-chiens écorchés). Certains d’entre eux, étonnamment et malgré les brisures de leurs corps, répandent d’étranges couleurs, c’est du moins ce qu’il semble au colonel qui voit parfois du rouge, du bleu, du jaune éclater de leurs visages détruits. Des morceaux de lumière qui bondissent. C’est comme un coucher de soleil d’autrefois, s’est dit le Colonel ».
Demeure une question, qui s’est déjà posée en lisant les deux récits cités en ouverture de cet article : faut-il susciter, par l’écriture littéraire, une sorte d’empathie avec de tels personnages ? Il est certain qu’Émilienne Malfatto limite au maximum les informations qui éclaireraient le passé du Colonel, qui expliqueraient comment un homme ordinaire devient un tortionnaire. Les victimes ne mériteraient-elles pas davantage d’être évoquées ? Se repose alors la question qu’avait posée Charlotte Lacoste en 2010 : quelle est la séduction du bourreau que peut transmettre l’écriture littéraire ? Cette étude critique faisait suite à la réception du roman de Jonathan Littell en 2006, Les Bienveillantes, qui avait connu un grand succès et reçu le Prix Goncourt et le Grand prix du roman de l’Académie française, la même année. On se rappelle que le récit était constitué d’un long monologue d’un criminel nazi, entraînant une sorte de proximité du lecteur avec ce protagoniste. La thèse exposée et défendue par Charlotte Lacoste était que le public s’étant lassé des récits des victimes qui les mettaient mal à l’aise, l’intérêt s’était tourné vers les bourreaux, plus fascinants par leur vie hors normes et, d’une certaine façon, leur monstruosité. Ces récits, a-t-on dit, participeraient d’une connaissance de l’ennemi et permettraient de connaître motivations et agissements. Alexis Jenni obtenait le Prix Goncourt en 2011 pour son roman, L’Art français de la guerre avec un protagoniste, Victorien Salagnon, combattant des guerres coloniales.
Le Colonel ne dort pas ne peut être accusé de provoquer cette sorte de fascination. Il me semble que comme dans Que sur toi se lamente le Tigre, son roman précédent, Émilienne Malfatto veut cerner et approcher l’acteur du geste destructeur ; que l’éclairer n’est peut-être pas le comprendre et encore moins l’excuser : « Émilienne Malfatto, journaliste et photographe indépendante qui connaît bien l’Irak, m’a emporté dans une spirale mortifère, abominable, d’un réalisme qui me laisse complètement désemparé », écrivait un lecteur à propos du meurtre de la sœur par son frère aîné. C’est aussi l’aboutissement de cette « spirale mortifère » que suit Le Colonel ne dort pas. Il subsiste, en refermant ce très beau récit, cette gêne d’une complicité involontaire que l’écriture provoque, accompagnée de la certitude que ce roman est une dénonciation implacable de ce que la guerre fait aux humains.
Émilienne Malfatto, Le Colonel ne dort pas, éditions du sous-sol, août 2022, 112 p., 16 €