Bros : un mystère contemporain, sublime et glacé

Romeo Castellucci, Bros © Stephan Giagla

Tout est énigmatique dans ce nouveau spectacle de Romeo Castellucci, Bros, dont le thème annoncé, « les violences policières », déclenche a priori diverses attentes et inquiétudes dans l’esprit du spectateur averti. Son titre d’abord, en forme d’aboiement, de demi-mot (un demi brother/un faux frère), de signe de reconnaissance entre mâles fiers de leur camaraderie et dont on se demande s’il évoque l’esprit de corps de la police, s’il réfère à une devise de fraternité, s’il est ironique, rythmique, ludique…

Son début ensuite : là où on attend un groupe d’hommes musclés vêtus de noir et dûment armés, on voit apparaître un vieillard barbu, erratique dans sa chemise de nuit blanche. Échappé d’un asile, d’un cauchemar, d’un livre ? Ce pourrait être le début de La Tempête ou la fin d’En attendant Godot. Enfin arrivé, mais trop tard, trop vieux : Godot est presque mort. Prophète d’un temps qui n’est déjà plus, le vieux vaticine dans une langue qu’on ne comprend pas (on apprend hors plateau qu’il s’agit de roumain). Appuyé sur un squelette d’arbre, souvenir peut-être de celui de Beckett, comme lui vestige d’une vie antérieure, il regagne finalement le lit de mort ou de renoncement autour duquel veillent les policiers, enfin arrivés pour une sorte de messe noire. Les forces de l’ordre entourent la barbe blanche et lui passent un linceul obscur, comme un passage de relais, promesse de l’enfer ou de la dictature.

Le temps de la spiritualité n’est plus. N’en restent que des fantômes, que le spectacle convoquera consciencieusement sous forme de grandes photos noires et blanches transportées du fond à l’avant-scène : temple grec, portrait de Samuel Beckett, animal, jeune femme rêveuse…La civilisation perdure dans ses icônes mais elle est réduite à l’état de décor pour un ordre nouveau, qui organise, surveille, punit, nettoie ce qu’il a sali sans laisser, lui, de traces visibles de son passage

Bienvenue à Saint Supplice sur Ordre.

Dès la fin de ce premier tableau, on assiste au ballet de la violence autorisée. Pas de pulsion, nulle montée d’énervement chez les actants de cette machinerie. On ne frappe pas par colère, on ne noie pas par jalousie. La violence est ici collective, institutionnelle, autorisée. Elle a donc son costume : un uniforme de policier, bleu foncé. Ses accessoires : matraque, pistolet. Sa gestuelle : salut, pas frappés. Ses cérémonies : défilé, rang, effets de groupes. Son partenaire : le chien-loup, tenu en laisse.

Pas de mots en revanche, les agents sont muets. Ils sont exactement des exécutants, des agissants. Les vingt-trois gaillards, recrutés dans chaque ville où se joue le spectacle pour endosser l’habit qui fait le flic, sont guidés par des ordres qu’ils reçoivent de la régie, dans une oreillette discrète. Ils ont été rapidement formés à ce fonctionnement robotique, et doivent exécuter aveuglément les commandements qui leurs sont faits. Bien sûr, ils savent, et nous aussi, que ce n’est que du théâtre. Pourtant cette soumission calme et implacable, aisément transposable à d’autres univers, est plus glaçante que le désordre sanglant d’un film de Tarantino.

Romeo Castellucci, Bros © Francesco Raffaelli

Dépourvu de texte, le spectacle n’est pas silencieux : la bande-son trépidante, saturée de basses qui font vibrer la salle, crée un environnement obsédant, auquel on ne peut échapper. Cliquetis des gâchettes de pistolets. Coups de matraque amplifiés qui résonnent. Et quelques cris comme des échappées d’humanité. Dans la scène centrale de passage à tabac, trois policiers imperturbables s’acharnent sur un homme nu, dont on ne verra que le dos blanc. Parfaitement chorégraphiée, cette scène donne à voir sans aucune explication la passion d’un anonyme, le massacre d‘un innocent… Après les coups amplifiés, de timides vagissements de nourrisson retentissent. D’abord si doucement qu’on pourrait craindre qu’un bébé se soit égaré dans le public. Ce sont en fait les cris arrachés à ce corps torturé, qui, pour être blafard n’est pas de marbre, et donne à entendre son humanité, réduite à des plaintes primales.  La grande violence fait des êtres de petits enfants apeurés et impuissants. Et nous pourrions en être émus, voire révoltés, si une autre actualité ne se présentait bientôt à nous dans un nouveau tableau. Le balai est passé sur le sang qui a coulé, la valse des photographies et des mouvements de groupe peut reprendre.

Et il peut ne jamais s’arrêter, comme nous le suggère l’ultime panneau textuel tendu à notre sagacité : la poule ou l’œuf ? L’origine de la violence est indéterminée, elle passe du vieillard initial au groupe des policiers qui transmet finalement une matraque à un enfant, vêtu de blanc comme le vieillard et arborant le blason de la police. Ainsi doublement adoubé, le poussin ne fera pas mieux que ses prédécesseurs et l’obscurantisme a de beaux jours devant lui.

Désorienté de ce qu’il a vu et peut-être de ce qu’il n’a pas ressenti, le public sort de ce spectacle en constatant sa propre absence d’empathie. Ainsi présentée sous forme collective et chorégraphiée, la violence cesse d’être un scandale. Elle est un spectacle, magnifique, dans lequel nous n’intervenons pas puisque notre présence, aussi codifiée que le reste, consent à l’exécution d’un ordre supérieur, esthétique. C’est sans doute cette attitude que Castellucci nous amène véritablement à interroger par la force de cette expérience : la violence bien organisée est-elle plus acceptable que son déchainement ? a quel moment cessons-nous d’en être spectateurs consentants ?

À la fois archaïque dans sa forme (fonctionnement en chœur, dramaturgie proche de la liturgie, importance du rythme…) et contemporain dans la construction d’un univers froid et robotique (les trois machines de l’entrée annoncent le groupe bien huilé des policiers), Bros est  un mystère, à la manière médiévale, mais la démonstration de la loi y a remplacée la profession de foi et nous laisse une impression persistante de grand froid.

Bros de Romeo Castellucci Conception et mise en scène Romeo Castellucci • Musique Scott Gibbons • Avec Valer Dellakeza, les agents, Luca Nava, Sergio Scarlatella, les enfants Adrien Marseille et Achille Zanouda • Avec des hommes de  rue . Assistants à la mise en scène Filippo Ferraresi et Silvano Voltolina • Collaboration à la dramaturgie Piersandra Di Matteo • Direction technique Eugenio Resta • Technicien de plateau Andrei Benchea • Lumières Andrea Sanson • Son Claudio Tortorici • Costumes Chiara Venturini