Andreï Kourkov: Les corps qui hantent (L’Oreille de Kiev)

Andreï Kourkov, L'oreille de Kiev © éditions Liana Levi

Samson Teofilovitch et Nadedja Trofimovna s’aiment, c’est une évidence dès leur première rencontre. Mais c’est bien la seule chose qui coule de source dans ce roman policier historique des plus rythmés, lorgnant vers les domaines du paranormal et de l’absurde. « Qu’est-on est en droit de désirer, quand on ne s’appartient plus ? », demande le narrateur d’Andreï Kourkov en plein marasme de l’Ukraine pré-soviétique. L’Oreille de Kiev qui vient de paraître aux éditions Liana Levi dans une très belle traduction de Paul Lequesne, se présente comme le premier volet d’une aventure née de la découverte d’authentiques archives de la Tchéka portant sur la période de la guerre civile de 1918-1921. Nous sommes donc au cœur d’un pays déchiré, convoité autant par les bolcheviks que par les nationalistes petliouristes et assailli par des factions de toutes parts, au sein d’une vaste recomposition permanente de l’ordre social, politique et militaire.

Le précédent ouvrage de Kourkov, Les Abeilles grises, a, on s’en souvient, connu un large et grand retentissement. Paru en France en février 2022 à la veille de l’invasion de l’Ukraine par les troupes de Poutine, il se déroule en plein Donbass au début du conflit de cette « zone grise » et il s’attache à décrire le poids du grand frère russe, lui qui est pourtant le cadet de l’Histoire. Avec ce nouveau roman, l’écrivain ukrainien vise donc une prise de recul. Pour ce faire, il se place à Kiev afin de donner corps au poisseux dossier tchékiste qui lui aura été confié. Nous voici donc à présent dans cette Oreille de Kiev au printemps 1919 aux côtés de Samson, un étudiant dont la vie bascule dans les toutes premières pages du livre.

L’histoire mérite évidemment d’être présentée tant elle hantera durablement les lectrices et les lecteurs. Le père de Samson est tué sous ses yeux, le sabre d’un cosaque fendant son crâne et visant bientôt celui du fils, lui tranchant une oreille. L’appendice auditif, qui donne son titre au roman, devient très vite un personnage à part entière ou plutôt un fil narratif puisque, stupeur, l’oreille coupée permet à son ancien propriétaire d’entendre à distance ce qu’elle perçoit. Ça pourrait être du David Lynch mais non. Là où Samson laisse son oreille rabougrie, en l’espèce dans une boîte de bonbons français, il continue d’entendre les dialogues même s’il se trouve à l’autre bout du quartier. Ce motif de littérature fantastique distille jusque ce qu’il faut d’épouvante et d’humour noir, comme si Van Gogh faisait soudain l’usage d’un babyphone. On mesure la puissance de novation.

Par un concours de circonstances et alors qu’il découvre son amour naissant pour Nadedja, douce statisticienne dont le prénom signifie espérance, Samson est enrôlé dans la police criminelle. Il en profite pour en savoir plus sur les affaires douteuses de deux soldats de l’Armée rouge ayant pris leurs quartiers chez lui et, de loin en loin, se trouve être témoin d’un double meurtre dont il va se charger d’éclaircir la cause. L’enquête, qui s’appuie sur un recensement comme sur un data center moderne et croise la route d’ossements en argent possiblement destinés à éloigner les vampires, ne sera pas de tout repos.

De cantines soviétiques en boulangeries rouges, de tailleurs véreux en cordonniers louches, Kourkov développe un sens inné de la situation et dépeint une atmosphère de grand chambardement comme une formidable fabrique des possibles littéraires. L’électricité, les transports et même la nourriture sont ainsi des éléments constamment incertains, sources d’angoisse et de joie, de crainte et de dégoût. «L’océan peut se déchaîner pendant des mois, il finit toujours par s’apaiser, il rejette les poissons morts sur les plages, la nature se nettoie et respire.» Le romancier ukrainien de langue russe, né dans l’oblast de Leningrad l’année de la construction du mur de Berlin, tisse une toile sur laquelle joue à plein la métaphore historique, le chaos d’alors répondant en écho à celui d’aujourd’hui. C’est peu de dire que cette passionnante lecture est à recommander.

Andreï Kourkov, L’Oreille de Kiev, traduit du russe (Ukraine) par Paul Lequesne, éditions Liana Levi, octobre 2022, 320 p., 22 € — Lire un extrait