« Il est à peine six heures et déjà le soir tombe alors que je ralentis le pas pour contempler l’irruption sur les Ramblas des passagers du métro qui vient de s’arrêter à la station Liceo. Aujourd’hui Jeudi saint, par exemple, surgit d’entre la foule un vieillard ténébreux qui se déplace avec une surprenante agilité malgré sa mine cadavérique et sa lourde mallette. Il dépasse incroyablement vite toute une file d’usagers somnolents, va se planter devant une affiche du Liceo et là, avec un sérieux de spécialiste, entreprend d’étudier la distribution d’un opéra de Verdi pour presque aussitôt composer une moue d’immense contrariété, comme si tout cet aréopage de divas l’avait énormément, profondément déçu. Je me dis que cet homme, ce cadavre ambulant a quelque chose d’inquiétant, d’intrigant.
Je décide de le suivre. Et je ne tarde pas à m’apercevoir que ce ne sera pas de tout repos. Peut-être cette longue journée de travail explique-t-elle que je me sente aussi fatigué à l’heure qu’il est, mais aussi vrai que j’ai quarante ans et lui le double de mon âge, j’ai bien failli le perdre de vue au moment où il enfilait la calle de la Boquería. J’accélère et, l’espace de quelques instants, je me sens défaillir et je vois venir le moment où je vais m’écrouler sur l’asphalte. Je finis par comprendre qu’il n’y a pas vraiment lieu de s’affoler, que je suis tout de même encore jeune et qu’il ne m’arrive au fond rien que de très ordinaire puisque je me crois toujours au bord de l’évanouissement et que, d’une façon ou d’une autre, je suis toujours fatigué, fatigué de cette ville lamentable, fatigué de ce monde et de la bêtise humaine, fatigué de tant d’injustice. Je m’efforce parfois de dépasser cet état en me mesurant à moi-même, en me lançant des défis comme celui qui consiste à persévérer, sans le moindre objectif précis, dans la filature d’un vieillard que la fatigue n’atteint pas. »
Enrique Vila-Matas, « L’heure des épuisés » in Suicides exemplaires (1991), traduit de l’espagnol par Éric Beaumatin avec la participation de l’auteur, Christian Bourgois Éditeur, coll. Titres, 2008, pp. 113-114.
