Gauz a grandi les pieds dans la rizière de sa grand-mère et dans les plantations de café de son grand-père. Entre les cultures vivrières et les cultures d’exportation. Seulement voilà, si la Côte d’Ivoire est le premier producteur mondial de cacao, le pays est en revanche incapable de transformer les fèves en chocolat. Pourquoi donc ? Répondant à sa fille – l’une des grandes interlocutrices du texte –, Gauz retrace l’archéologie de la domination coloniale et de ses continuités néocoloniales dans le contemporain. Car nous ne sommes pas sortis du système d’exploitation extractiviste dans lequel les pays africains vendent à bas coût des matières premières tout en devant acheter au prix fort des produits manufacturés ou transformés. Pourquoi la Côte d’Ivoire ne produit-elle pas de chocolat ? Cela n’est pas dû au hasard mais bien à un mécanisme continué de prédation coloniale qui ne s’est en réalité jamais arrêté – passant allègrement par-dessus la barrière symbolique des indépendances. « Nous serions en train de parler d’autre chose si nous étions les premiers producteurs mondiaux de chocolat plutôt que de cacao » écrit Gauz à l’initiale de son texte (p. 13).
Héritier du Spoken word américain (qui donne d’ailleurs son titre à la collection chez l’Arche), Gauz a débuté sa carrière littéraire par la performance, le stand-up, le slam. Cela se sent singulièrement dans ce nouveau texte, où le retravail littéraire se surimpose à des fragments rythmés par la déclamation orale du slam, en italiques dans le texte. La voix de Gauz n’est pas sans rappeler celle de son illustre prédécesseur, Gill Scott-Heron (auteur de l’iconique poème chanté The Revolution Will Not Be Televised), à qui il reprend le ton volontiers polémique, la dénonciation critique des médias de masse et la critique néocoloniale. De jeu de mot en jeu de mot, la langue avance par bonds, fustigeant la condition médiatique moderne :
Vies de caricatures dans des clones d’appartements. Même meubles d’immeubles de vies vues et revues dans le bleu d’écrans venus d’un lointain apprivoisé. Jeux vidéos, jeux du cirque, foot ou combats de gladiateurs, scénarios attendus, illusoires manettes aux commandes d’une vie de combinaisons pré-écrites… (p. 29)
Gauz renoue ici avec ses débuts, et notamment Debout-payé qui devait beaucoup à l’art de la joute verbale, avec des saynètes dénonçant la marchandisation du quotidien et le racisme latent en Europe à partir de son expérience de vigile. Ce nouveau texte se branche également à l’autre de ses amours littéraires : la plongée historique dans les archives de l’histoire coloniale, qu’il avait déjà explorée dans Camarade Papa, son second roman. Ici également, plusieurs passages se situent dans les premières années du xxe siècle, au moment où Marchand déclare « ce pays est à moi, je le veux » (p. 17) (en 1895, donc), et où Onozo, l’autorité féminine, se fait arrêter par les colons, en pleine « palabre » (en 1908). Le lecteur est plongé dans une vaste exploration parlée, face à un narrateur-performeur qui raconte et slame tout à la fois la très longue histoire de la prédation coloniale.
Alternant entre des passages au présent, où le narrateur parle à sa fille, et des passages au passé, que ce soit au moment de la guerre coloniale, de l’union syndicale des planteurs, de l’indépendance, des plans d’ajustements structurels, le récit égrène plusieurs moments-clés de l’histoire de la Côte d’Ivoire, sous l’angle de l’exploitation des ressources dites « naturelles ». Des fragments de discours historiques ou de chansons-cultes comme « Indépendance cha-cha » de Grand Kallé sont mêlés au cours d’histoire appliqué au cacao. On reconnaît le style de Gauz, qui expérimente des formes libres, que ce soit la discussion avec sa fille par-dessus un jeu vidéo de match de foot, ou que ce soit une délibération de syndicats de planteurs ponctués par un même cri revenant comme un refrain féroce, « Foutaises ! » : les chapitres explorent des genres variés, toujours avec le même goût de l’oralité malicieuse et virulente. Ce faisant, Gauz décrit comment une nation s’est construite dans l’exploitation d’une plante qui n’était pas consommée sur place mais uniquement destinée à l’exportation : cette « nation chocolat » dont il est question dans le sous-titre est également une nation incapable de se fédérer pour faire plier les lois internationales du marché pour transformer effectivement le cacao en chocolat – la Côte d’ivoire restant dramatiquement davantage une nation de cacao qu’une nation de chocolat. Entre « eux » et « nous » (p. 67), il y a une continuité du personnel romanesque en présence : ironiquement, le représentant du FMI s’appelle Marchand, tout comme l’explorateur, tandis que son interlocuteur s’appelle Goba Diouf, comme l’interprète de Marchand. Des colons, des intermédiaires, des colonisés : la triade reste la même ; peu importe la mascarade d’indépendance, le résultat économique est le même, celle de la mise sous tutelle d’un marché et d’une économie. Au début du texte, Marchand se félicite d’une indépendance qu’il ne verra pas, rappelant la scène des banquiers d’Une saison au Congo de Césaire : réjouissons-nous que tout change pour que rien ne change, dit en substance le colon.

Gabriel Dadié, le « père Dadié » (père de l’écrivain Bernard Dadié) aura beau appeler à l’union, demander des grèves, conseiller son ami Houphouët Boigny le futur président de la République de Côte d’Ivoire : les conditions de travail des planteurs africains resteront insérées dans un réseau qui leur est fondamentalement défavorable. De longues scènes de négociations, au sein du Syndicat Agricole de Côte d’Ivoire, racontent comment le prix du cacao est établi de manière différenciée entre les planteurs français et les planteurs africains, comment le travail forcé est convoqué pour aider gratuitement les récoltes des planteurs français, comment les planteurs africains, enfin, sont progressivement exclus du vote au sein du syndicat, pour des questions de grandeur d’exploitation insuffisante pour être représentés. Toutes décisions qui ont pour but exclusif de créer un système franco-français d’exploitation du cacao.
Des personnages reviennent, au fil de cette exploration historique. Ainsi de cet interprète facétieux, Goba-Diouf, qui est à la fois un intermédiaire de la colonisation mais aussi l’une de ses premières victimes. Il prend un malin plaisir à raconter n’importe quoi à Marchand, dans la droite ligne des interprètes à la grande rouerie, comme le Wangrin d’Amadou Hampathé Ba. Marchand s’en doute un peu, vitupérant successivement contre « ta langue Barbara » (p. 56), ou « ta langue de bébête » (p. 70), pour respectivement le bambara et le bhété – à chaque fois, le discours rapporté de l’interprète vacille, et l’on ne sait plus bien si c’est la voix du performeur-narrateur qui parle, ou bien celle de Boga-Diouf, Gauz se réjouissant d’endosser cette casquette d’intermédiaire entre les genres et entre les langue : c’est certainement l’une des définitions du romancier, d’ailleurs.
Wole Soyinka, Franz Fanon, Charlie et la Chocolaterie, Funmilayo Ransome-Kuti sont tour à tour convoqués pour l’édification de la fille du narrateur, à Abidjan. Il s’agit de lui (de nous) faire prendre conscience des rémanences coloniales du quotidien, jusque dans le nom des quartiers, à l’instar de Treichville : « Habiter une ville qui porte le nom d’un homme mort pour asservir les siens n’est pas la seule hérésie à araser » (p. 97) ; ou bien plus profondément peut-être jusque dans nos gestes du quotidien (le petit chocolat du matin) qui renferme en réalité toute une économie de prédation du système-monde capitaliste. Nous ne sommes pas loin des entreprises des historiens Sylvain Venayre et Pierre Singaravélou qui, dans Le magasin du monde (2020), racontent la mondialisation par les objets. Nous ne sommes pas loin non plus d’Ibrahim Mahama, dont les installations monumentales enveloppant les grands monuments des capitales occidentales sont confectionnées à partir de sacs de fèves de cacao… Deux manières de dire la même chose.
Dans les plis de la narration, se déploie timidement une piste écocritique, où Gauz suspend temporairement son ton satirique pour faire advenir une pause lyrique, où le vivant entre en connexion, fugitivement. Ainsi de cette parenthèse dans le récit, qui explique le silence dans la forêt : « Ils savent que dans chaque frémissement d’herbe, dans chaque murmure de rocher, dans le clignement des yeux de chaque statuette, dans le mouvement de chaque amulette sommeillent les forces terribles qui ont accouché de notre monde et le guident depuis que le temps était un bébé porté au dos du soleil » (p. 41). Cette piste n’est pas poursuivie mais elle offre d’heureuses pauses descriptives d’une grande densité. Le futur fantasmatique du dernier chapitre, que Gauz rêve certainement pour sa fille (à moins que ce ne soit le narrateur, on ne sait plus très bien), laisse entrevoir une autre piste afrofuturiste où la Côte d’Ivoire est enfin devenue maîtresse de son destin économique et où la « Révolution » est advenue, qu’elle soit marxiste ou poétique, à la Gill Scott-Heron, peu importe : on rêve, avec Gauz, d’un monde meilleur.
Gauz, Cocoaïans (Naissance d’une nation chocolat), éditions de L’Arche, « Des écrits pour la parole », août 2022, 112 p., 14 €