Indéniablement, Simon Johannin s’est vite imposé comme un des écrivains les plus remarquables sinon essentiels de notre paysage contemporain. S’il a pu être révélé par le roman avec le rugueux L’Été des charognes puis, avec Capucine Johannin, pour le sombre Nino dans la Nuit, son écriture, qui fait fi des genres, trace désormais sa route au cœur du poème. Après le fulgurant Nous sommes maintenant nos êtres chers, Johannin offre sans doute l’un de ses plus beaux textes avec son nouveau recueil La Dernière saison du monde chez Allia : 81 poèmes, entre ruines, sensualisme d’un monde qui entend revenir de la mort, quête de matière et d’étreintes. Dans un vers conçu comme une poussée existentielle, Johannin donne à entendre les voix qui reviennent des morts. C’est à l’occasion du formidable Festival Extra!, qui débute ce 8 septembre au Centre Pompidou, où Johannin se produira avec Laurent Ta autour de La Dernière saison du monde, que Diacritik est allé à la rencontre du jeune et essentiel poète.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre splendide nouveau recueil de poésie, La Dernière saison du monde paru chez Allia. Comment s’est déroulé l’écriture de ce texte composé de 81 poèmes ? A-t-il été composé au fur et à mesure, selon les expériences vécues dont le terreau semble le postulat ou bien dans l’élan d’une énergie presque rimbaldienne qui affleure à chaque vers ?
La dernière saison du monde est le résultat d’une métamorphose, d’un changement de lumière et de territoire. C’est le choc provoqué par la rencontre avec de nouveaux êtres et leurs paysages qui a fait jaillir l’essentiel de ce livre. Comment la vie s’éclaire d’une lueur inconnue sous d’autres regards. Comment l’on retrouve la puissance des mots en découvrant par d’autres bouches de nouvelles manières de les agencer.
Le deuil aussi, qui chez moi est une donnée fondamentale de l’écriture, comme une manière d’attester, d’affirmer la distance entre ce qui est et ce qui fut. A travers tout cela, une nouvelle forme d’urgence. Écrire depuis le bord de la mort des choses, depuis le bord de la mort des sentiments afin de se dresser quand même, ne pas être apathique. S’adresser pour se dire.
Concevez-vous ainsi ce nouvel opus comme une suite aussi bien logique que poétique à votre premier recueil, Nous sommes maintenant nos êtres chers ? De fait, si vous nous indiquiez au moment de sa parution que ce premier texte pouvait peut-être se lire comme une liquidation de l’adolescence aussi bien que comme une manière d’adieu à l’enfance, quelle strate de votre vie avez-vous souhaité explorer ici plus particulier ? S’agit-il d’une prise directe avec le réel que vous vivez au quotidien, comme si, à la différence du roman que vous pratiquez, la poésie se donnait finalement pour vous comme une manière de journal intime troué ?
Il y a en effet dans le poème un lien à l’intimité beaucoup plus essentiel, non dilué dans la narration. La dernière saison du monde est pour moi un livre frontière, une bascule entre deux périodes d’écriture. Mes trois précédents livres forment un premier cycle qui s’est refermé avec le premier recueil. Un suivant s’ouvre avec celui-ci, dont je ne connais pas encore les enjeux. S’il faut parler d’une strate, il s’agirait de quelque chose comme celle de l’individuation.
Où l’on s’affirme en tant que soi, comme un être singulier, et donc par conséquent en prise avec une nouvelle forme de solitude. Pour parler plus directement de l’écriture, elle n’est pas un témoignage de ce processus, mais en fait partie intégrante. Écrire par dessus le doute pour choisir et affirmer une nouvelle réalité, nommer pour créer, rendre tangible ce qui ne l’est pas, et qui risque de s’effondrer dans l’instant. Il y a un basculement, celui du passage d’une écriture attestant d’un passé, à celle permettant au présent de se dresser sur les décombres du reste.
Ce qui ne manque pas de frapper d’un poème à l’autre, c’est combien, dès son titre peut-être, La Dernière saison du monde, convoque un univers de ruines et de désastre. Comme un écho sourd, dès votre titre, à Une saison en enfer, votre recueil s’attache à peindre comme vous le dites d’emblée « le désastre des mondes à venir », comme si vos poèmes se situaient au bord d’une apocalypse intime. Ainsi l’image que vous convoquez de vous-même est-elle toujours celle d’un portrait en ruines, brisé, évoquant notamment « les restes qui me composent » ou encore, presque littéralement, « Ce qu’il reste de moi ». Diriez-vous ainsi que La Dernière saison du monde présente un portrait du poète en ruines ?
La ruine n’est pas forcément un espace voué à la désolation. C’est surtout pour moi la possibilité d’un renouveau, de la naissance d’un autre monde, de quelque chose avec quoi il n’est pas possible d’avoir prise sans accepter de tout perdre, au sens symbolique du terme.
On symbolise souvent le contraire de la mort par la vie, mais la mort fait partie intégrante du phénomène de vie, et son contraire est la naissance.
Accepter sa ruine, l’exploration de ses propres ruines, c’est accepter de mourir pour renaître, c’est la noyade d’un baptême, l’abandon d’une langue pour une autre. La ruine, l’érosion, est un processus naturel, par lequel tout ce qui est animé ou inanimé est amené à passer un jour. Lutter contre cela, c’est lutter contre le fait d’exister, ce qui a mon sens est un aberration.
Cependant, à ce monde du poète guetté par la catastrophe et le désastre, s’oppose immédiatement dans le poème le corps de l’autre, qui se présente toujours comme la promesse d’une manière de rédemption ou de contre-ruine. Ainsi dites-vous sans détours : « Il y a des corps que je sais / Sans les connaître / Qui sont les contraires des catastrophes / Qui ne font naître que de la joie ». Est-ce que La Dernière saison du monde se donne comme la recherche de ces corps et de cette jouissance qui écartent la menace de la disparition ? Est-ce cela qui permet au poème d’atteindre ce que nous nommez par ailleurs « le grand repos du monde » ?
La nudité, l’érotisme, comme la nature, sont encore à certains endroits des espaces non marchands. C’est à dire des espaces où la dimension spirituelle du regard que l’on porte dessus, et qui pour moi à beaucoup à voir avec la poésie, peut se déployer sans brides ni contraintes, sans dévoiement.
Plus que d’écarter la menace de la disparition, il s’agirait plutôt d’embrasser sa propre présence, c’est à dire son insignifiance au milieu du reste. La disparition n’est pas vraiment une menace. Notre époque, qui à le goût de nous tenir en laisse, la symptomatise souvent par l’angoisse, mais il y a une certaine paix à savoir que tout est voué à disparaître, a muter totalement, à perdre son nom.
Cette recherche d’une échappée au désastre pose au cœur du recueil la question de la sensualité d’une manière différente de Nous sommes maintenant nos êtres chers. Si dans ce précédent recueil s’affirmait déjà une quête du sensible et une étreinte éperdue pour la matière, ici le sensible se mue en sensualité et en une érotique de la matière. La langue ne sert pas qu’à parler poésie mais à s’unir, charnellement, au vivant qui demeure. La sensation permet au sujet de soulever le poème, ce que le monostique suivant : « Dois-je me baigner dans ces sensations qui me soulèvent ? » Faut-il voir ici par le poème une manière de réconciliation avec une matière vécue comme violente mais que la sensualité de l’autre apaise puisque « L’eau de ta bouche a nourri mon jardin » ?
Il est essentiel de se réconcilier avec la violence vécue. D’aller même si possible jusqu’à la chérir. De ne pas adopter une attitude réductrice, victimaire, mais de cultiver son récit comme un réseau de ponts ne menant qu’au déploiement de sa propre envergure.
Je crois d’expérience qu’il existe deux expériences qui nous transforment le plus, le deuil, et la rencontre amoureuse, à quoi le deuil est intimement lié.
Aussi, le poème est avant tout une célébration des expériences vécues, peu importe leur nature. Ecrire c’est nommer l’importance des choses. C’est par le langage que tout fut créé, et c’est par le langage qu’à travers moi agissent certains évènements pour ne pas êtres que d’invisibles fantômes.
Dans cette quête de sensualité, apparaît le sentiment que l’apocalypse surgit chez vous dans un double sens : dernière saison du monde mais première saison de l’amour aussi, à savoir désastre mais aussi révélation et relève. Est-ce que le poème ne laisse pas ainsi apercevoir que le monde est toujours double pour le poète, à la fois terrible et doux ? C’est ce que montre encore ce tercet : « Quel monde aurait pu naître / D’une force aussi absurde / A une douceur mêlée ». Est-ce que finalement le poème, au-delà de son écriture, ne s’offre pas comme une respiration nécessaire afin de retrouver pied dans un monde qui brise en morceaux ?
Bien sûr le poème, dans le moment où il naît, suspend le temps. Offre une trêve, et me donne un peu d’eau au milieu du désert. Mais si je suis dans le désert, c’est qu’il y a une raison. Et si il n’y en a pas, alors l’écriture de poèmes et une très belle justification à l’angoisse du désert.
C’est, pour ma part, comme cela que j’ai appris à me débrouiller avec ces choses si communes et si fortes.
Sans doute oui, le monde est à la fois terrible et doux, et lorsqu’il n’est que terrible, c’est le rôle de la poésie d’invoquer pour nous un peu de sa douceur. Ainsi, en réalité, le monde aussi terrible qu’il soit ne l’est jamais absolument.
Évoquons, si vous le voulez bien à présent, la question formelle qu’offre La Dernière saison du monde. Ces 81 poèmes sont de formes sensiblement différentes : on peut aller du monostique jusqu’aux poèmes en quatrains ou encore, pour clore le recueil à des poèmes plus longs. Quelle que soit leur forme, le vers reste chez vous un vers libre, qui se lit autant comme un élan que comme une poussée existentielle, une déflagration. Est-ce ainsi que vous concevez le vers, comme une nécessité existentielle, une manière d’absolu ?
Il y a quelque chose d’absolu puisqu’il n’est pas le fruit d’une démarche intellectuelle, mais d’un sursaut d’une zone sensible réagissant aux épisodes de la vie.
Et il y a quelque chose de tout à fait nécessaire puisqu’il est bien souvent, dans ces épisodes, un régulateur des émotions, dont je me méfie pour leur capacité à nous lâcher brutalement depuis les hauteurs où elles nous emportent.
C’est un procédé où tout est très intuitif. Il y a un moment où je sais que le poème est fini. J’ignore à peu près tout du reste. J’essaye simplement d’être le plus possible à l’écoute de ce qui, dans cet état de porosité au monde, passe parfois par moi.
Ma dernière question voudrait porter sur le texte final, Notes sur la ville qui suit La Dernière saison du monde. Vous retrouvez ici un souffle davantage porté par le récit de vos deux premiers romans, dépeignant, dans un fil narratif presque continu mais nourri d’éclats et de percées sensibles, un univers nocturne : une manière de poème en prose ample. Ce texte repose in fine la question du romanesque chez vous, et de la circulation des genres : maintenant que vous avez écrit deux romans, dont l’un avec Capucine Johannin et deux recueils de poésie, comment vous définissez-vous : poète ou romancier, ou les deux, ou ni l’un ni l’autre finalement ?
Je dirais simplement que je suis écrivain, que la vie a fait que la pratique de l’écriture est devenue mon métier. Les formes qu’elle peut prendre, j’en suis souvent le premier surpris, au point que les frontières entre fiction et poésie sont pour moi de plus en plus floues, qu’il existe un nombre infini de transversale cachées et mises à mal par une institution qui à besoin de classer pour survivre. Mais que pour ma part, je me contente d’écrire, ce que l’on dit de moi ou de ce que je fais, ça ne m’appartient pas.
Simon Johannin, La Dernière saison du monde suivi de Notes sur la ville, éditions Allia, mai 2022, 102 p., 10 € — Ici l’article de Johan Faerber sur le livre.
Retrouvez Simon Johannin en lecture-concert avec Laurent Ta pour La Dernière saison du monde le samedi 10 septembre 2022 à 18h30 au Festival Extra! au Centre Pompidou (Forum, niveau -1). Entrée gratuite.
