Simon Johannin : une poésie à tu et à toi ou l’Après poème

Simon Johannin, La Dernière saison du monde (détail couverture © Allia)

Qu’est-ce qui reste du romancier quand il s’agit de fonder le poème ? Comment s’opère le saut générique qui, du récit, conduit à ce qui ne fait pas récit, qui raconte, mais donne désormais du monde la fulgurance de la sensation : le poème ? Telles seraient, étonnantes, originales et irrémédiablement insolubles, les questions qui président à la lecture du nouveau recueil poétique de Simon Johannin, La Dernière saison du monde qui vient de paraître chez Allia.

Le garçon est connu : Simon Johannin a fait paraître d’abord deux récits qui, abrasifs, disaient, avec L’Été des charognes puis, co-écrit avec Capucine Johannin, Nino dans la nuit, comment pouvait se dire une jeunesse aujourd’hui hors livre, hors de tout récit. Car l’œuvre de Simon Johannin opère depuis ses romans sur le monde lui-même, la matière insaisie qui demeure toujours à la lisière des phrases – Dennis Cooper dirait « l’obstacle insurmontable du langage ». Johannin ne dirait pas autre chose qui écrit hors des bibliothèques et trouve à l’origine de son geste d’écrire l’énigme même du genre, et plus largement du texte : comment écrire quand vivre se donne continument comme un hors-texte impossible à rejoindre ? Comment rendre ou plutôt donner ce qui n’appartient pas à la littérature ? Comment faire qu’en écrivant la matière demeure matière ?

La première voie ouverte par Johannin aura été de prendre la littérature par le récit : L’été des charognes disait déjà, à l’état de putréfaction, ce que serait un récit à l’état sauvage de la littérature. Au pied de la Montagne noire, une bande de jeunes déambulait entre carcasses et ruines. L’état sauvage du récit touchait ensuite la ville, envers de la campagne, mais qui en exhibait la même violence : Nino dans la nuit se donnait comme une recherche solaire – au-delà de son récit. Et c’est bien là, dans cet après du récit, que se tient la poésie de Simon Johannin, qui n’est pas un accident de l’œuvre, mais qui en donne l’essence – si on faisait des jeux de mots, on parlerait de carburant, mais c’est très cher en ce moment.

Simon Johannin, La Dernière saison du monde

Car la poésie s’offre chez Johannin comme le paradigme même de la littérature, une manière de sacralité désossée, mise à nu, exhibée comme une violence indépassable, une vague nue de sensations qui, parfois, ne rentre pas dans le récit – c’est-à-dire dans l’ordre. L’anarchie poétique de Johannin, parce qu’il faudrait ainsi la nommer, ouvre à une manière de post-poésie, de post-poème qui s’est ouvert avec un premier recueil, Nous sommes maintenant nos êtres chers et qui, aujourd’hui, poursuit son geste avec La Dernière saison du monde. De ses 81 poèmes suivi d’un récit-poème ou plutôt un poème qui s’inachève dans le récit, ce dernier recueil dévoile peut-être pour qui voudrait s’y pencher la question même d’un Après poème dont, ici, pourraient se dire les traits les plus saillants.

De fait, chez Simon Johannin, le poème ou après poème trouve sa qualité essentielle dans la matière de désastre. Un désastre double : tout d’abord, comme dans ses romans, Johannin trame le monde de ruines. Tout n’a, à ouvrir la bouche, que le goût du désastre ou du néant. C’est l’apocalypse, quelque part entre Volodine et Wauters, sans doute vers Pasolini. Cet univers ruiniforme se donne, comme il est très tôt dit dans le recueil, comme « le désastre des mondes à venir », comme cette dernière saison du monde, dont Saison appartient à Rimbaud, et monde un peu à ceux qui restent. De cette Saison en enfer dont Johannin serait revenu, se donne ensuite une seconde matière de désastre : le moi. A la vérité, il ne se donne que très partiellement même si lui seul parle ici car, du moi, ne demeurent que des éclats, des fragments. C’est comme si le vers poétique était lui-même la ruine morcelée d’un moi déjà fragmenté. Johannin parle de lui mais le portrait qui se donne n’évoque, pêle-mêle, comme dans un chantier de soi, que « les restes qui me composent » ou aussi bien « Ce qu’il reste de moi ». Ce qui demeure dans l’Après poème.

Simon Johannin, La Dernière saison du monde

Et d’Après poème, si on risque la formule, il serait sans doute encore question dans La Dernière saison du monde quand les poèmes de forme fluide, plus que de vers libres, convoquent, tour à tour, une matière qui se fait intime pour ne pas dire biographique. C’est à fleur de vie que semblent s’écrire chacun de ces textes qui se pratiquent dans ce qu’on pourrait alors nommer une temporalité elle-même ruinée, un temps de l’Après, où on voudrait écrire au moment où les choses se déroulent mais où l’on ne peut écrire que dans ce présent désynchronisé qu’est l’écriture, ce contemporain raté qu’offre, irrémédiablement, le poème. Si dans Nous sommes maintenant nos êtres chers Johannin évoquait notamment l’enfance puis l’adolescence comme pour les liquider, cette fois, La Dernière saison du monde choisit d’évoquer la saison des amours, et cela à la manière d’un journal intime troué. Et ce journal intime du poème redoute par-dessus tout de dire Je. Car Je est la personne instable ici du poème : peut-être à l’instar de Stéphane Bouquet, le poème chez Johannin se rêve conatif, tourné vers l’autre, mais un autre qui est toujours une entité pleine, une plénitude dont rêve le sujet mais qu’il peine à atteindre. Dans un monde bouleversé et chaotique, toujours à hue et à dia, Johannin rêve d’une poésie à tu et à toi.

Si bien que, dans cette poésie dénudée, qui a fait comme vœu de pauvreté et qui retrouve dans son dépouillement la grâce, la poésie du tu et à toi trouve dans l’altérité sa promesse et sa frontière. Car, à ce monde du poète guetté par la catastrophe et le désastre, s’oppose immédiatement dans le poème le corps de l’autre, qui se présente toujours comme la promesse d’une manière de rédemption ou de contre-ruine. Sans détours, on lit ainsi : « Il y a des corps que je sais / Sans les connaître / Qui sont les contraires des catastrophes / Qui ne font naître que de la joie ». En ce sens, La Dernière saison du monde se donne comme la recherche de ces corps et de cette jouissance qui écartent la menace de la disparition et promettent au sujet qui écrit ce que le monde, sans poésie à tu et à toi, ne lui a pas encore permis, à savoir trouver enfin ce que Johannin nomme dans un désir tremblant « le grand repos du monde ».

Et peut-être est-ce à cet instant de recommencement possible pour le poème que l’ère de l’Après poème peut se déployer pour Johannin. Car à cette quête de l’apaisement et du repos répond le souhait de trouver ce qui devrait garder le poème loin du langage, c’est-à-dire la sensation, la sensualité, le monde comme impression. L’après poème de Johannin s’ouvre alors à un sensualisme renouvelé en deux temps distincts : la recherche effrénée d’une échappée au désastre pose au cœur de ce recueil la question de la sensualité d’une manière différente de Nous sommes maintenant nos êtres chers. Si dans ce précédent recueil s’affirmait déjà une quête du sensible et une étreinte éperdue pour la matière, ici le sensible mue la sensualité en une érotique de la matière. La langue ne sert pas qu’à parler poésie mais à s’unir, charnellement, au vivant qui demeure. La sensation permet dès lors au sujet de soulever le poème : « Dois-je me baigner dans ces sensations qui me soulèvent ? » s’interroge ainsi un monostique. Par le poème se donne, à nulle autre pareille, une manière de réconciliation avec une matière vécue comme violente mais que la sensualité de l’autre apaise puisque, ajoute encore Johannin, « L’eau de ta bouche a nourri mon jardin ».

Au cœur de cette quête illimitée et fragile de sensualité, apparaît, en définitive, le sentiment que l’apocalypse surgit en se parant d’une double signification qui doit tout à l’Après Poème : dernière saison du monde mais, dans un paradoxe ardent, première saison de l’amour. Au monde ruiné succède donc bel et bien un monde qui tient de la révélation mais aussi de la relève. Est-ce que le poème ne laisse pas ainsi apercevoir que le monde est toujours double pour le poète, à la fois terrible et doux ? C’est ce que montre encore ce tercet : « Quel monde aurait pu naître / D’une force aussi absurde / A une douceur mêlée ». Au-delà de son écriture, le poème ne s’offre-t-il pas ainsi comme une respiration nécessaire afin de retrouver pied dans un monde qui brise en morceaux ?

On comprend alors pourquoi dans ce désir de noter le monde comme le présent l’offre mais le retire aussitôt, la forme poétique doit être fluide. Cette fluidité passe par un après verlibrisme qui se donne comme le refus même, paradoxal, de toute forme : le vers tient de la notation parce que la notation, même minimale, cerne au plus près le monde comme déflagration et comme éboulis existentiel. Ce n’est pas un vers libre mais un vers fluide comme l’eau qui glisse entre les doigts et est appelée à disparaître.

On l’aura donc compris : il faut absolument lire La Dernière saison du monde de Simon Johannin, ne serait-ce que pour suivre une des inflexions contemporaines du poème tel qu’il s’écrit, un poème qui garderait en tête de ne pas se dire poème, qui aspirerait à disparaître au profit d’un monde et d’un amour singulièrement vécu. Et qui, peut-être, pourrait enfin faire sien cette remarque de Novalis que Bailly aime tant à citer : « Le monde est un roman colossal (en grand et en petit). » Avec Johannin, le roman colossal, c’est le poème qui n’a de cesse de se vivre – en grand.

Simon Johannin, La Dernière saison du monde, suivi de Notes sur la ville, Allia, mai 2022, 112 p., 10 €