Quand Philippe Vilain raconte la vengeance d’une femme (La Malédiction de la Madone)

Pupetta Maresca (WikiCommons)

Depuis vingt-cinq ans, Philippe Vilain, éternel jeune homme de la littérature, écrit une œuvre romanesque d’une remarquable cohérence qui explore inlassablement, avec exigence, profondeur et une lucidité d’entomologiste, la conscience de l’amour, ses euphories et ses déboires, ses illusions et ses désillusions, ses grandeurs et ses mesquineries, ses doutes et ses questionnements. Abandonnant exceptionnellement la sphère autofictionnelle de l’intime pour la littérature exofictionnelle du fait divers, ce dernier roman, La malédiction de la Madone, très émouvant, le plus dense narrativement, celui où s’exprime peut-être le mieux la poésie de l’écrivain, où l’écriture s’autorise un certain lyrisme, s’inscrit toutefois dans la parfaite continuité des précédents romans en abordant, cette fois, dans un genre différent, la question de la vengeance en amour. L’art de cet écrivain consistant à s’emparer des topoï narratifs du roman d’amour pour en faire, chaque fois, un événement poétique. Inspiré d’un fait réel célèbre, ce roman raconte fidèlement l’histoire vraie d’Assunta Maresca, dite « Pupetta » (la « petite poupée » en italien), fille de Vincenzo Maresca un dangereux camorriste.

À dix-neuf ans, Pupetta remporte le concours de beauté de Rovigliano, dans la banlieue de Naples, au cours duquel elle rencontre le guappo Pasquale Simonetti, contrebandier lui aussi, en passe de devenir le boss du secteur maraîcher, un boss à l’ancienne, fort d’un code d’honneur et fidèle à des principes moraux. Ils se marient le 27 avril 1955. Mais seulement quatre-vingt jours après ce mariage d’amour, Simonetti se fait tuer dans une embuscade, abattu par Gaetano Orlando, un tueur à gages commandité par le témoin de son mariage, un faux-frère, Antonio Esposito. Pupetta, alors enceinte de six mois et déjà veuve, après avoir dénoncé l’assassin à la police corrompue et inactive, se fera justice elle-même le 4 août 1955, en tuant elle-même Esposito. Quelques semaines plus tard, elle sera arrêtée et mise en détention préventive. Mais son procès, devant la cour d’assises de Naples, qui fera la une de la presse internationale, n’aura lieu que l’année 1959.

Francesco Rosi, La Sfida (1958)

C’est lors de ce procès, interminable, qui la condamnera à dix-huit années de prison, que Pupetta finira par avouer son crime et déclarera : « Je le referais ! » devant un auditoire qui l’applaudira. « La diva du crime », comme la qualifie un journal, accroît sa célébrité. Plusieurs films lui seront consacrés à celle qui, en s’imposant dans l’univers viriliste de la Camorra, deviendra une pasionaria napolitaine, et constituera, pour une catégorie populaire, un modèle d’émancipation et d’insoumission féminine : La Sfida en 1958 de Francesco Rosi,  Il caso Pupetta Maresca en 1982 et Le courage de la passion, en 2013, de Luciano Odorisio.

Philippe Vilain a choisi de s’intéresser à cette période décisive, et brève, dans la longue vie tourmentée de Pupetta – son choix commence à la rencontre amoureuse de Simonetti jusqu’à sa sortie de prison. Il s’agit d’un choix narratif fort puisque l’écrivain refuse de retranscrire l’ensemble de sa vie incroyablement romanesque pour insister sur cette période qui a fait définitivement basculer son destin vers le tragique : ce que l’écrivain narre ici c’est le basculement d’un destin à travers la description de la vengeance archétypale, fournissant une matrice narrative essentielle au roman, et lui conférant son lot de rebondissements et de péripéties, de sang et de morts, sa grande action capable d’exalter l’héroïsme de ses acteurs, leurs passions et leurs fragilités. Astucieusement, ce roman se structure comme une tragédie -non pas en cinq actes classiques mais en dix-huit chapitres représentant les dix-huit années de la punition carcérale.

Il est intéressant d’observer, dans ce roman, ce qui fait la particularité de la geste vilainienne : la réflexivité de son métadiscours. Ce nouveau roman n’échappe ni à la règle ni aux principes d’une esthétique affirmée dans les autres romans de l’écrivain qui, en contrepoint d’une histoire d’amour, dissimulent une réflexion plus générale. Dans La Malédiction de la Madone, Ph. Vilain instrumentalise l’histoire de Pupetta Maresca pour proposer une réflexion contemporaine sur le sens éthique de la vengeance : Pupetta incarne non seulement toute l’ambiguïté et tous les paradoxes de Naples, en même temps que les propres ambiguïtés humaines et les paradoxes citoyens ; ici, cette femme vient donner une leçon de justice à l’institution policière corrompue, et trouve les sentiments les plus vertueux, les plus héroïques comme l’honneur, le courage et la passion, le sens du devoir, dans les bas-fonds d’une société mafieuse illicite. La justice transcendante expose, dans ce roman, les limites de la justice d’état corrompue et vante celles, politiques, de la justice personnelle du milieu populaire de la malavita, réhabilitant des vertus humaines comme le courage et la sincérité : se faire vengeance, qui fait sortir du cadre de la justice, est ici une cause noble qui fait triompher les lois de l’amour (Pupetta a d’ailleurs bénéficié d’une remise de peine de cinq années d’emprisonnement par la même justice qui l’avait d’abord condamnée à dix-huit années). Le roman expose, par conséquent, une singulière pensée de la vengeance et de l’honneur – vengeance inhérente à l’amoureux sincère, qui est plutôt l’hybris humaine. Pupetta, victime d’une tragédie personnelle, commet un acte criminel pour réhabiliter l’honneur de sa famille et une certaine justice citoyenne que les institutions du Bien ne sont pas, à cette époque, en mesure, de rendre. En creux de ce roman, l’écrivain exclut toute prédétermination du Bien et du Mal, qui ne peuvent être, en fin de comptes, l’exclusivité d’aucuns groupes culturels et sociaux, mais il énonce l’hypothèse que tout individu peut, dans une situation extraordinaire, être conduit à produire le Mal et qu’il serait absurde d’opposer, selon un manichéisme simpliste, le Bien contre le Mal, les institutions contre les mafieux, dans la mesure où Pupetta, venant d’un milieu incarnant le Mal, ne cherche, durant cette période de sa vie, qu’à faire le Bien, en dénonçant l’assassin de Pasquale Simonetti, à la police, corrompue, qui, elle, en n’agissant pas, finit par produire le Mal. La fin magistrale du roman, qui situe Pupetta dans les rues de Naples, observant une procession religieuse où les gens masqués et costumés, « pécheurs anonymes » incarnent le Bien comme le Mal, est sur ce point troublante : cette fin, par un astucieux effet de boucle, vient illustrer la citation du juge Giovanni Falcone placée en exergue du roman : « Par moments, ces mafieux me paraissent les seuls être rationnels dans un monde peuplé de fous. »

Sans jamais se faire juge ni procureur, l’écrivain convoque les instances du tribunal mais en intervertissant les rôles : lui-même, instance narratrice, expose habilement les faits, instruit le dossier de la manière la plus neutre et avec la plus grande objectivité possible devant le tribunal de lecteurs devenus, en la circonstance du livre, les juges de Pupetta, malgré le fait que perce, au cœur de son effort d’objectivité, une certaine tendresse pour Pupetta en laquelle il doit reconnaître quelque chose de sa jeunesse pauvre au cours de laquelle il était comme livré à lui-même. Dans son exposé, l’écrivain ne cautionne évidemment pas les faits de la criminalité, mais il se contente d’énoncer les faits de la passion, sans discrimination, et de montrer le rapport de consanguinité que la mafia napolitaine, au milieu des années 50, entretient avec les institutions. Son exposé, qui nous rend compte des moindres détails de la situation, nous donne, à nous lecteurs, les éléments pour juger Pupetta ; de sorte que l’acte de lecture devient un acte citoyen, engageant, questionnant notre conscience de la justice, nous demandant ce que nous aurions fait en pareille situation à la place de Pupetta si notre amour avait été assassiné et si les impotentes institutions s’interdisaient de nous rendre justice. L’écrivain engage de la sorte le lecteur dans une procédure qui devient tout à la fois un enjeu de l’écriture mais aussi un enjeu de la lecture, du jugement critique. L’exposé objectif que fait l’écrivain de la situation de Pupetta nous place devant un tel cas de conscience que nous ne pouvons, en tant que lecteurs-juges, ni condamner aveuglément cette mafia dont Pupetta est ici une ressortissante honnête, ni faire preuve d’un manichéisme basique, comme il nous serait aisé de le faire. Dans ce roman, qui réouvre le procès de Pupetta en convoquant les instances de lecture, Ph. Vilain se fait l’avocat des causes perdues et met toute son habileté narrative à énoncer un contre-discours questionnant notre bonne conscience de la justice.

En plus d’être un grand roman sur la vengeance amoureuse, La Malédiction de la Madone produit un nouveau discours amoureux dans une œuvre cohérente que j’aurai l’occasion de développer dans une première  monographie consacrée à l’écrivain : Philippe Vilain, l’amour en ses discours (octobre 2022, éditions Mimésis). Cette monographie retracera non seulement la trajectoire exceptionnelle de cet écrivain aussi singulier qu’important dans le paysage littéraire contemporain – le jeune homme a été sauvé socialement par la littérature –, et analysera la manière dont son œuvre, roman après roman, travaille le sujet de l’amour en poursuivant un dialogue permanent entre fiction et théorie, en produisant des discours amoureux mais également en suscitant quelques-uns des plus beaux discours amoureux de l’œuvre d’Annie Ernaux (comme Fragments autour de Philippe V, L’occupation et Le jeune homme ; la particularité de Ph. Vilain consistant dans le fait d’écrire l’amour tout en étant écrit par l’amour, dans le fait de produire de la littérature tout en en inspirant), en définissant les principes exigeants d’un idéal politique et esthétique que ses textes travaillent à incarner, en modernisant le roman traditionnel pour repenser la thématique de l’amour à travers de nouveaux discours critiques – les fictions pensives – mais aussi en théorisant les mouvements récents de la littérature. Autant de questions et de pistes qui invitent plus que jamais à ouvrir La Malédiction de la Madone.

Philippe Vilain, La Malédiction de la Madone, éditions Robert Laffont, août 2022, 192 p., 19 €