Jean-Louis Comolli est mort. Au-delà de la grande tristesse que cette nouvelle engendre (il fallait s’y attendre, on le savait malade depuis longtemps, je sais bien mais quand même…), qu’est-ce qui fait que cette disparition me (nous) laisse si éperdus, comme désorientés ?
Un (grand) cinéaste nous quitte, certes, mais c’est encore autre chose qui nourrit ce désarroi insidieux, ce sentiment d’irréparable que la mort de Serge Daney avait sourdement inauguré : la perte sèche d’une certaine idée du cinéma, d’une pensée globale de l’image en mouvement, d’un universalisme salutaire du cinéma comme art public et de l’auteur comme sujet politique.
Comolli était aussi un écrivain du cinéma, et si je ne doute pas qu’un peu partout dans le monde se fomentent de nouvelles formes filmiques, j’ai bien peur que l’ambition et l’ampleur du geste critique de JLC/JLC, ne soient désormais hors d’atteinte. Peut-être me trompé-je, et mon trouble ne serait que mélancolie auteuriste, bouderie beaubourgeoise, deuil perso ou au mieux générationnel ? Peut-être ? Mais peut-être pas ?
Perte sèche donc. D’abord celle d’un corps, d’un regard, d’une voix aussi. D’autres se chargeront, je l’espère, de dire l’histoire parfaitement romanesque de Jean-Louis Comolli, son itinéraire, son entrée en critique, en cinéma, d’Alger à Marseille via les Cahiers et tout le tremblement de 1968 : une histoire que je connais mal ou peu, décoloniale, épique, forcément. Mais tous ceux qui l’auront approché, ou simplement écouté, et surtout lu, savent cette élégance rare, cette curiosité inquiète, cette intelligence à la fois modeste et un brin dandy qui pouvait embrasser le cinéma comme une caméra légère balaie un paysage, en un panoramique généreux, sans approximations ni condescendance et ne négligeant aucun détail.
Moins lyrique, voire christique, que celle du Ciné-Fils Serge Daney, la voix de Comolli prenait aussi en charge l’ingratitude de la fabrication d’un film, de l’artisanat, de celui qui s’y colle, qui joue le jeu. Là encore, d’autres diront l’importance et l’âpre cohérence d’une œuvre documentaire (ou pas) dont la richesse n’a pas fini de nous étonner.
Moi, c’est la voix, le grain barthésien de la voix qui me fait maintenant défaut, ce rapport absolument moderne entre la pensée du cinéma et le flow jazzy de l’écriture critique, bien sûr nourries d’une longue expérience de terrain, de tournage, mais également toujours en (bien)veille et rétive à l’entre-soi. Et cette position-là, tchekhovienne, radicalement intenable dans un horizon critique de plus en plus fragmenté, JLC/JLC/Vania l’aura tenue jusqu’au bout, un chapeau de paille sur la tête. Dorénavant pluriels, les cinémas, les publics, les critiques, les technologies et les supports pourront s’atomiser en toute diversité mondialisée, de niches en monopoles, et c’est sans doute tant mieux. Mais la constance, la solidité de l’appareil critique, l’humour et la grande lisibilité qui sous-tendaient toute l’œuvre écrite de Comolli, foisonnante, irrésolue, « ferme-douce » comme dirait Cummings, me (nous) manqueront, n’en doutons pas. Une relève est-elle possible, souhaitable, nécessaire ? Mais qui alors ? Où ça donc ? Prévenez-moi si vous avez une idée !
Bien sûr, on espère une republication intégrale des écrits de Jean-Louis Comolli sur le cinéma, un tombeau en forme de Pléiade qui viendrait marquer, célébrer, l’importance de cette pensée dans le paysage critique du nouveau siècle. Des admirations fondatrices (Murnau, Lang) aux vidéos de Daesh, JLC/JLC aura réussi à dire ce que le numérique a fait au cinéma, de la fabrication à la diffusion, sans jamais renoncer à une pensée complexe, au doute salutaire quant à la viabilité de son art. Non sans mélancolie, le voilà qui reprenait tout à zéro, du cadre à la projection, dans son Cinéma mode d’emploi. De l’argentique au numérique (2015, avec Vincent Sorel, chez Verdier). Se réappropriant avec finesse le « spectacle » Debordien et le « simulacre » de Baudrillard, Comolli nous aura permis d’envisager une survie du cinéma, en tant qu’il est et restera un art.
Lucide, mais fort de son entêtement à continuer de fabriquer des films, sans s’empêtrer dans un never-more aussi confortable que décourageant, Comolli aura aidé pas mal d’entre nous à y voir plus clair, à ne jamais spéculer à la baisse, à tenir bon. En partant, il nous laisse sur la table ce court texte au titre désabusé : Jouer le jeu ? De ses séjours à l’hôpital, Comolli tire cette réflexion tranchante et remet en question sa condition de cinéaste et de critique. Sur un fil encore et toujours, entre la bienveillance du care, du souci de l’autre, et la tentation nihiliste d’un esthétisme radical, JLC/JLC nous invite à persister, à continuer, sans aveuglement, ni imprécation, en pleine connaissance de cause.
Le cinéma est mort, je sais bien. Mais quand même, il vit encore, dans l’émerveillement renouvelé des films qui viennent.