Un contrat peut en cacher un autre : Ella Balaert

Ella Balaert, Le Contrat © Éditions des Femmes

Avec Le Contrat, Ella Balaert signe un roman polyphonique qui nous fait suivre le destin de plusieurs personnages inquiets d’eux-mêmes, plongés dans un monde où ils peinent à trouver leur place, comme Jeanne, une professeure d’allemand au lycée, écrivaine en panne et dépressive, Christophe Lambert, jeune homme ambitieux à qui son ami Pierre Camus, romancier à succès, a confié son dernier manuscrit avant de mourir dans un accident de voiture, et Marie-Madeleine, une vieille femme impotente qui vit recluse dans son appartement. Grâce à une écriture attentive à cerner l’intimité des êtres et les mouvements imperceptibles de leur conscience, tout l’art d’Ella Balaert consiste à tresser ces fils de manière vertigineuse.

Le titre de son roman pourrait dire l’essentiel : le contrat. Sauf que l’article défini et son singulier sont ici trompeurs. Car il y a, page après page, un foisonnement de contrats, de ceux qui sont signés par les personnages à ceux qui se dissimulent lorsqu’ils passent tacitement un accord avec les autres, avec soi, et parfois même avec les fictions qu’ils produisent. Certes le titre désigne d’abord le contrat que Jeanne hésite à accepter avec Christophe qui vient de monter sa maison d’édition, les Editions Thanatographes, spécialisées dans la publication non pas de premiers mais de derniers romans, parfois posthumes, comme pour le manuscrit que Pierre Camus lui a donné avant de mourir. Mais ce contrat, par lequel Jeanne s’engage à se remettre à l’écriture pour publier son ultime texte, apparaît aussi comme un pacte faustien avec le diable puisque Jeanne pourrait y renoncer à sa propre existence ou être victime d’une machination ourdie par Christophe afin de l’empêcher de continuer à publier autre chose à l’avenir.

Entre pulsion de vie et pulsion de mort, l’intrigue interroge ainsi le pouvoir des œuvres à outrepasser l’éphémère de nos existences. Comment dire cette phrase impossible, « Je suis mort », comme le fait M. Valdemar dans la nouvelle d’Edgar Poe, comment s’engager dans une écriture autothanatographique, comme l’appelle Frédéric Weinman ?

Ces questions, avec lesquelles Jeanne se débat, traversent le roman et se déplacent progressivement au gré des liens troubles qui se tissent entre les individus, laissant peu à peu deviner un univers de fraudes, de faux-semblants et de mensonges dans lequel n’importe quel individu peut se révéler être un imposteur qui fait entrer le lecteur dans un tourniquet sans fin de supercheries. Si bien que le singulier du titre nous invite surtout à nous demander si un autre contrat n’est pas sur la sellette, à savoir ce contrat tacite que tout livre propose à son lecteur et qu’on désigne sous le terme de « pacte de lecture ». Si ce pacte n’est – fort heureusement – pas toujours faustien, sa transgression pourrait bien être l’enjeu secret de tout ce roman placé sous le signe de Calderon. Au milieu d’une série d’œuvres fantômes et de mises en abyme, le texte d’Ella Balaert n’hésite pas en effet à pulvériser les frontières qui séparent les fictions et le réel présentés comme tels dans la fiction qu’est Le Contrat.

De sorte que, si Ella Balaert se refuse à laisser les imposteurs l’emporter, si elle tire parti de leurs ruses pour nous contraindre à une lecture active qui enquête sur les déguisements et les masques, elle ne le fait qu’au profit d’une imposture plus fondamentale encore : l’imposture du texte. Le Contrat met en effet à l’honneur les pouvoirs de l’imposture littéraire, justement parce qu’ils sont les seuls à triompher au milieu d’une faillite généralisée de toutes les basses machinations des personnages, y compris de ceux qui souhaitaient instrumentaliser des fictions pour parvenir à leurs fins. Seule la fiction qui trompe son lecteur de manière désintéressée, le forçant à questionner la fragile frontière entre vérité et mensonge, entre réalité et fiction, s’impose au bout du compte. Et cela, pour notre plus grand plaisir de lecteur.

Ella Balaert, Le Contrat, éditions des femmes, février 2022, 400 p., 20 €