À la mi-septembre, comme chaque année, on fêtera à nouveau « Les journées européennes du patrimoine » sur le thème « Patrimoine et éducation : apprendre pour la vie ! ». N’est-il pas temps d’afficher l’autre volet de la transmission et de l’héritage, celui du matrimoine ? Des publications nouvelles, celles de Marilù Oliva et de Blanche Sabbah, d’autres plus anciennes, d’Annie Leclerc et de Margaret Atwood nous poussent à réfléchir à la question en focalisant nos lectures sur Pénélope. Une nouvelle statue à Paris, après celle de Guadeloupe et le récit d’André Schwarz-Bart nous invitent à aller, cette fois, du côté de Solitude. Pénélope… Solitude… deux exemples parmi d’autres de ces recherches à poursuivre sur le matrimoine, à travers les siècles et les sociétés. Des lectures à engranger pour l’été qui s’annonce !
Une définition, proposée par l’association HF Île-de-France mouvement Égalité Hommes/Femmes dans les arts & la culture (créée en 2015 et lançant Les Journées du Matrimoine, en septembre aussi) peut être notre point de départ : « Le Matrimoine est constitué de la mémoire des créatrices du passé et de la transmission de leurs œuvres. L’égalité entre femmes et hommes nécessite une valorisation de l’héritage des femmes. Dès lors Matrimoine et Patrimoine constitueront ensemble notre héritage culturel commun, mixte et égalitaire ».
Disons d’emblée qu’est ainsi réhabilité le terme, bien malmené en 1967 par Hervé Bazin dont le titre était ce néologisme, Le matrimoine, pour désigner, « tout ce qui dans un ménage relève normalement de la femme » et « ce qui de nos jours tend à passer de part de lion en part de lionne ». Peinture cruelle et sarcastique du pouvoir des femmes humiliant l’homme dans l’institution du mariage, le romancier se vengeait de son temps par la voix d’Abel qui disséquait son couple, chargeant Mariette, son épouse, de tous les travers. Il est habituel dès qu’on évoque ce qui touche au continent « femmes » que la dérision ou le sarcasme tentent d’annihiler la volonté d’une ouverture.
Réfléchir du côté des femmes
Cette réflexion rejoint tout ce qui se pense et s’écrit depuis des décennies sur les créations et actions des femmes. Pensons à l’essai, désormais classique, de Virginia Woolf, Une Chambre à soi, publié en 1921. L’écrivaine affirme que l’écriture ne vit profondément que de ce qui la précède pour s’en nourrir, l’assimiler et au besoin alors le rejeter : les femmes ont le grave handicap, le plus souvent, de ne pas connaitre cette tradition. En en prenant conscience, elles dépasseraient leur manque tout en apportant leur propre regard.
Autre classique, L’écriture femme de Béatrice Didier (1981) dont quelques passages éclairent notre propos. Pour elle, l’écrit féminin semble toujours le lieu d’un conflit entre un désir d’écrire, souvent si violent chez la femme, et une société qui manifeste, à l’égard de ce désir, soit une hostilité systématique, soit cette forme atténuée, mais peut-être plus perfide encore, qu’est l’ironie ou la dépréciation. Il s’agira non seulement de transgresser l’interdit de toute écriture, mais encore de le transgresser par rapport à l’homme et à la société phallocratique. De le transgresser aussi peut-être par rapport à une sorte de vocation « naturelle » qui serait celle de la femme, de la voix, du chant, de la tradition orale.
Travailler sur le matrimoine est une façon de rétablir un équilibre et d’apprendre à lire autrement et sans accepter des frontières artificiellement érigées. Si le patrimoine fait état de certaines créations des femmes, il les considère, le plus souvent, comme des astres inattendus et solitaires ou des étoiles filantes dans un ciel vide. Le matrimoine les restitue comme partie de sociétés dont elles sont l’émanation, dans la complexité de leur champ culturel et artistique d’origine et dans leurs liens avec d’autres cultures dans une perspective internationale.
Le Matrimoine dans la culture légitime : l’exemple de Pénélope
Une autre lecture de l’Antiquité se pratique fréquemment. Une autre lecture par la voix des femmes l’est peut-être un peu moins, lecture qui se qualifie elle-même de féministe et choisit de mettre dans une autre perspective de signification la voix des femmes. La traduction en 2022 de l’ouvrage de Marilù Oliva, L’Odysséa racontée par Pénélope, Circé, Calypso et les autres, nous invite à y revenir.
Cette essayiste, professeure de lettres, s’intéresse à la retranscription de l’Histoire par le regard des femmes. Ainsi, elle a réécrit L’Enéide à travers le regard de Didon et non à travers celui d’Enée. La citation, choisie en exergue de L’Odysséa, met l’essayiste dans le sillage de la plus audacieuse d’entre elles, Circé.
Bientôt notre navire à la proue azurée est poussé
par un vent propice qui gonfle nos voiles,
par ce vent, compagnon fidèle
que nous envoie l’auguste Circé,
déesse à la belle chevelure et aux mélodieux accents
Respectant pratiquement le déroulé des événements tels qu’ils sont racontés par Homère, elle s’attarde sur les figures féminines connues : Calypso tout d’abord, puis Nausicaa, Circé, les sirènes, Euryclée et Pénélope. Chaque relecture ou portrait est entrecoupée d’intermède (au nombre de trois) où Athena commente les événements et les réactions humaines, ses propres décisions, pour aider Ulysse : « Moi, par exemple, j’ai une prédilection pour Ulysse et sa lignée. Je veille sur Télémaque depuis sa naissance […] J’aurais voulu qu’il devienne aussi clairvoyant que son père, mais son enfance a été ruinée par la présence exécrable des prétendants. Grandir en compagnie de gens arrogants ne laisse aucune chance, cela brise les os ».
Ainsi Athéna, tout au long du récit, joue le rôle du chœur antique de ce théâtre féminin où la figure d’Ulysse, il faut bien le dire, n’est jamais écornée. Chaque femme extraite du récit d’Homère, est approfondie par sa prise de parole et ses actes, dans sa caractéristique connue dans la tradition. Calypso, séduisante nymphe de la mer, tombe follement amoureuse d’Ulysse et le retient loin d’Ithaque durant sept années : elle ne le délivre que sur ordre des dieux. Nausicaa, princesse phéacienne qui ne s’effarouche pas de la nudité d’Ulysse et le conduit à la cour de son père, étape presque finale de son retour à Ithaque. Circé, la magicienne toute puissante, experte en poisons et en drogues, sorcière : « il est tellement avisé, le multiple Ulysse, qu’il a compris que les femmes comme moi ne connaissent pas la demi-mesure : elles sont soit des ennemies, soit des alliées ». Les sirènes, ces créatures marines, mi-femme mi-oiseau, qui à l’entrée du détroit de Messine ensorcèlent les marins de leurs chants et se font des festins humains. Euryclée, la nourrice d’Ulysse, le modèle de la servante fidèle et dévouée qui dénonce les jeunes servantes mais qui sait aussi se présenter en connaissance de cause : « Je reste une esclave : comme toutes les personnes appartenant à un maître, la première chose que j’ai apprise est qu’il faut toujours dire oui. Oui aux ordres, oui aux envies du maître. Oui aux méchancetés de ses serviteurs. Nous sommes les dernières des dernières et nous avons le choix entre la déférence et la violence. Moi, j’ai opté pour la première. »
Pénélope, enfin, l’épouse exemplaire dont le projet de vie est consciemment construit : « J’ai prétendu que je tissais un suaire, un suaire sans fin, celui qui servirait à mon beau-père Laërte, le jour de sa mort. Tissé le jour, défait la nuit. J’étais déterminée, car l’enjeu était le pouvoir, le royaume d’Ithaque, le rêve d’un amour et la solidité d’une famille ».
Marilù Oliva n’invente pas au-delà du chant homérique ou en dehors de lui. Elle conserve les socles narratifs connus. Mais ce qui est ajouté et fait une grande partie de la séduction du récit, ce sont leurs voix, les discours qu’elles tiennent dans les pages que nous lisons. On ne peut relever que quelques exemples. Lorsque Pénélope parle de la solidité d’une famille, elle précise : « cette solidité, je l’ai en grande partie construite seule, comme cela nous arrive souvent à nous, les femmes ». Toutes ces femmes, peu loquaces dans l’œuvre originale, se confient et analysent avec lucidité et perspicacité leur situation, conscientes des limites que leur impose leur statut de femme dans la société grecque. Si elles parlent en leur propre nom, elles ne bouleversent pas leur rôle mais le simple fait de leurs paroles induit un autre rapport au récit. Ainsi, l’assentiment, plus que la soumission et l’acceptation, de Pénélope après le massacre souligne la conscience d’un ordre socio-politique qu’elle ne peut bouleverser. Dans leurs discours, Ulysse n’est pas amoindri, bien au contraire. Comme chez Homère, ce sont ses qualités, ses déboires et ses victoires, sa gloire, que ces femmes racontent, même si elles le font parfois avec un peu d’irrévérence, surtout celles qui ont un statut divin. Ainsi Calypso : « Mais l’idiot qui se consume les yeux à force de larmes ne sait pas que quelqu’un, là-haut, agit pour lui. Les dieux ont apprécié sa dévotion ».
Dans une note finale, l’écrivaine revient sur son projet et sa réalisation : « Avec mon Odysséa narrée par les femmes, mon intention était de réaliser un travail d’écriture fidèle au texte original, et de donner voix aux nombreuses figures féminines qu’on y rencontre, dont le rôle est révolutionnaire par rapport à l’épopée homérique ». Elle explique les modifications dans la structure narrative, dans les rapports entre les personnages, dans les gestes d’Athena : « J’ai laissé émerger de chaque personnage un signe de ce à quoi il aspire […] Alors qu’Ulysse représente le voyageur, le migrant, l’exilé, mais aussi l’homme en quête de lui-même, les voix féminines incarnent certains paradigmes de femmes, de la plus asservie (Euryclée) à la plus émancipée (Circé) ».
Elle s’attarde aussi sur le travail de style auquel on est très sensible à la lecture : car lire Odysséa est un réel plaisir qu’on ait lu Homère, qu’on connaisse certaines séquences de L’Odyssée ou qu’on les découvre dans ce récit contemporain. Par rapport à la question du matrimoine, objet central de cet article, ce récit est un apport majeur puisqu’à partir d’une connaissance intime du texte d’Homère, elle fait un travail d’adaptation contrôlé donnant une place première aux femmes qui se racontent elles-mêmes et ne sont plus racontées. Elle ajoute : « la grande force de L’Odyssée est sa capacité à se refléter dans notre actualité ». Odysséa offre une lecture adaptée à aujourd’hui et transmet un héritage avec justesse et inventivité.
Lisant les pages consacrées par Marilù Oliva à Pénélope, je ne pouvais empêcher que revienne dans ma mémoire le si beau récit d’Annie Leclerc, Toi, Pénélope, qui m’avait tant marquée en 2001, après son Parole de femme en 1974. Sa connaissance de L’Odyssée est aussi incontestable que celle de l’essayiste italienne mais son projet, tout autre, participe autrement à nourrir la question du matrimoine.
« S’il me fallait paraître devant eux sans mes voiles, combien je serais vulnérable. J’y perdrais mon secret, mon âme, ma défense, ma force »
Elle se remémore l’image de Pénélope tissant sa toile et des questions l’assaillent : « A qui, à quoi pensait-elle ? A Ulysse seulement ? Pendant vingt ans ? Impossible. Une tisseuse si indéfiniment jeune et indéfiniment éveillée contre la profonde nuit pensait forcément à autre chose, à des milliers d’autres choses. Mais lesquelles ? » S’en tenir, en ce qui la concerne, à la seule qualification de « fidélité » lui apparaît réducteur. Et c’est à tout ce qui fait de cette femme, une femme vivante et agissante, qu’Annie Leclerc consacre son récit. Elle lui restitue une clairvoyance et une lucidité que le texte ancien a masquées pour faire croire à une fin heureuse de L’Odyssée : « Qu’elle est puissante la passion à ne pas tenir compte de ce qui est écrit, à étouffer le scandale, à refermer le sens, à interdire le trouble, la question ouverte, à se faire croire que l’histoire finit bien ».
N’inventant pas, Annie Leclerc se propose de lire le texte dans ses plis les plus secrets, dans ses plis dérobés. Ainsi, Pénélope n’est pas la dernière à reconnaître Ulysse : comment cela serait-il possible ? Comment la perspicace, la rusée, la stratège, la vigilante, a-t-elle été subitement aveugle ?… à cause de ce que l’on pense des femmes : « C’est toujours pareil. On dit que les hommes sont particulièrement habiles à feindre, mais, comme on ne sait pas ce qu’elles pensent, on préfère se donner à croire qu’elles ne pensent rien. Bref qu’elles sont idiotes ».
Or Pénélope est la spécialiste du détour : elle a appris à Annie Leclerc à se faufiler dans le texte d’Homère, à « réparer » sans « casser ». Le récit est ainsi une adresse à Pénélope dans un élan de sororité entre le passé et le présent. Ce choix discursif – un « je » s’adresse à « tu »-Pénélope, parfois au lecteur –, révèle un personnage de l’ombre que la lecture habituelle a réduit à un cliché bien commode pour la gente masculine, de l’attente et de la fidélité et rend plausible le dévoilement de la parole de Pénélope avec des points forts choisis par l’écrivaine : * Donner une place de choix à Mélantho quelle que soit son impertinence à l’encontre du héros déguisé. Pénélope l’a élevée et aimée en même temps que Télémaque et elle ne peut accepter son assassinat. * Déployer progressivement le changement de Télémaque passant de sa mère à son père ; Pénélope le vit comme un abandon de plus auquel toute femme doit consentir. * Pénélope est résolument du côté de la vie et non de la mort, comme toute femme. L’homme est fasciné par la violence et la mort.
Si cette équivalence, majeure dans le texte, entre femme = vie vs homme = mort n’est pas nouvelle dans les représentations de l’humanité, elle apparaît ici bien justifiée dans le contexte de la guerre de Troie et de ses suites. Pour Pénélope, le temps joue un rôle central : temps du bonheur, temps de la guerre, temps de l’attente, temps du retour avant un nouveau départ : « Aujourd’hui, tout s’achève, répètes-tu en toi-même, bouleversée de ne savoir comment ». Est-il possible qu’en ayant vécu tant d’années différentes, Pénélope et Ulysse puissent se retrouver car ils se seront reconnus ? Aussi Pénélope fait durer le temps de la reconnaissance : « Le temps d’examiner quelle sorte d’homme te revient là, en quel état, en quelle disposition ».
Experte en dissimulation, Pénélope simule. Annie Leclerc l’affirme : elle ne peut pas ne pas avoir reconnu Ulysse mais puisqu’il n’est pas venu vers elle, elle doit, à son tour accepter d’être « aveugle » et le mettre « en attente » : elle s’étonne que, depuis des siècles, on puisse croire une fable pareille ! Par son retour dissimulé et sa stratégie progressive de reconnaissance, Ulysse lui signifie qu’elle a la dernière place, juste avant les prétendants : elle comprend que sa vengeance compte plus que les retrouvailles. Elle doit donc faire le deuil de leur amour. Ulysse devient alors, dans ce récit, « l’étranger » qu’elle appréhende d’accueillir : « Sur le point d’approcher Ulysse, tu te sens défaillir dans l’abîme de ta vie ».
Ulysse qu’elle a aimé ne reviendra jamais. Obnubilé par sa vengeance, Ulysse fait plus cas de la tromperie des servantes – gloire au système esclavagiste ! « ses femmes à d’autres acquises » – que de la fidélité de l’épouse. Pénélope dénonce le statut de la femme : « Sous son toit, en sa présence, le butin suprême de tant de combats, de tant de guerres, de tant de blessures, de tant de pertes, usurpé, dilapidé, le trésor des trésors pillé. Qu’on lui prenne ses femmes comme si elles n’étaient pas siennes, que ses femmes se laissent prendre comme si elles ne lui appartenaient plus, Ulysse en a l’âme chavirée, tu le sais, et tu sens ses entrailles retournées d’un appétit de meurtre comme il n’en a sans doute jamais connu ».
Cette prise de conscience de Pénélope s’exprime dans des pages fortes. Parce qu’on lui a « tranché le sexe » en possédant ses servantes, il est vraiment Personne… L’écrivaine narratrice devient la sœur de Pénélope, celle qui devine ses pensées les plus secrètes : sauver Mélantho est sa seule vengeance possible, la dérober à la fureur meurtrière d’Ulysse qui fait de lui, non plus un héros mais « un homme ordinaire ». Le concours de l’arc a lieu : elle a espéré un instant que Télémaque puisse supplanter le père mais ce dernier ne le veut pas et l’inéluctable s’accomplit. Revêtant son habit d’homme, Télémaque ordonne à sa mère de se retirer : les hommes ne veulent que la guerre et les femmes sont impuissantes à les arrêter. Toute la fin de ce texte prêté à Pénélope est une condamnation de la guerre et de ses motivations : « Ils pouvaient bien dire qu’ils partaient à cause d’une femme infidèle, vous n’en croyiez rien. Ils partaient pour courir les mers, les périls, les cités lointaines. Ils partaient pour quitter leurs femmes, pour se frotter les uns aux autres, pour chercher les dieux, pour approcher la mort ».
Les femmes restent fidèles mais pas aux hommes : elles sont fidèles à la vie et à tout ce qu’elles tissent, jour après jour, pour que la vivant demeure. Mais sur le devant de la scène, les femmes font ce qu’on attend d’elles. Pénélope va « affronter le revenant d’un autre monde, le revenant croûté d’ordures et de sang noir ». Elle doit surmonter son dégoût et faire comme si elle vivait ses secondes noces. Au lendemain de la nuit des retrouvailles, Pénélope se remet à son métier à tisser, seul lieu d’où elle peut entendre le récit qu’Euryclée lui fait du carnage et détourner son attention de Mélantho : « Tu es seule, Pénélope.
Tu rentres en toi-même, rabats sur ton visage le pan de ton voile, et choisis de te taire ».
La narratrice est toujours sa compagne et dévoile sa seule invention : avoir sauvé Mélantho : « Tu vois, il y a toujours plus de place qu’on ne croit pour intervenir sans se faire remarquer, et se réjouir indéfiniment d’un si bon tour dans cet océan de mauvais ». Toutes deux, Pénélope et la narratrice, rêvent d’un monde où hommes et femmes, celles-ci « retirant leurs voiles », vivraient « dans la paix infime et douce des oliviers ». Par sa création, Annie Leclerc montre que la vulgate de L’Odyssée ne peut être effacée : Ulysse restera l’aigle et Pénélope la demeurée. Mais d’avoir conçu le récit autre, donne réalité possible au rêve de paix, sans massacre ni violence. Les derniers mots sont au conditionnel : « Ulysse et Pénélope confondraient leurs sanglots ».
Beaucoup plus ludique et impertinent, L’Odyssée de Pénélope de Margaret Atwood (2005), m’a enchantée elle vient d’être rééditée en Pavillons Poche chez Robert Laffont. La romancière canadienne, plus connue pour son célèbre roman, La Servante écarlate, avait édité The Penelopiad, sur commande des éditions Canongate ; les écrivains sollicités devaient réinterpréter les grands mythes. On lit cette réinterprétation avec beaucoup de plaisir. C’est désopilant, drôle et féroce. Beaucoup plus irrévérencieuse que les deux précédentes pour qui aime voir bouger les lignes des légendes écrites dans le marbre et transmises depuis des siècles, cette lecture est un vrai régal.
La perspective initiale choisie délivre de la « vérité » du vivant : nous sommes au royaume des morts et Pénélope parle de sa vie. Dès la première phrase : « maintenant que je suis morte, je sais tout », les barrières sociales volent en éclats. Et le lecteur ne va pas s’ennuyer ! Pénélope ne veut rien oublier contrairement à Hélène qui boit l’eau du fleuve Léthé et vit de nouveaux aventures, ou contrairement à Ulysse qui, faisant de même, a choisi d’oublier pour vivre d’autres vies : « général français, envahisseur mongol, magnat de la finance en Amérique, chasseur de têtes à Bornéo […] vedette de cinéma, inventeur, publiciste »… une autre manière d’illustrer son nom… Ulysse aux mille ruses !
Pénélope ne désacralise pas seulement Ulysse, le « héros » « aux jambes courtes » mais toutes les actrices et les acteurs de L’Odyssée. Chaque séquence est rappelée et retournée comme un gant. Un exemple peut en être donné dans le chapitre, « Hélène gâche ma vie » : « Je me suis souvent demandé si, à supposer qu’Hélène n’ait pas été à ce point imbue d’elle-même, les souffrances et les chagrins que son égoïsme et sa luxure débridée ont fait pleuvoir sur nos têtes nous auraient été épargnés. Pourquoi n’a-t-elle pas pu vivre une vie normale ? Mais non, les vies normales étaient ennuyeuses, et Hélène avait de l’ambition. Elle tenait à se faire un nom. Il lui tardait de sortir du troupeau ».
Calypso, Circé, les sirènes, le Cyclope, tout le monde prend sa part de réinterprétation et nous font sourire plus d’une fois dans les trouvailles d’actualisations de Margaret Atwood. Le récit en 29 chapitres comprend 10 chapitres où le chœur se manifeste et commente les événements : ce chœur à une exception près est celui des douze servantes : « Quelle image notre nombre, le nombre des servantes – le chiffre « douze » –, éveille-t-il dans un esprit cultivé ? Il y a les douze apôtres, les douze jours qui séparent Noël de l’Epiphanie, bien sûr, mais aussi les douze mois de l’année. Quelle image le mot « mois » éveille-t-il dans un esprit cultivé ? Oui, vous, monsieur, au fond ? Exactement ! Le mot « mois », comme chacun sait, vient de men-sis qui, en vieux latin, signifiait « lune ». Le hasard n’est pour rien, rien du tout, dans le fait que nous ayons été douze, plutôt que onze ou treize, ou même sept comme les nains de Blanche-Neige.
Car nous n’étions pas que de simples servantes. Nous n’étions pas que de simples esclaves et cendrillons. Non, monsieur, non, madame. Nul doute que nous exercions de plus nobles fonctions ! Se peut-il que nous ayons été des servantes au sens religieux du terme, les douze vierges lunaires, compagnes d’Artémis, virginale mais implacable déesse de la Lune ? […]
Pourquoi Iphigénie devrait-elle être citée plus que nous somme modèle d’altruisme et de dévouement ? »
Plus réaliste, leur « ballade » au chapitre XVII décrit leur vie :
« Le sommeil est notre seul répit,
L’unique moment où nous avons la paix :
Pas besoin de récurer le sol
Ni de passer le balai.
Nous ne sommes ni pourchassées
Ni culbutées dans les salons
Par le premier imbécile venu
Étourdi par un bout de jupon.
[…]
Mais au matin nous nous éveillons,
Esclaves à nouveau et filles de rien,
Nous qui retroussons nos jupes
Pour le plaisir du dernier des coquins ».
Un autre livre, tout récent lui, procure beaucoup de plaisir et de légèreté : celui de Blanche Sabbah, Mythes & Meufs (Mâtin, avril 2022). L’autrice est présentée par l’éditeur comme une activiste féministe qui « décortique des mythes, des contes, des textes bibliques et des dessins animés ». Au centre de ces 21 histoires, une femme à l’existence attestée ou, plus souvent, à l’existence légendaire ou imaginaire que Blanche Sabbah décline en trois dimensions : d’abord une BD qui reprend son histoire en la bousculant, puis un commentaire d’une page rassemblant les données de la figure visitée avec des commentaires souvent impertinents et enfin, des indications de lecture pour poursuivre l’information. Il n’est pas question pour elle de reprendre ce qui est admis mais d’interroger le rôle des femmes à partir d’exemples précis. A travers les siècles, la société patriarcale est mise au banc des accusés et les lecteurs découvrent autrement des histoires qu’ils connaissent bien, pour la plupart d’entre elles. Pénélope n’échappe pas à sa plume : elle est le dixième portrait. A ses côtés Karaba, Jeanne d’Arc ou Shéhérazade. On ne s’ennuie pas une minute et on regarde autrement.
Le Matrimoine des Invisibles : l’exemple de Solitude
Comme nous l’avons écrit plus haut, ce sont des associations qui portent la réalisation de recherches sur le matrimoine. C’est le cas aussi pour la seconde figure choisie, celle de Solitude. L’Association féministe martiniquaise, Culture Égalité, fondée en juillet 2013, a dans son programme « des livrets documentaires Karbé Fanm sur l’histoire des femmes, en particulier à la Martinique et dans d’autres pays de la Caraïbe ». Elle a déjà réalisé un film documentaire : « Suzanne Roussi Césaire, une femme sur tous les fronts ». L’objectif est bien de montrer les femmes comme actrices de l’Histoire : « ainsi, elles ont fait changer le monde dans lequel elles vivaient, nous le laissant un peu moins injuste, moins inégalitaire. Il nous reste maintenant à continuer le travail… ». La mulâtresse Solitude compte parmi ces femmes à connaître, pièce maîtresse du matrimoine dans la Caraïbe mais aussi pour les luttes des femmes dans le monde.
Pour sortir de notre ignorance, on a la grande chance de pouvoir lire un roman de 1972 (réédité en Points) qui éclaire – ô combien ! – cette figure historique et légendaire et fait regarder les statues érigées en son honneur avec un autre regard.
La Mulâtresse Solitude d’André Schwarz-Bart, entre histoire et légende
En 1972, deux siècles après la naissance de cette figure mythique de l’esclavage féminin qu’est Solitude, André Schwarz-Bart en écrit le roman en mêlant informations historiques, légende et fiction. Un peu plus de quarante années servent de toile de fond à cette évocation d’un personnage historique dont l’exergue-citation d’Oruno Lara, atteste l’existence : « La mulâtresse Solitude allait être mère ; arrêtée et emprisonnée, elle fut suppliciée dès sa délivrance, le 29 novembre 1802 ». Précédemment, l’historien A. Lacour lui a rendu hommage… sans doute involontairement ! [Histoire de la Guadeloupe (1805-1869), paru en 1855].
Le roman d’André Schwarz-Bart retrace, en deux parties, la vie de deux femmes esclaves et de deux résistances à l’esclavage : celles de la mère africaine, Bayangumay, devenue man Bobette dans la plantation ; puis celles de la fille, Solitude, « graine bâtarde », fruit des accouplements contre-nature des vaisseaux négriers, fruit de la Pariade. Deux destins se répètent ici sans se confondre, montrant que le degré de résistance n’est pas proportionnel à la couleur de la peau mais à la conscience de l’appartenance au groupe opprimé. En partant de faits historiques trouvés dans les registres des plantations, le romancier retisse une vie qui, sans lui, et sans la légende populaire qui a déjà « habillé » les chiffres sinistres des palpitations d’une existence de résistance et de rupture, resterait un court paragraphe de la narration historique.
Chiffres sinistres : les chiffres attestés par les documents : « La mulâtresse Solitude est née sous l’esclavage vers 1772 : île française de la Guadeloupe, Habitation du Parc, commune du Carbet de Capesterre ». Elle est vendue le 8 février 1784 et passe de maître en maître puisqu’elle est plusieurs fois estampée à l’épaule ; elle est achetée le 23 août 1787 par le Chevalier de Dangeau et mène dans sa plantation « une paisible existence de zombi-corne, des années durant » jusqu’aux événements révolutionnaires de mai 1795. Elle vit à Pointe-à-Pitre pendant la période de la première abolition, – « Solitude se mettait en travers de la vague, se laissait porter par le courant » –, connaît le retour à l’esclavage dans l’Atelier national, s’intègre, non sans mal après l’évasion collective, dans le camp des Marrons commandé par Sanga, fils du pays de Bornou. A sa mort, Solitude prend la tête du petit groupe de survivants, « sur les hauteurs de la Soufrière » vers 1798. Elle devient alors la compagne de l’Africain Maïmouni jusqu’en 1802 où la lutte se ré-intensifie. Après la mort de Maïmouni, Solitude et ses compagnons se retrouvent à la fin du mois de mai 1802 au Matouba: « Selon la tradition orale, ils atteignirent les hauts Matouba dans la matinée du 28, à quelques heures seulement de la fin » ; dernière résistance, dernier combat, dernier geste héroïque. Arrêtée et emprisonnée, Solitude devient un symbole. Le romancier évoque chaque geste reconstitué de l’avancée de Solitude vers la mort puis chaque pas vers le supplice qu’elle brave de son regard et de son rire légendaires.
Pour nourrir l’Histoire du suc de la légende et de l’effort de reconstitution de la « vie » d’une femme esclave, le romancier utilise différents procédés qui redonnent humanité et chair à ce symbole fort. Il invente à son héroïne une généalogie vraisemblable en dotant le récit d’une antériorité, la vie africaine de sa mère, tranchée par la traite et la vente. Ce geste d’écriture rend son humanité à Solitude en la dotant d’un passé alors que le code noir privait l’esclave de toute filiation. Le songe sur l’origine et l’appartenance s’inscrit ainsi durablement dans cette courte vie de trente ans : double appartenance à l’Afrique et à la terre des Antilles dans la douleur et le désarroi. En effet, le motif central de la fiction d’A. Schwarz-Bart est celui de la singularité de Solitude qui porte, inscrite dans sa peau, la marque du métissage. Le récit revient obsessionnellement sur cet entre-deux de souffrances, se manifestant par le dédoublement dans ses yeux (de deux couleurs différentes), dans son comportement, dans le tangage de sa vie entre l’esclavage d’habitation et celui du champ de canne.
Un second procédé essentiel est celui de la nomination. Le plus souvent appelé l’enfant ou la petite fille, cet « être jaune » reçoit comme nom celui de Rosalie. Puis sa proximité du monde des Blancs inaugure les surnoms ou sobriquets avec celui de « Deux-âmes ». Pendant la période de la République où ses yeux ne tarissent pas de larmes, « certains l’appelaient arc-en-ciel, à cause du sourire qui filtrait au milieu de ses larmes ». Elle-même se nommera au camp des Marrons, « la femme tombée dans la rivière ». Mais auparavant, au mitan de sa vie, elle s’est donnée elle-même un nom, « Solitude ».
Outre le nom, ce qui individualise Solitude, ce sont ses yeux et son regard sur lesquels le texte revient avec insistance, sa fragilité et les marques multiples que porte son corps, marques-témoins des violences indissociables de la condition même de l’esclave que des récits lénifiants, dont le modèle est La case de l’oncle Tom, ont tendance à minimiser ou à occulter.
Sur le plan des actions du personnage, le romancier choisit aussi d’interpréter chaque geste de Solitude, de l’enfance à l’âge adulte, comme des gestes de révolte contre son état, des gestes de rupture et de refus de l’univers esclavagiste : refus d’être enlevée à sa mère alors qu’elle est encore bébé, hurlement lorsque le nègre-pilon veut persuader Man Bobette que les petites mulâtresses renient toujours leur mère ; danse-masque, au moment de l’abandon, bégaiement, regard, empoisonnement des poules, métamorphose en zombi-cornes à onze ans. A l’âge adulte, ce seront véritablement des gestes de résistance qui se comprennent sans qu’il soit besoin de les interpréter.
Ainsi, avec une forte poéticité et une extrême clarté, le romancier imprime dans notre mémoire de lecteur l’horreur d’un système et l’admiration pour celle qui conserve toujours sa vaillance même lorsqu’elle est réduite, en apparence, à l’état animal le plus abject. Une force émane des descriptions et des évocations qui font lire la légende comme le rideau soulevé sur une vérité vécue, lui donnant un relief qui réveille les mémoires assoupies. Pour Léon-François Hoffmann, A. Schwarz-Bart accomplit : « la gageure fondamentale du roman historique : non seulement faire revivre le passé mais aussi donner une interprétation cohérente du fait historique au moyen d’une fiction ».
Retour aux statues…
Avant même celle qui vient d’être inaugurée à Paris, deux autres statues ont été érigées en Guadeloupe et en France, à Bagneux. La statue de Solitude, dans un jardin du 17ème arrondissement qui porte déjà son nom, tient dans sa main la proclamation de Louis Delgrès le 10 mai 1802 que les lecteurs de L’Isolé Soleil de Daniel Maximin (1981) connaisse bien. Louis Delgrès avait 36 ans et a adressé ce texte « à l’univers entier le dernier cri de l’innocence et du désespoir ». La proclamation a été affichée sur les murs de Basse-Terre : elle revendiquait la lutte contre le rétablissement de l’esclavage. La statue est l’œuvre de l’artiste Didier Audrat qui a remporté l’appel à projets lancé par la Ville de Paris en septembre 2020. Notons que le Comité d’histoire de la Ville de Paris a mis en ligne une page sur Solitude. Elle figure aussi, parmi d’autres femmes d’exception dans le blog « Les Monumentales » (2018) : objectif « rendre visibles les femmes dans l’espace public ». Faire de ces femmes un objet commun de nos savoirs est bien l’ambition de la construction du Matrimoine.