Enzo Traverso : Vie et mort de la révolution

Diego Rivera, L'Homme contrôleur de l'univers, également connu sous le titre L'homme à la croisée des chemins (1933), Wikicommons

Qu’a-t-on coutume d’appeler « révolution » ? Un renversement général de l’ordre des choses, donnant brusquement naissance à une manière de part en part nouvelle d’organiser la société. En cela, il s’agit de l’événement (politique, historique) par excellence : d’une part quelque chose d’imprévisible, d’inimaginable avant sa réalisation, c’est-à-dire une création. D’autre part et par conséquent, une rupture nette, définissant un avant et un après, étanches l’un à l’autre, sans possibilité de retour en arrière. À ce double titre, on voit bien à la fois pourquoi les révolutions (qui surgissent pour séparer les périodes les unes des autres) sont des objets privilégiés de l’histoire, et en quoi il serait risqué de prendre pour objet la révolution en général (si un événement vaut d’abord pour l’inédit qu’il porte). C’est pourtant le pari d’Enzo Traverso : rendre compte de ce qui rapproche les révolutions des XIXe et XXe siècles (de la Révolution française au Nicaragua sandiniste, en passant par l’Europe de 1848, la Commune de 1871, la Russie de 1917, l’Allemagne et la Hongrie en 1919, l’Espagne en 1936, la Chine de 1949 et Cuba en 1959, mais aussi le Vietnam et la décolonisation), sans toutefois écraser leur singularité.

Il y parvient d’abord en délaissant le récit chronologique, au profit d’une organisation thématique de ses réflexions — chacun des six chapitres de l’ouvrage abordant, du plus matériel au plus réflexif, ce que l’on pourrait appeler un personnage du drame révolutionnaire, des « Locomotives de l’histoire » au « caméléon communiste », en passant par les « corps révolutionnaires », les « concepts, symboles et lieux de mémoires », « l’intellectuel révolutionnaire » ainsi qu’une discussion sur les concepts de liberté et libération. On retiendra notamment le portrait idéal-typique très complet des différentes variétés d’intellectuels révolutionnaires, ainsi que la critique, dans le chapitre sur la liberté, de l’essai d’Hannah Arendt De la révolution, à qui Traverso reproche de n’avoir pas compris les luttes coloniales : « En déshistoricisant la révolution, Arendt tombait dans des lieux communs conservateurs sur la sauvagerie des colonisés et des continents arriérés » (p. 374). Un tel appel à « historiciser » pourrait surprendre, dans le cadre d’un ouvrage qui refuse précisément le récit chronologique ; c’est qu’il faut l’entendre non au sens de dérouler l’histoire, mais au sens de remettre l’événement comme les catégories par lesquelles on l’aborde dans leur contexte. C’était déjà la proposition de Fredric Jameson dans la préface de l’Inconscient politique : Historicisez toujours ! [always historicize!]

Ce slogan — unique impératif absolu, et nous pourrions dire « transhistorique », de toute pensée dialectique — sera aussi, sans surprise, la morale de l’Inconscient politique. Mais comme nous l’enseigne la dialectique traditionnelle, l’opération d’historicisation peut suivre deux chemins distincts, qui ne se rejoignent qu’à la fin : le chemin de l’objet et le chemin du sujet, celui de l’origine historique des choses mêmes ou celui de l’historicité plus intangible des concepts et des catégories au travers desquels nous tentons de comprendre ces choses. (Fredric Jameson, L’Inconscient politique, p. 7)

Enzo Traverso inscrit son travail dans la deuxième branche de cette alternative. Son histoire est celle des concepts et des catégories, plus que de la chose même. Ainsi, il préfère au travail de première main sur les archives une herméneutique générale s’attachant à rendre compte de la manière dont les révolutions sont pensées ou imaginées par leurs acteurs et leurs commentateurs. Au lieu d’exposer des faits, il les propose tels qu’ils se réfléchissent dans un « imaginaire révolutionnaire » se formulant dans les œuvres (artistiques, politiques ou philosophiques) de celles et ceux qui ont vécu, commenté ou célébré les révolutions en question. Nous lisons ainsi avec lui les analyses de Trotski, Luxemburg ou Tocqueville, nous regardons les films d’Eisenstein, les toiles de Rivera et les portraits des révolutionnaires dont les corps sont décrits et commentés autant que les histoires. Tout ce qu’aura produit la révolution, du plus matériel au plus intellectuel, des barricades au féminisme, tombe dans l’escarcelle de son essai ; au point qu’on a parfois l’impression que Traverso s’attache moins à quelque chose qui est arrivé, qu’à un totem politique existant à travers une théologie (parfois folklorique) dont les éléments nous sont exposés. Mais c’est là une raison de plus pour souligner l’extraordinaire ambition de cette « histoire culturelle » (« intellectual history » dans l’original anglais du livre), qui revendique sa double affiliation méthodique à Marx et Benjamin (p. 13) pour penser la révolution même, c’est-à-dire le totem de la tradition marxiste.

Car « historiciser » un tel objet dont tant de théoriciens ont voulu par le passé démontrer la nécessité ou faire l’apologie, implique de l’aborder froidement. Enzo Traverso écrit : « Historiciser l’expérience communiste, par conséquent, revient à dépasser la dichotomie entre deux récits — l’un idyllique, l’autre horrifique — qui partagent bien des points communs. Plusieurs décennies après son extinction, l’expérience communiste n’a pas besoin d’être défendue, idéalisée ou diabolisée. Elle appelle à un effort critique d’ensemble. comme une totalité dialectique travaillée par des tensions et des contradictions internes ». (p. 405)

Le marxisme n’est pourtant pas seulement ici de méthodologie : même si Enzo Traverso est « conscient des dangers de la subjectivité » (« Remerciements », p. 456), il ne cache ni sa proximité politique avec la gauche ni son parcours de militant. En le lisant, du reste, on ressent son admiration pour les textes de Trotski, et son agacement face à Tocqueville. Mais si la révolution peut malgré tout faire l’objet de la mise à distance critique de l’historicisation, c’est que son personnel classique — avec ses locomotives, ses corps de militants et ses lieux de mémoire — est désormais chose ancienne. Les révolutions prendront à l’avenir des tours et des visages nouveaux, imprévisibles. L’épilogue du livre d’Enzo Traverso se referme sur cette phrase : « Les révolutions ne se laissent pas programmer, elles arrivent toujours inattendues. » (p. 450) Où l’on peut entendre (chuchoté) : la révolution est morte, vive la révolution !

Enzo Traverso, Révolution. Une histoire culturelle, trad. de l’anglais par Damien Tissot, éditions La Découverte, mars 2022, 461 p., 25 € — Lire un extrait