Avec Celui qui veille, Louise Erdrich donne un roman fort qui balaie une époque et confirme l’autrice dans son rôle de chef de file d’une littérature américaine se tenant aux confins d’une production littéraire. C’est que la romancière a pris le parti de différentes minorités amérindiennes qui vivent dans un isolement marqué, relevant d’une certaine déréliction. Et pourtant l’isolement que connaît la vie tribale au nord du Dakota est loin d’être total et s’illustre même par une grande richesse de coutumes et de rites. C’est que nous sommes en 1953 et que la lutte pour le maintien de certaines traditions est intense, se transposant au plan politique avec beaucoup de vigueur.
Deux figures très différentes vont dominer le roman alors même que de nombreux protagonistes s’entrecroisent sur la scène sociale qui nous est proposée. Il s’agit d’une part de Thomas Wazhashk qui exerce deux fonctions d’aspects fort différents, étant d’une part veilleur de nuit dans une usine de pierres d’horlogerie située sur la réserve de la Turtle Mountain et, d’autre part, en militant qu’il est et qui se dresse contre le projet du gouvernement fédéral censé « émanciper » les Indiens et qui ne réussit qu’à les fondre dans la masse anonyme du melting pot US. Sensible autant qu’émouvante, l’autre figure est celle de la jolie Patrice, dite Pixie, jeune personne douée, qui a pour visée immédiate, tout en travaillant, de partir à la recherche de sa sœur disparue à Minneapolis après y avoir conçu un enfant.
L’oncle et la nièce, sont donc deux personnalités pugnaces qui se croisent et se recroisent sans jamais pour autant que l’une prenne le pas sur l’autre. Ils sont d’ailleurs deux parmi bien d’autres et parmi un bon nombre de personnalités attachantes pour le lecteur. Et pourtant nous sommes là en présence d’une société de pauvreté. C’est qu’il neige beaucoup dans le nord du Dakota et qu’il faut à tout moment se battre pour survivre. Un trait est commun à cette petite société montagnarde et il tient à une manière de droiture et de rigueur.
L’intention de l’oncle Thomas est claire et comme intangible : il défendra les siens sans faiblir et poursuivra sa route tant qu’il le faudra. Pour Patrice, dite Pixie, le chemin est bien différent : la jeune femme s’en ira à la recherche de sa sœur au mépris de tous les obstacles et jusqu’à se produire en « aquarone » avec plongée dans l’eau et équipée d’un déguisement ad hoc à l’intérieur d’une sorte de cabaret. Elle s’est mise sous la houlette d’un certain Jack qui va d’ailleurs périr dans l’aventure. C’est le brave Wood Mountain qui récupère et rapatrie par le train Patrice et son petit neveu enfin retrouvé. Et c’est un miraculeux médecin qui recueillera sa mère Véra au long d’une route après des mois de prostitution dans la cale d’un bateau et n’aura de cesse de rapporter le jeune garçon à sa mère.
C’est là que se produit l’étonnante scène d’une transaction entre plusieurs membres du petit groupe à demi familial à l’intérieur duquel le partage des responsabilités va difficilement s’opérer : « Vera écarquilla les yeux et fixa Wood Mountain. Il savait qu’elle était en train de faire le rapprochement entre lui, le bébé, Patrice, Zhaanat, et d’envisager toutes les hypothèses. Il savait aussi qu’il n’envisageait pas que ce bébé puisse être le sien. La pensée folle qu’il pourrait prendre Archille et disparaître lui traversa l’esprit. Il alla chercher l’enfant, fier de sa beauté, totalement enamouré du petit visage endormi sous la capuche en fourrure. » (p. 496) Mais aussi un peu plus, on pourra lire ceci : « Il lui semblait inenvisageable de ne pas faire partie de la vie d’Archille. » (p. 497)
L’autre expédition est toute politique et mobilise une bonne poignée de citoyens qui traversent les États-Unis pour rejoindre le Capitole de Washington. C’est là que la délégation des « parlants chippewa » est reçue par quelques sénateurs. Rien n’aboutit vraiment mais les « braves » ont pu s’exprimer et dire leur désir d’autonomie comme le maintien sir pied de leur « réserve ». Mais ce n’est pas le dernier mot du roman. Ce dernier a trait à l’alliance conjugale que nouent Vera et Wood Mountain. De son côté, Patrice partira faire des études de droit non loin de Millie, l’étudiante de Minneapolis qui a soutenu le groupe chippewa jusqu’à Washington et retour. On peut penser que, à ce stade, Pixie et Millie ne se quitteront plus guère.
Ce beau roman qu’est Celui qui veille laisse l’impression d’une société toute fraternelle qui se veut même exubérante à différents moments. C’est qu’il est des fêtes et qu’il est des fictions que vivent et se racontent les membres de la « réserve ». Il est également des moments amoureux que se partagent les jeunes gens qui en sont la classe montante. C’est de plus une société riche de fantasmes et de fantômes. On notera encore que cette exubérance gagne volontiers la forme du texte et notamment dans le fait que l’autrice aime à faire varier la longueur des chapitres, allant de quelques lignes à plusieurs pages. À chaque fois, un titre est donné qui se réclame volontiers de son caractère métonymique quand il n’est pas métaphorique. Ainsi la rhétorique contamine tout l’appareil d’évocation des sites et des lieux. Ce qui nous vaut un volume qui a beaucoup d’élégance et qui mérite largement le Prix Pulitzer de la fiction 2021 qui le sort du lot.
Louise Erdrich, Celui qui veille, traduit de l’américain par Sarah Gurcel, éditions Albin Michel, janvier 2022, 560 p., 24 € — Lire un extrait