Paradis pour George Miles : dialogue entre Dennis Cooper et Olivier Steiner à propos de ‘J’ai fait un vœu’

© Dennis Cooper

Cher Dennis, avant de parler de ton dernier livre J’ai fait un vœu (I wished), avant de parler d’histoires de confusion et de vérité, de coups de téléphone et de pistolet, de George, de la solitude, du suicide pour ceux qui restent, je voudrais dire que ton livre est à mes yeux un événement et un bijou littéraire. Mais comme je ne suis pas un vrai critique, je te propose qu’on se parle un peu, veux-tu ?

Pour commencer je vais essayer de te présenter. Dennis Cooper ? Ceux qui savent, savent. Et même très bien. Ceux qui ne savent pas en revanche… comment dire ? Par où commencer ? Sur le net on dit que tu es né à Pasadena le 10 janvier 1953, que tu es un écrivain américain subversif, auteur phare du versant littéraire du queercore (ou homocore) qui est ce mouvement culturel et social qui a pris naissance au milieu des années 1980 comme une branche isolée du punk. Il se caractérise par un dissentiment avec la société hétéronormative en général et un désaveu complet de la communauté gay et lesbienne établie. Que penses-tu de ce qu’on peut lire ? Tu veux me dire un mot sur ce Pasadena de ton enfance ? Quand es-tu arrivé en France ? Tu vis à Paris ?

Dennis Cooper : Merci, Olivier. Eh bien, je dirais que l’attribution de Queercore est très exagérée. On me décrit souvent comme un écrivain issu du Punk, mais, en réalité, le Punk n’était pas plus important pour moi que la musique/culture psychédélique ne l’était pour moi en tant qu’adolescent ou que rock indé et la musique/culture électronique Rave le futt pour moi plus tard, par exemple. Queercore était un mouvement de courte durée au début des années 90 qui épousait les cultures punk et queer, et j’y étais impliqué, mais ce n’était pas particulièrement formateur pour moi, si ce n’est que c’était une époque où je me sentais plus connecté à l’identité queer qu’auparavant parce que sa définition de queer incluait davantage les femmes et même les personnes qui étaient techniquement hétérosexuelles mais qui se sentaient queer de toute façon. J’ai aimé vivre dans ce monde pendant le peu de temps qu’il a existé. Cela dit, je me suis toujours senti aliéné de la société en général, queer ou autre. Je suis anarchiste. Je ne m’intéresse pas à l’identité collective en général. Je pense que c’est une forme de pensée paresseuse à propos de soi et des autres. La dissidence est donc une chose à laquelle je suis vraiment attaché — à la société et à la littérature elle-même.

J’ai grandi dans une ville appelée Arcadia, qui était à côté de Pasadena, mais la plupart de mes amis y vivaient donc j’étais à Pasadena la plupart du temps. Mes souvenirs remontent aux années 1960. Pasadena était une grande ville de banlieue assez typique. Il y avait un quartier grognon avec des magasins de disques et des librairies souterrains et on pouvait y trouver de la drogue, alors mes amis et moi avons beaucoup traîné là-bas. La meilleure chose était qu’il n’était qu’à environ 30 minutes en voiture de Hollywood. L’un des parents de mes amis était une hippie droguée, et elle nous emmenait à Hollywood pour voir des groupes et passer du temps ensemble.

Je suis arrivé en France en 2004 en prévoyant d’être ici seulement pour peut-être six mois, mais je suis tombé amoureux, et j’avais été un grand francophile depuis que j’étais petit, alors je suis resté. Oui, je vis à Paris. J’ai encore un appartement à Los Angeles, mais je n’y voyage que quelques fois par an au maximum.

Olivier Steiner : Tu es là pour préciser, clarifier, c’est bien. Mais je vais continuer un peu mes « on dit » : on peut lire que tu représentes la frange la plus marginale d’une tradition d’écrivains américains que le public connaît principalement par le biais de l’auteur d’American Psycho, Glamorama et Lunar Park : Bret Easton Ellis. Cette tradition fut mieux connue en France grâce à l’œuvre de Guillaume Dustan qui s’en est inspiré. On te compare à Jean Genet, Arthur Rimbaud ou William Burroughs. Dans un style contemporain, s’appuyant sur une logique formelle stricte et un style au plus proche du langage parlé des adolescents, tu sembles écrire le vertige d’un abandon du monde ainsi que les aléas du désir à l’intérieur d’un cadre irrémédiable, cruel, tranchant, précieux et somptueux, celui de tes textes, de ton regard. Peut-on dire que tu serais un Jean Genet qui en aurait eu assez des harmonies baroques et pompeuses ? Un Genet qui se méfierait de la virtuosité de la langue, qui se dirait qu’il va offrir mieux que du sublime à ses slut, ses salopes et ses amours, à savoir leur offrir de la tenue ? Du trash certes, mais de la dignité. Que penses-tu de Genet ? Ton George Miles est un peu son Maurice Pilorge, non ? Et ces mots de « tenue », « précision » , « dignité » ?

Dennis Cooper : Oui, je suis un outsider dans la littérature américaine. L’establishment littéraire là-bas n’aime pas mon travail ou pense qu’il ne vaut la peine d’être pris au sérieux. Avant, ça me dérangeait vraiment, mais maintenant je suis très heureux qu’ils ne me soutiennent pas. Je ne pense pas du tout m’intégrer dans ce monde, et les écrivains que je considère comme des pairs aux États-Unis ne sont pas beaucoup acceptés non plus. Même les écrivains célèbres en France comme Burroughs ou Kathy Acker sont toujours mal vus aux États-Unis.

Bien sûr, j’admire Genet. J’ai commencé à le lire quand j’avais 15 ans, et son travail a eu un grand impact sur moi. Son travail n’est pas aussi important pour moi que, disons, Maurice Blanchot ou les écrivains du Nouveau Roman ou Guyotat, par exemple, mais il m’a beaucoup influencé quand je commençais à écrire. J’ai certainement une grande méfiance du langage, et surtout de l’écriture conventionnellement belle. Quand l’écriture est trop belle, je la déteste vraiment. Ça m’ennuie et me met en colère. Si je vois une écriture qui n’est pas endommagée, déformée et réinventée d’une façon ou d’une autre par l’auteur, j’ai l’impression que l’auteur joue un jeu et suit les règles établies, et je pense que le roman ou l’histoire n’est pas assez important pour l’auteur. Je préfère être confus par l’écriture que flatté ou réconforté par elle. Mon écriture idéale est celle qui me surprend vraiment et qui soit techniquement justifiée au niveau de la structure ou du style. J’ai besoin de me sentir mis au défi de comprendre un livre, sinon je m’ennuie.

Il est intéressant que tu dises cela de George. J’ai en effet pensé à lui comme au Maurice Pilorge de Pompes funèbres, qui est mon Genet préféré. Je ne pense jamais à des mots comme « dignité ». « Exactitude » en revanche, oui beaucoup. Être exact est nécessaire parce que je me mets toujours au défi d’écrire sur des choses que je ne comprends pas complètement, et je pense qu’écrire correctement (exactement) est la seule façon d’écrire honnêtement pour moi.
« Dennis passa la plus grande partie de sa vie à croire que la personne qu’il avait le plus aimée et qu’il aimerait toujours plus que les autres était George Miles, un ami pour lequel il écrivit un cycle de cinq romans dans les années 1990. Ils se rencontrèrent quand George avait douze ans et lui quinze. George était le garçon le plus étrange, doux et beau que Dennis avait jamais vu sur Terre et, à sa plus grande stupéfaction, George l’aima instantanément avec avec acharnement. »

Dennis Cooper : Ce paragraphe vient du roman, et c’est vrai. George était la personne la plus importante que j’ai connue dans ma vie, et notre amitié m’a façonné en tant qu’écrivain et en tant que personne, pour le meilleur ou pour le pire, et son suicide à l’âge de 30 ans était la chose la plus difficile que j’ai jamais eue à gérer. J’ai fait un vœu, c’est à peu près tout cela. C’est la seule façon que j’ai pu trouver d’écrire sur lui et son impact sur moi qui était juste pour nous deux.

Olivier Steiner : Au milieu de ton œuvre se trouve un cycle comme le cycle indien chez Duras, c’est une pentalogie commencée en 1989 avec Closer, et qui s’achève en 2000 avec la publication de Period. Tu appelles cette suite de cinq romans le Cycle George Miles, du nom d’un ami du lycée, George Miles, aussi beau que fragile, que tu avais pris sous ton aile et avec lequel tu as eu, vers l’âge de trente ans, une aventure amoureuse. Ce cycle est une tentative pour exorciser tes sentiments amoureux et une catharsis de ta fascination pour le sexe et les rapports de domination/soumission, sadomasochisme. Ce cycle s’est-il fait de lui même, en écrivant, chemin faisant, les années passant, ou l’avais-tu prévu ainsi sous cette forme de cinq livres ? Avant de parler un peu de Closer (mon préféré, peut-être), de Frisk, de Try, de Guide et Period, je voudrais te demander quelle place a selon toi J’ai fait un vœu : Un appendice au cycle ? Un épilogue, un préquel, le numéro zéro ? En quoi J’ai fait un vœu n’est pas un roman ?

Dennis Cooper : J’ai décidé que je voulais être un auteur sérieux quand j’avais 15 ans, et j’ai décidé alors que je voulais écrire un grand roman expérimental ambitieux ou une série d’entre eux. J’ai donc commencé à y penser, à planifier et à prendre des notes. Je n’ai pas publié le premier roman du Cycle, Closer, avant d’avoir la trentaine, alors cela a pris beaucoup de temps. J’ai décidé de l’écrire en hommage à George au début des années 80, et cela a vraiment commencé à focaliser le Cycle. George avait un trouble bipolaire très grave, et c’était une personne très difficile à comprendre, et j’ai décidé d’écrire les romans à la fois pour le comprendre d’une certaine manière et pour faire quelque chose qui lui donnerait une présence dans le monde parce que, même s’il était un artiste et brillant, il semblait clair à ce moment-là que ses problèmes ne lui permettraient pas de réaliser ses rêves. Je voulais réaliser un rêve pour lui, et j’espérais que cela l’inspirerait, mais il s’est suicidé avant même que le premier roman ne soit publié, ce que je ne savais pas avant d’avoir écrit le « Guide » du quatrième cycle.

Le cycle était très planifié. J’ai passé des années à trouver la bonne structure et le bon style. J’ai fait de nombreuses expériences et fait des graphiques et toutes sortes de choses. La structure du Cycle est très compliquée, trop compliquée à expliquer ici, malheureusement. Il me faudrait beaucoup, beaucoup de pages pour le faire.

Je ne vois pas J’ai fait un vœu comme faisant partie du cycle. Je ne pense pas que l’on ait besoin d’avoir lu les romans du Cycle pour obtenir totalement son effet, bien que je suppose que si l’on connaît ces livres, il ajoute quelque chose. Je ne vois pas J’ai fait un voeu comme un épilogue ou une annexe ou quelque chose du genre. Je vois cela comme un roman. J’ai décidé d’écrire un roman très personnel, ce que je n’avais jamais fait auparavant, et de faire de mes émotions et de mes expériences personnelles l’objet d’un roman plutôt que simplement un matériau que je ne pouvais utiliser sans plus d’importance que les choses que j’avais inventées. Et j’ai décidé d’écrire ce roman sur George parce que rien d’autre ne me remplit d’autant d’émotion et de confusion, et je voulais que l’écriture du roman soit aussi difficile pour moi d’écrire que possible. C’est ce que le livre est pour moi.

Olivier Steiner : Quand je parlais de « dignité », ce n’était pas dans le sens généralement admis… comment dire ? La vie est tellement vaste, tellement sauvage, et il y a tellement de dimensions que nous autres, personnages réels embarqués sur le radeau de l’existence, ballotés par elle, malmenés souvent, sommes confrontés à une certaine barbarie du fait de vivre. Et souvent je trouve que ça manque de dignité… Prenons l’exemple de George, vous vous êtes connus et aimés, du temps a passé, puis il s’est suicidé. Comment raconter cela, je veux dire vraiment ? Comment restituer l’épaisseur des jours, des nuits, des corps et des sentiments ? Comment rendre grâce à ce qui fut ? Comment dire, écrire ce qui échappe ? Tu vois ? J’ai fait un vœu m’a beaucoup touché, troublé, aussi, parce que je viens d’écrire un livre sur un garçon que j’ai aimé à ma façon et qui s’est suicidé, il s’appelait Guillaume. La grande différence avec George Miles est que j’ai très peu connu Guillaume, mais je crois que nous avons dû avoir en tant qu’auteur des problèmes similaires.
Le suicide est radioactif. Le suicide est aussi le meurtre de l’autre par l’intermédiaire de son propre corps. Le suicide fait des ravages. La preuve, il rend mutique, on est sidéré, on ne sait pas en parler. On tourne autour ou on se perd dans la forêt des lieux communs. Ou bien on écrit. On écrit ce qu’on ne sait pas très bien. Comme tu fais. Comme tu as fait avec le cycle. Alors, « dignité », ok… je veux bien retirer ce mot, mais je cherchais à dire quelque chose… je voulais dire que l’écriture peut, non pas sauver les êtres, ressusciter les corps, mais sauver peut-être leur mémoire. Est-ce qu’on peut dire que J’ai fait un voeu est un tombeau pour George Miles ? Sur la couverture il n’est écrit ni roman, ni récit… On n’est pas obligé de désigner, de nommer les choses, nous sommes d’accord, après tout, livre suffit, mais quand même, que dirais-tu ? Épilogue ? Préquel comme dans les films à suite ? J’aime beaucoup cette définition de Pascal Quignard : « Le roman est l’autre de tous les genres, l’autre de la définition. Par rapport aux genres et à ce qui généralise, il est ce qui dégénère, ce qui dégénéralise »…

Dennis Cooper : Aussi longtemps et intimement que j’ai connu George, depuis l’âge de 12 ans jusqu’à la dernière fois où je l’ai vu à l’âge de 28 ans, je n’ai jamais eu l’impression de le connaître très bien. C’est probablement parce qu’il ne se savait pas ou ne se comprenait pas lui-même – c’est ce qu’il dirait. Il disait souvent qu’il avait l’impression d’être quelqu’un, une vraie personne, quand il était enfant, mais quand il est devenu adolescent et que son état bipolaire a pris le dessus, il a été déchiré en morceaux, puis artificiellement assemblé, recomposé par ses médicaments. Et c’est vrai qu’il était si instable qu’il est toujours passé de la dépression presque catatonique à la pensée et au comportement maniaques à grande vitesse, et j’ai toujours dû deviner qui il était, et lui aussi. Une raison pour laquelle lui et moi étions si proches c’était parce que je me souvenais du petit garçon que j’avais rencontré et que je connaissais bien, puis j’essayais d’imaginer une version adulte de ce garçon et de deviner que cet adulte imaginaire était George, et il essayait lui aussi d’imaginer cette version adulte de lui-même, et nous avons senti que nous nous comprenions. Être avec George impliquait beaucoup de fantasmes, et qui il était vraiment, si jamais il était quelqu’un, reste un mystère pour moi. Donc, d’après ce que tu dis de ton ami Guillaume, je peux au moins comprendre ce que tu ressens pour lui.

J’ai pensé et je pense encore au dernier livre du Cycle, Period, comme au tombeau de George, ou plutôt comme au tombeau de George tel qu’il est représenté dans le Cycle. Peut-être que J’ai fait un vœu est un paradis pour lui ou quelque chose comme ça. Comme je l’ai dit, je ne pense pas que J’ai fait un vœu soit lié au Cycle de façon formelle. Le personnage de George et les personnages basés sur George dans le Cycle ne lui ressemblent qu’en apparence et en tempérament. Sa vraie vie n’avait rien à voir avec celle de ces personnages. Le George de J’ai fait un vœu est le vrai George aussi complètement que je peux le représenter. Je pense que si on veut vraiment relier le roman au Cycle, la seule façon que je puisse concevoir serait peut-être une sorte de documentaire des coulisses de la fabrication du Cycle, ce qui se passait dans ma tête, ma mémoire et mon cœur quand je l’écrivais.

« George est comme un dauphin qui fait signe aux humains sous la surface un peu agitée de l’expression. »

Olivier Steiner : Est-ce que ça fait peur d’écrire vraiment sur le vrai George ? Si oui de quoi est faite cette peur ? À quoi ressemblait Georges physiquement ? Penses-tu que l’âme de George, ou sa conscience, survit d’une façon ou d’une autre ? Tu sais quoi, Dennis, après le livre on a l’impression de l’avoir connu, sans savoir qui c’est pour autant. Il y a là un échec, qui est en fait une réussite littéraire, étrange… Que penses-tu de Last Days, le film de Gus Van Sant ? Tu aimes ce film ? J’y ai pensé pendant ma lecture. La musique, les errances de George, la tragédie qui plane, l’humour également…

Dennis Cooper : Je ne dirais pas que j’ai eu peur d’écrire sur George. Je pense beaucoup à lui, et j’ai écrit beaucoup de choses à son sujet, certaines publiquement mais surtout en privé. C’était extrêmement difficile de trouver des mots pour le représenter face à des gens qui ne le connaissent pas et pour qui ma langue est la seule vision qu’ils auront jamais. Il était difficile d’être précis et, en même temps, de créer quelque chose qui devait toujours être une œuvre littéraire convaincante et agréable à lire parce que, en fin de compte, c’est ce que les gens veulent.

Si tu as déjà vu la couverture de l’édition américaine de mon roman Period, il montre deux photos de George que j’ai prises quand il avait 12 ans. Voici une photo de lui que j’ai prise quand il avait 15 ans :

George Miles © Dennis Cooper

Dennis Cooper : Je pense que quand les gens meurent, ils meurent, cessent d’exister, et il n’y a plus rien derrière. Mais il y a eu des moments où j’écrivais le roman où je suis devenu très émotionnellement troublé et je crois que je voulais désespérément un signe de George, je voulais qu’il sache que j’écrivais le livre, je voulais qu’il soit d’accord avec ça – je suis devenu un peu non logique parfois. Par exemple, à un moment donné, j’ai demandé à un ami qui lit les cartes de tarot professionnellement d’essayer de prendre contact avec George pour moi s’il pouvait. C’était très étrange. Il a fait une lecture, et ça l’a effrayé, et il n’a pas voulu me dire ce que les cartes disaient. Alors il a fait une deuxième lecture obtenant le même message. Les cartes lui disaient qu’il était très dangereux d’essayer d’entrer en contact avec George et qu’il devrait arrêter d’essayer. Il a dit que rien de tel ne s’était jamais produit dans ses lectures de tarot. Le message n’expliquait pas pourquoi c’était dangereux, mais ça effrayait assez mon ami pour qu’il me dise d’arrêter d’essayer de contacter George et de laisser tomber. Je n’y crois pas vraiment, mais je me demande toujours ce que cela signifie.

J’ai vu Last Days quand il est sorti, et cela ne m’a pas beaucoup marqué à l’époque, et je ne m’en souviens pas très bien. Mais mon ami et collaborateur Zac Farley, avec qui j’ai fait les films Permanent Green Light, Like Cattle Towards Glow, et notre nouveau film Room Temperature, que nous tournerons cet automne, adore Last Days. Zac et moi nous ressemblons beaucoup, donc j’ai l’intention de revoir le film. Je pense qu’il est tout à fait possible que je ressente le lien que tu mentionnes.

Olivier Steiner : Les athées sont les gens les plus spirituels qui soient. Et si on ne faisait pas son deuil, jamais ? Si on vivait avec les fantômes, ces êtres en attente de qualification ? On pourrait parler des heures et des jours, cher Dennis, mais je voudrais que ce dialogue soit juste un petit chemin vers le livre et ses phrases incroyables. J’ai lu J’ai fait un voeu comme une prière païenne vers un garçon, George. Un livre-poème vers lui, pour lui, avec lui. Un livre comme un kaléidoscope. Un livre schizophrène parfois, plein de sexe ou de drôlerie, un livre qui se prend pour d’autres livres. Un livre qui est d’autres livres, un roman quoi. C’est très fort. Je te remercie vivement et avant de revenir sur le Cycle pour ceux qui ne connaissent pas, quittons-nous avec tes mots et ce passage du téléphone que j’ai adoré :

« Le téléphone sonne.
« Pourquoi m’as-tu aimé ? » demande George à la personne qui l’appelle, peu importe qui.
« Parce que tu m’aimes tant », dit la voix.
« Mais je ne t’aime pas, dit George, si je t’aimais, je ne ferais pas ce que je suis sur le point de faire. »
« Je jure devant Dieu que tu m’aimes, dit la voix.
« Et quand j’étais hystérique ? » demande George.
« Je faisais comme si tu m’offrais une standing ovation », dit la voix.
« Et quand j’étais catatonique ? », demande George.
« Je te regardais et je fantasmais », dit la voix.
« Je suis désolé de n’avoir jamais… » commence à dire George dans le téléphone ou plutôt au téléphone puisqu’il n’y a personne, et pas au téléphone puisque c’est un pistolet qu’il tient contre se tempe. Il ne termine pas sa phrase parce qu’il n’est pas désolé.
« Qu’est-ce que c’est cette musique, demande la voix. C’est beau. »
« Si tu m’aimes, tu vas raccrocher maintenant », dit George. Il pense que son interlocuteur va raccrocher. Il le concrétise même si ça fait mal. Il sait que c’est réel parce qu’il entend le clic. »

Retour sur le cycle George Miles

1/ Closer présente une ambiguïté que le traducteur a laissée entière en conservant le titre original : comparatif de l’adjectif close, soit « plus proche » ou déverbal de to close, soit « fermeture », « conclusion ». Le roman raconte le destin de l’angélique adolescent George qui se soumet aux fantasmes d’autres garçons ou d’hommes mûrs dans une suite d’expériences de plus en plus extrêmes.

2/ Frisk est également un titre si polysémique que son traducteur l’a laissé tel quel en français : « frisquet » ou « enjoué » dans sa version adjectivale, il est aussi un substantif qui signifie « amusement, divertissement joyeux » ou un verbe qui veut dire « tâter, fouiller les vêtements de quelqu’un ». Le roman présente, « dans une succession de scènes allant crescendo (…) une balade hallucinée, un voyage dans la violence, dont le meurtre serait l’apogée : des faits divers, des coupures de journaux, des rêves, des extraits de films « gore », des fantasmes s’entrecroisent, se sur-impriment, se chevauchent, mettant en scène des personnages à la recherche de sensations de plus en plus extrêmes, composant le paysage dévasté et terrifiant d’une société sans repères.

3/ Try aurait pu se traduire facilement par « essai, tentative » mais qui peut savoir s’il ne s’agit pas de l’impératif du verbe to try, soit « essaye, expérimente, teste » ou encore « goûte ça » ? On pourrait dire que ce livre est une tentative pour repousser encore plus loin les limites d’un genre propre à Dennis Cooper qui va jusqu’à la pédophilie, ou au sadomasochisme dans lequel le soumis est un jeune adolescent.

Dans Try, la figure paternelle de substitution est un hétéro héroïnomane, piètre pis-aller par rapport au couple de pères gays de l’adolescent, Ziggy, qui est par ailleurs victime d’un viol incestueux de la part de l’un d’eux. Tous les tabous semblent « défoncés » dans ce roman au sujet duquel Arnaud Viviant écrit : « techniquement, Cooper fait lentement tourner les voix comme la boule disco au fond d’une boîte de nuit poisseuse : de ce point de vue, il reste l’inventeur, toujours imité, jamais égalé, d’une pop-littérature où les idiosyncrasies des kids (et des moins kids en apparence) sont attentivement restituées, à l’hésitation, au bredouillement près. Des voix d’adultes qui ne croient plus à l’amour, des voix d’adolescents qui le cherchent encore. »

4/ Avec Guide, Dennis Cooper « s’invente un double fictif qui, accentuant le brouillage entre la fiction et la réalité, déstabilise un peu plus le lecteur. » Pour l’auteur, ce roman privilégie l’approche cérébrale, intellectuelle et analytique.

5/ Clôture du cycle romanesque, Period (mot qui signifie « période » mais aussi « point final » en anglais) explore le satanisme, le mouvement gothique, la drogue, le sadomasochisme encore.


Olivier Steiner : Le mot de la fin ? Un mot de la fin ? Comment ça va en ce moment alors que ce livre vient de sortir ? Est-ce la dernière fois que tu écris « publiquement » sur et vers George  ?

Dennis Cooper : Un dernier mot ? Mm, je suppose que non. Sauf… merci beaucoup, Olivier. C’est toujours angoissant quand un de mes livres sort, mais je suis occupé et distrait par l’écriture de nouvelles fictions et le travail sur le nouveau film et d’autres projets, donc c’est bien. Je ne sais pas ce que je pourrais écrire d’autre sur George, mais, en même temps, c’est difficile d’imaginer ne plus jamais écrire sur lui. Donc, je vais probablement le refaire, mais peut-être pas par nom et pas biographiquement à nouveau. Il est toujours quelque part dans la plupart des choses que j’ai écrites, mais secrètement. Nous verrons.

traduction de l’entretien Olivier Steiner. English version here

Dennis Cooper, J’ai fait un vœu, éditions P.O.L, avril 2022, 128 p., 17 € — Lire un extrait Lire la critique de Jean-Philippe Cazier