Sommes-nous prêts à entrer dans l’ère des non-témoins ?

© Shoah de Claude Lanzmann

Avec L’Ère des non-témoins, Aurélie Barjonet propose un essai rigoureux, informé et très accessible qui fait le point sur la littérature récente consacrée à la Shoah. Car il est vrai qu’après les premiers témoins, puis la deuxième génération – celle des enfants de celles et ceux qui ont vécu la Shoah –, une troisième génération prend la plume pour interroger l’événement et ses répercussions sur notre présent. Si la presse a souvent repéré une intensification des publications d’œuvres ayant pour thème central la Shoah, il ne s’agit cependant pas d’un simple effet de mode. En tout état de cause, Aurélie Barjonet rappelle que le phénomène ne se limite pas à la France et qu’il se développe même avec un certain retard par rapport à ce qu’on a pu observer en Allemagne, en Israël et aux États-Unis. Que cette littérature des « petits-enfants de la Shoah » ait suscité de nombreuses polémiques, comme avec Les Bienveillantes de Littell ou Jan Karski de Yannick Haenel, ne doit d’ailleurs pas faire oublier qu’elle pose surtout des questions essentielles sur notre relation à cet événement qui s’éloigne dans le temps.

Pour faire découvrir et étudier ces œuvres, Aurélie Barjonet a fait le choix de s’intéresser à vingt-deux livres parus entre 2006 et 2012, et cela sans masquer la disparité de leurs qualités littéraires. Elle a décidé d’aborder aussi bien des fictions (Nuit ouverte de Clémence Boulouque, Démon de Thierry Hesse, Le Wagon d’Arnaud Rykner, Csillag de Clara Royer, La Réparation de Colombe Schneck), des autofictions (L’Origine de la violence de Fabrice Humbert, Nous n’irons pas voir Auschwitz de Jérémie Dres) que des non-fictions (C’est maintenant du passé de Marianne Rubinstein). Elle identifie dès lors trois types de textes au sein de cet ensemble, en fonction des situations narratives et des dispositifs formels adoptés : enquête archéologique, fiction de témoignage et histoire croisée. Les enquêtes archéologiques correspondent aux textes dans lesquels un narrateur enquête sur le passé de sa famille et raconte, par la même occasion, l’histoire de la reconstitution des faits (l’exemple canonique en serait Les Disparus de Mendelsohn publié aux États-Unis en 2006). Celles-ci peuvent être non-fictionnelles comme Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (Jablonka), C’est maintenant du passé (Rubinstein), 100, boulevard du Montparnasse (Anne Gorouben), fictionnelles (Démon de Thierry Hesse), ou autofictionnelles (L’Origine de la violence de Fabrice Humbert, Nous n’irons pas voir Auschwitz de Jérémie Dres). L’un des points communs de ces textes réside dans leur désir de reconstituer un savoir absent sur des faits effacés, un savoir nécessairement fragmentaire qui oriente une quête et une enquête condamnées à être inabouties. Concernant la fiction de témoignage, il s’agit de textes dans lesquels un acteur de l’Histoire, généralement fictif, raconte les événements (chez Littell et Haenel, ou dans Zimmer d’Olivier Benyahya, Le Wagon d’Arnaud Ryckner et Pour mémoire de Mazarine Pingeot). Le plus souvent, la fiction y est revendiquée par le recours à des narrateurs plus ou moins invraisemblables. C’est le risque de l’anachronisme qui guette parfois ces œuvres puisqu’elles disposent d’un savoir sur les événements dont leurs acteurs étaient en réalité dépourvus. Le troisième groupe concerne les textes caractérisés par un dispositif narratif plus complexe, le plus souvent à partir de deux histoires qui se mêlent, comme dans HHhH de Binet, Ce que nous sommes d’Anne Talvaz, Nuit ouverte de Clémence Boulouque, Csillag de Clara Royer, Franz Stangl et moi de Dominique Sigaud, Auschwitz, l’impossible regard de Fabrice Mital, Dieu n’est même pas mort de Samuel Doux, La Réparation de Colombe Schneck, Max, en apparence de Nathalie Skowronek ou encore Des gens très bien d’Alexandre Jardin. Ces trois types de texte ont de toute façon, comme le note Aurélie Barjonet, des frontières qui sont loin d’être étanches. Reste qu’ils soulèvent, chacun à leur manière, des questions spécifiques.

Mais, plus largement, cette écriture est définie par Aurélie Barjonet comme une écriture « malgré tout » – terme repris à Georges Didi-Huberman qui l’emploie notamment dans Images malgré tout. Une écriture malgré tout, c’est-à-dire une écriture qui se fait envers et contre tous les obstacles qui se dressent devant elle, notamment quant aux possibilités de savoir et de comprendre, aux possibilités de représenter les choses, tout en restant consciente de sa propre illégitimité, de ses limites, voire de ses échecs.

Au nombre des distinctions essentielles que la chercheuse met en place et interroge, se trouve en premier lieu la notion de « petits-enfants de la Shoah » qui constitue le sous-titre de l’essai. Il va en effet de soi que cette expression, utilisée avec précaution dans l’ouvrage, peut gêner puisque la Shoah a été un événement caractérisé par l’anéantissement et qu’il paraît difficile de lui associer l’idée d’une filiation. Néanmoins, le terme s’impose en ce qu’il permet de désigner des personnes dont les grands-parents ont vécu adultes à l’époque de la Shoah. Afin de rendre compte au mieux des situations de chacun, Aurélie Barjonet propose alors de distinguer les écrivains dits « héritiers », à savoir ceux qui ne descendent pas de grands-parents victimes de la Shoah (comme Binet, Littell, Haenel) et les écrivains qui sont des descendants de victimes juives. Car les grands-parents des premiers ont eux aussi vécu à l’époque de la Shoah, ce qui fait qu’écrire sur cet événement induit chez eux un positionnement et des choix qui méritent d’être pris en compte pour comprendre ce phénomène dans son ensemble.

C’est ce qui amène Aurélie Barjonet à sonder la notion de génération qui s’est peu à peu imposée dans le discours académique. On désigne usuellement sous le terme de première génération des personnes ayant vécu la Shoah, et de deuxième génération des personnes dont les parents ont vécu à cette période. Susan Suleiman a même proposé de nommer génération « 1,5 » les enfants cachés pendant la Shoah, comme Perec ou Marcel Cohen par exemple, soulignant par ce chiffre leur lien aussi bien avec la première et la deuxième générations, sans pour autant gommer la spécificité de leur position (Voir Susan R. Suleiman, « The 1.5 generation : thinking about child survivors and the Holocaust », American Imago, vol. 59, n° 3, automne 2002, p. 277-295). Aurélie Barjonet suggère quant à elle l’existence d’une génération « 2,5 », regroupant les enfants de la génération « 1,5 ».

 

La chercheuse met toutefois en lumière les limites et les problèmes liés au concept de « génération », notamment en retraçant l’émergence et le développement de la notion de « génération d’après », en particulier dans la recherche en psychologie qui s’est penchée sur la manière dont le traumatisme d’une génération peut ou non affecter la suivante, et qui a très nettement influencé les études littéraires. Aurélie Barjonet explique ainsi que la définition de génération qu’elle adopte ne se modèle pas sur une perspective sociologique, en tant que regroupement d’individus qui, ayant sensiblement le même âge, vivent à une même époque. Celle-ci serait plus proche d’une définition psychanalytique puisqu’elle privilégie la manière dont des individus se situent à un certain endroit d’une filiation, en l’occurrence ici par rapport à un événement.

Dans ces conditions, c’est donc bien la notion de « non-témoin » qui demeure essentielle aux yeux d’Aurélie Barjonet pour comprendre cette littérature. Car ce statut détermine le rapport des écrivains à l’événement et certainement aussi une grande partie des moyens, des enjeux et des buts que se donnent leurs œuvres. La chercheuse explique comment les auteurs ont dû se positionner par rapport à un ensemble de débats, parfois de polémiques, qui ont traversé l’écriture sur et après la Shoah.

Le titre de l’essai résonne dès lors avec celui de l’ouvrage d’Annette Wieviorka, L’Ère du témoin (2020 [1998]), qui avait pointé du doigt l’émergence d’une « ère du témoin » dans les années 60. L’heure n’est plus alors à la prédominance des archives du IIIe Reich. Un intérêt hors du commun, parfois à la limite de la passion, s’éveille pour le témoin et son témoignage. Un événement historique y concourt : le procès Eichmann en 1961. Au cours de celui-ci, le procureur Hausner mise sur la parole des survivants. Au lieu de documents, c’est une longue procession de cent onze témoins qui rythme le procès, comme s’il s’agissait de contrebalancer un regard auparavant porté sur le génocide à partir des archives nazies omniprésentes par un regard désormais braqué sur les témoins et les victimes.

Il semble dès lors que la question que pose cette littérature des « petits-enfants de la Shoah » et qui est l’un des fils rouges suivi par Aurélie Barjonet est bien de savoir si nous sommes capables de sortir de cette ère du témoin et de toutes les mythologies qu’elle a charriées, pour accepter d’entrer dans celle des non-témoins. C’est pourquoi cette écriture ne pourra être comprise qu’à condition de cerner, comme le fait l’essai d’Aurélie Barjonet, ce en regard de quoi et parfois contre quoi elle s’écrit, à savoir le fantasme de devenir un témoin par procuration, les pouvoirs et dangers de la fiction, le rêve de réparer le passé par l’écriture.

Le premier constat qu’on doit en effet formuler est que l’ère du témoin est, par la force des choses, en train de toucher à sa fin, même si les écrivains et penseurs ne sont pas toujours prêts à entrer dans l’ère des non-témoins et à accepter ce statut qui impose une distance avec la Shoah. C’est alors à la lumière de cette troisième génération qu’Aurélie Barjonet retraverse les débats et les prises de position qui ont amené à affirmer qu’on pouvait témoigner pour le témoin. Ce passage de relai a en effet pris une importance démesurée dans la pensée, certainement en réaction à la disparition progressive des témoins qui avaient eux-mêmes incités les générations suivantes à participer à la transmission de leur expérience. Cette situation a été encouragée par l’ère du témoin et par la sacralité qui a fini par nimber la figure du témoin. Aurélie Barjonet retrace minutieusement les étapes de ce phénomène, en soulignant l’importance qu’y ont joué Elie Wiesel, mais aussi des universitaires américains comme Shoshana Felman, laquelle, en analysant Shoah de Lanzmann, a postulé que le film ferait naître des témoins au second degré. Y ont d’ailleurs aussi contribué les entreprises massives de collecte de témoignages vidéo qui se développent depuis plusieurs années, comme l’USC Shoah Foundation créée par Steven Spielberg à la suite de La Liste de Schindler. Rappelons seulement que l’objectif de la fondation est de filmer le plus grand nombre de témoignages, dans le moins de temps possible, comme si elle entendait bâtir un fonds absolument hors norme, gigantesque et tentaculaire. Le site Internet annonce la collecte de 55000 témoignages, dans 65 pays, en 43 langues, pour un total de 115000 heures d’enregistrements vidéo. Le témoignage serait désormais produit et archivé à une échelle presque industrielle. Mais ces chiffres ont un envers particulièrement révélateur : l’étude de ces témoignages ne peut plus être la préoccupation principale. On imagine mal quel historien ou quel spectateur pourrait visionner ces quelques cent dix mille heures d’enregistrement. Alors que pendant longtemps, la quantité impressionnante de documents rassemblés sur l’extermination avait abouti à la certitude qu’il ne serait pas possible de tous les étudier, c’est désormais face aux témoignages que nous devons faire le même constat. Des milliers d’enregistrements existent, certains accessibles d’un simple clic, d’autres non. Mais qui les regarde ? qui les analyse ? D’autant qu’ils contiennent souvent des informations similaires si bien que la plupart resteront inexploités. Cette situation laisse présager une modification notable du statut du témoignage. Celui-ci ne cherche plus ni à prouver les faits ni à fournir une connaissance de ces faits : il lui revient la mission de rendre le passé présent. Il ne participe plus d’un effort pour savoir mais d’un devoir de mémoire. Il n’est pas là pour écrire l’Histoire mais bien pour la faire vivre à ses spectateurs, dans l’émotion et l’identification.

USG Shoah Foundation

Tout ceci a donc contribué à forger une certitude qui a souvent été relayée dans le discours universitaire, en particulier américain : écouter ou lire un témoignage transformerait, par une opération de magie qui ne dit pas son nom, celui qui l’écoute ou le lit en témoin. Or la littérature des « petits-enfants de la Shoah » ne semble pas céder à de telles chimères. Les écrivains ne sont pas des témoins et écrivent en toute connaissance de cause, sans contourner les difficultés engendrées par une telle position. Ils assument leur illégitimité et la distance qui se creuse avec leurs ancêtres, laquelle explique chez certains leur refus de la fiction et les impasses auxquelles leur écriture se confronte. Au sein de cette littérature du scrupule ou de la vigilance, Jan Karski de Yannick Haenel détonne cependant. Pour comprendre les polémiques qu’il a suscitées, il convient de rappeler brièvement son propos et la structure du livre : dans ce texte consacré à la personne réelle de Jan Karski, qui tenta en vain d’alerter les Alliés sur le génocide juif, le premier chapitre se fonde sur le témoignage de Jan Karski dans Shoah de Lanzmann, le deuxième chapitre est un résumé du livre de Karski, Story of a Secret State, et le troisième chapitre est une fiction qui donne à entendre la parole et la pensée que l’écrivain prête à Karski. L’un des problèmes soulevés par les critiques à la parution du roman a été le fait que le livre vise finalement à dénoncer l’inaction politique, non seulement des Alliés, mais aussi celle qu’on observe souvent de nos jours. Le texte se présente comme une charge contre l’Amérique, accusée d’avoir abandonné les Juifs, et une défense des Polonais qu’il s’agirait de dédouaner de tout antisémitisme. C’est ce qui explique l’impression de lire parfois un roman à thèse qui, pour servir ses idées, utilise le passé. Mais le problème principal, pour Aurélie Barjonet, est surtout qu’Haenel aspire, avec ce livre, à témoigner pour le témoin et à le sacraliser. Dans cette perspective, c’est principalement le dernier chapitre qui fait problème en ce qu’il montre un Jan Karski métamorphosé en prophète et exprimant l’indignation de son auteur. D’autant mieux que le romancier a placé en exergue de son texte le célèbre vers de Celan dans la traduction qu’on lui attribue le plus souvent, « Qui témoigne pour le témoin ? », tandis que la formule se traduit en réalité de la sorte : « Personne / ne témoigne pour le / témoin » (Paul Celan, « Aschenglorie… » [1967], Choix de poèmes, p. 265). Alors que la formule originale de Celan se base sur une affirmation qui ne laisse aucun doute, la formulation interrogative adoptée présuppose quant à elle un appel à témoigner pour le témoin. Et c’est fort de cet appel qu’Haenel en arrive à usurper la sacralité du témoin dans la troisième partie en métamorphosant Karski en prophète mais aussi en en faisant son propre porte-parole, comme s’il s’agissait désormais de faire entendre sa voix dans notre présent, de témoigner pour celui qui n’avait pas été écouté.

Devenir le témoin du témoin supposerait donc que la littérature, par sa puissance d’identification, particulièrement forte quand il s’agit de fictions, nous transforme. Mais la fiction encourt elle-même un certain nombre de risques qui ont fait l’objet de débats particulièrement houleux en France. Il convient de rappeler que, dès 1959, l’histoire fictive narrée par André Schwarz-Bart dans Le Dernier des Justes déclenche une des plus vives querelles sur le sujet, le romancier étant accusé de déformer l’Histoire. La crainte qu’on décèle derrière une telle attitude est que les romans ne s’en prennent aux faits en les fictionnalisant, crainte qui repose sur une opposition entre l’artifice de la fiction et l’authenticité du témoignage. Et c’est Claude Lanzmann qui va donner à ces débats une visibilité exceptionnelle grâce à plusieurs polémiques. Le cinéaste n’a cessé de brandir des interdits tonitruants sur la fiction pour représenter la Shoah. Face à la série américaine Holocauste, il prévient : « La fiction est la transgression la plus grave dans une histoire pareille » (Claude Lanzmann, « Le lieu et la parole », Cahiers du cinéma, n° 374, juillet-août 1985, entretien avec Marc Chevrie et Hervé Le Roux, repris dans Au sujet de « Shoah », op. cit., p. 295). Il réitère ses diatribes à l’encontre de La Liste de Schindler de Spielberg, de La Vie est belle de Roberto Benigni et de Jan Karski de Yannick Haenel. S’il y a bien des reproches que l’on peut faire à ces représentations fictionnelles, le ressort principal de la condamnation de Lanzmann peut à chaque fois se ramener à ceci : la fiction altèrerait les faits.

Cette conscience des problèmes inhérents à la fiction s’observe de manière extrêmement vive dans HHhH de Binet qui a choisi un dispositif singulier pour désamorcer à l’avance les critiques : raconter l’opération qui a mené à l’assassinat de Heydrich à Prague dans une fiction et doubler cette histoire d’une sorte de journal de bord dans lequel le narrateur revient sur son récit et fait montre d’un grand scepticisme à l’égard de son propre emploi de la fiction dont il souligne les risques, fiction qui est souvent associée, comme le montre Aurélie Barjonet, à un simple mensonge. Or, il convient de le rappeler, fiction et mensonge sont deux choses différentes. C’est pourquoi Jean-Marie Schaeffer a proposé de définir la fiction comme une « feintise ludique partagée », dans le sens où le lecteur sait en toute connaissance de cause que les énoncés sont faux mais accepte de faire comme s’ils étaient vrais (voir Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Seuil, « Poétique », 1999). Le lecteur n’est donc nullement leurré par la fiction de sorte que les dangers qu’on y voit parfois s’en trouvent nettement diminués.

Ces difficultés sont d’ailleurs considérablement accrues par le choix du narrateur que réalise Littell dans Les Bienveillantes où il donne la parole à Max Aue, un bourreau. Le texte fut accusé de contaminer le lecteur, voire de le nazifier, ou encore d’usurper la parole des témoins au profit des bourreaux. Aurélie Barjonet explique toutefois que le narrateur de Littell est surtout un narrateur invraisemblable, bâti à partir de deux clichés principaux : le nazi homosexuel et le nazi cultivé. Une invraisemblance qu’on a reprochée à l’auteur mais qui, pour Aurélie Barjonet, est en réalité délibérément construite et fait partie du fonctionnement même du livre qui empêche ainsi toute identification du lecteur avec le narrateur. Ce serait donc au lecteur de construire une éthique qui fait défaut au personnage. Aurélie Barjonet en déduit que Max Aue n’a pas vocation à incarner le bourreau nazi, ou son essence. De sorte qu’analyser sa psychologie ne peut se faire comme s’il s’agissait de comprendre la psychologie de tous les bourreaux. Le narrateur de Littell demeure un être de papier et non un individu réel. La dangereuse identification du lecteur au nazi que l’on redoutait paraît dès lors bien moins probable.

À l’extrême opposé de cette interprétation, on trouve, au nombre des utopies contemporaines que cette littérature nous invite à regarder d’un œil neuf, celle de la réparation par l’écriture. La littérature du care est en effet en vogue et il est de bon ton de penser que l’écriture après la Shoah cherche à réparer le passé. Certes, reconnaît Aurélie Barjonet, l’écriture peut apaiser un certain nombre de tensions pour celui qui écrit, mais le passé en lui-même demeure hors de notre portée. Il existe hors de nous et il est impossible de le modifier. Là encore, Aurélie Barjonet montre que les « petits-enfants de la Shoah » ne cèdent pas à cette illusion consolatrice et constatent plutôt le caractère irréparable des événements. Remarquons d’ailleurs au passage que Primo Levi, Paul Celan, Jean Améry, Piotr Rawicz, Sarah Kofman, tous ces survivants ont mis fin à leurs jours alors qu’ils avaient écrit (Voir Rachel Rosenblum, Mourir d’écrire ? Shoah, traumas extrêmes et psychanalyse des survivants, Puf, 2019). Ce simple constat devrait nous inciter à la plus grande méfiance face à notre envie de faire de la littérature un remède miracle.

On en confluera donc que si cette littérature a une fonction essentielle aujourd’hui, c’est bien celle de décaper les mythes qui se sont progressivement formés au cours de l’ère du témoin, au nombre desquels la possibilité de témoigner pour le témoin en s’identifiant sans commune mesure avec les victimes, tout comme de réparer le passé. Lire ces textes permet d’accepter d’entrer dans l’ère des non-témoins, une ère caractérisée par la certitude que nous n’aurons jamais d’accès direct à cet événement, fût-ce par l’entremise des œuvres littéraires et malgré les pouvoirs qu’on rêve de leur octroyer. À ce titre, le travail réalisé par Aurélie Barjonet est des plus précieux, en ce qu’il permet de comprendre les enjeux complexes de cette difficile transition.

Aurélie Barjonet, L’Ère des non-témoins. La littérature des « petits-enfants de la Shoah », Kimé, mars 2022, 364 p., 29 €