Eduardo Berti, collectionneur de mauvais lecteurs : Demain s’annonce plus calme

© Dorothée Billard

Avec Demain s’annonce plus calme, Eduardo Berti nous propose de visiter un pays imaginaire dans lequel les gens vivent leurs relations avec les œuvres de manière totalement décomplexée, débarrassée des normes et des interdits qui gèrent, dans notre monde, les rapports avec elles. Le texte se présente de manière fragmentaire en collectant des nouvelles parues dans la presse locale. Ces brèves en viennent à se répondre, à organiser un récit par-delà leur discontinuité et à nous offrir une image kaléidoscopique de cet univers fantaisiste et étrange.

Parmi les fils qui se tissent, on sera attentif à la violente polémique au sujet du projet de loi appelé « Droits et devoirs de lecture et écriture pour écrivains et lecteurs » qui prévoirait, entre autres, d’interdire à toute personne de divulguer le dénouement d’un livre ou le secret de son énigme. Cette singulière réglementation vise à préserver la lecture pour l’intrigue, cette lecture immersive, au premier degré, caractérisée par l’investissement affectif et la curiosité, et qui, chez nous, est parfois discréditée au nom d’un certain rationalisme. Autre trait surprenant de ce projet de loi : si un lecteur porte le nom et le prénom d’un personnage, il se verra systématiquement offrir une remise de 30% sur le prix de vente de l’ouvrage. Bel exemple d’incitation à la lecture…

Cet univers où la lecture est placée au centre des préoccupations des dirigeants politiques, Eduardo Berti le peuple de spécimens particulièrement frappants de ceux que j’avais proposé d’appeler des « mauvais lecteurs » dans Éloge du mauvais lecteur (Minuit, 2021), à savoir des lecteurs qui refusent de lire les œuvres conformément à ce qu’elles attentent ou programment, de collaborer avec elles et qui, de ce fait, n’ont pas peur de se laisser aller à leurs pulsions et leurs désirs. Ces façons désinvoltes et transgressives de lire donnent naissance à divers types de mauvais lecteurs, dont Eduardo Berti nous invite à suivre les aventures cocasses : les lecteurs fétichistes, qui sacralisent les textes et s’immergent dans la fiction au point de vouloir rectifier le réel à son image ; les lecteurs interventionnistes qui, eux, n’ont aucun respect excessif pour des œuvres qu’ils n’hésitent pas à modifier, afin qu’elles correspondent à ce qu’ils aimeraient qu’elles soient.

Au sein de la première catégorie, à savoir celle des lecteurs par identification qui, comme Emma Bovary ou Don Quichotte, s’aliènent à des fictions, on doit compter les activités d’un mystérieux cercle de lecteurs désireux que la capitale du pays soit conforme à ses représentations fictionnelles chez leur écrivain fétiche. Ceux-ci attaquent notamment un salon de thé pour le transformer manu militari en pharmacie puisque c’est à cette adresse qu’est justement sise une pharmacie dans tel roman de leur idole ; ils modifient de la même manière le sens d’une rue qui n’est pas conforme à celui que lui attribue l’auteur admiré. Ce groupuscule fera même exploser une bombe pour supprimer une statue dans un jardin public, laquelle n’était nullement mentionnée dans les œuvres dudit auteur. On se plaît à imaginer à quoi pourrait ressembler Paris si de tels activistes venaient à intervenir sur ses monuments ou ses rues. Un groupe concurrent voit même le jour, partisan d’une autre idole littéraire, et résolu à modifier autrement la capitale, pour la faire correspondre à ses œuvres et non à celles de l’auteur célébré par ses rivaux. On se doute bien qu’une telle situation ne peut que déboucher sur des pugilats et des troubles de l’ordre public.

© Dorothée Billard

On surveillera aussi avec le plus grand intérêt l’épidémie de transformations de personnes en insecte – qui, toutes, ont lu peu de temps avant La Métamorphose de Kafka. Cette situation, en elle-même très kafkaïenne, vient pousser jusqu’à ses conséquences les plus extrêmes les effets d’une lecture par identification. Il ne s’agit plus simplement de se prendre pour un chevalier après avoir lu un roman de chevalerie mais bien de devenir ce dont le texte parle… Les autorités iront même jusqu’à déconseiller la lecture du texte de Kafka pour préserver la santé des citoyens. Voilà qui n’est pas sans rappeler la célèbre épidémie de suicides qui avait valu aux Souffrances du jeune Werther de Goethe d’être interdit dans plusieurs villes d’Europe. Or ce qui intrigue est aussi que les lecteurs se réveillent métamorphosés en insectes tous différents, ce que les spécialistes expliquent par le fait que Kafka ne spécifie aucunement en quel type d’insecte Gregor Samsa se transforme, laissant ainsi la liberté à chaque lecteur d’imaginer l’insecte en question et de le devenir.

À ces lecteurs fascinés, s’ajoute aussi un autre type de mauvais lecteurs, tout aussi fascinant : les lecteurs interventionnistes. Parmi eux, se trouve un mystérieux gang qui dégrade de manière systématique les ouvrages des bibliothèques publiques en les raturant, en en arrachant des pages ou en en rectifiant le titre sur les couvertures. Il apparaît peu à peu que le groupe opère sur les titres par soustraction, donnant ainsi naissance à une littérature totalement revue et corrigée, dont les œuvres phare sont 1884 de George Orwell, Vingt ans de solitude de Gabriel García Márquez, Deux contes de Flaubert, Les Deux Mousquetaires, Les Cent et une nuits, Mille lieues sous les mers, Le Deuxième homme de Graham Green, Onze heures dans la vie d’une femme de Zweig ou Le Premier Sexe de Simone de Beauvoir.

© Dorothée Billard

Il convient aussi de s’arrêter sur le cas particulièrement révélateur de cette jeune étudiante de 28 ans qui a tenté de modifier la toile d’un peintre belge, exposée au musée, tableau au titre tout à fait ironique, La Fidélité, et cela justement pour le faire correspondre à certaines déclarations du peintre quant à l’aspect qu’il aurait dû avoir. On voit ainsi comment Eduardo Berti pousse son propre lecteur à ne pas rester passif devant les œuvres et à faire preuve de créativité en s’affranchissant du respect excessif que nous leur vouons le plus souvent.

Au nombre de ces invitations à l’interventionniste, il faut porter la création d’une nouvelle collection chez un éditeur, nommée « Classiques teintés de noir » dont le principe est de republier un roman réaliste (Austen, Stendhal, Zola…) en lui ajoutant un crime ou une intrigue policière. Aucun de ces textes corrigés n’est donné à lire si bien qu’Eduardo Berti laisse à son lecteur le soin de passer à l’acte à partir de sa bibliothèque personnelle. Rappelons au passage qu’Eduardo Berti s’est lui-même adonné à d’autres formes de réécriture des grands classiques de la littérature, en particulier dans Mme Wakerfield qui reprend la nouvelle « Wakerfield » de Nathaniel Hawthorne, à partir du point de vue de l’épouse délaissée par son mari qui a disparu mais s’est en réalité installé de l’autre côté de la rue…

Évidemment, un tel climat de désinvolture n’est pas indifférent à la multiplication des imposteurs parmi les citoyens de cet étrange pays, tout comme d’auteurs aux pratiques irrégulières. Ainsi de cet écrivain condamné pour avoir plagié l’œuvre intégrale d’un autre auteur. Le plagiaire affirme cependant qu’il ne connaissait pas les textes du plagié si bien que la justice conclura à un « plagiat inconscient », supposant que l’accusé avait peut-être lu les romans en question mais les avait oubliés. De sorte que nous nous retrouvons à la frontière incertaine du plagiat et de l’influence. L’accusé annonce finalement à la presse la sortie d’un nouveau roman, qui sera sans doute son texte le plus personnel. Et pour cause, il n’existe plus d’autres textes du plagié à détrousser. Hormis un certain nombre d’inédits récemment retrouvés par sa veuve…

© Dorothée Billard

On sera en dernière instance frappé par ce commentaire dans une note de l’auteur qui termine l’ouvrage : « Toute ressemblance avec des faits réels et avec des personnes existant ou ayant existé n’est que pure coïncidence. (Ce n’est pas tout à fait vrai, mais j’ai toujours voulu insérer cette phrase dans un livre.) » « Ce n’est pas tout à fait vrai », ajoute Eduardo Berti in extremis. En effet les mauvais lecteurs d’Eduardo Berti ont bien des frères, en particulier dans nombre d’œuvres littéraires qui ont mis en scène de telles pratiques chez certains de leurs personnages. Mais le tour de force d’Eduardo Berti est certainement de sortir ces lecteurs irréguliers de l’isolement dans lequel ils se tiennent le plus souvent, en nous offrant une collection diversifiée et inventive, un véritable cabinet de curiosité, où ils se trouvent réunis en un seul monde. On en arrive alors à se demander si ce monde utopique ne serait pas le monde idéal de la lecture dont tout écrivain rêverait sans toujours l’avouer… C’est pourquoi on pourra affirmer sans hésitation que Demain s’annonce plus calme, parce qu’il entend réhabiliter des manières de lire souvent discréditées, est un livre utile qui redonne sa place à la liberté créative du lecteur. Il nous réconcilie avec nos tendances lectrices parfois refoulées, en nous incitant à les laisser s’exprimer.

Tout porte d’ailleurs à penser que, au vu de cette extraordinaire effervescence lectrice et contrairement à ce qu’annonce le bulletin météo qui scande le texte, demain ne s’annonce pas véritablement plus calme au pays des mauvais lecteurs… Si nous acceptions de rejoindre le gang des rectificateurs des titres des œuvres, nous aurions toutes les bonnes raisons du monde de proposer un Demain s’annonce moins calme par Eduardo Berti…

Eduardo Berti, Demain s’annonce plus calme, Illustrations de Dorothée Billard, Bordeaux, Éditions Do, mai 2021, 104 p., 13 €