Robert Seethaler : Une vie de Mahler (Le Dernier Mouvement)

Gustav Mahler (Wikicommons)

Prosopopée : cette figure de style – à mi-chemin du comic strip et du jargon rhétorique – qui consiste à faire parler les morts, était au centre du roman précédent de Robert Seethaler, Le Champ, également traduit par Élisabeth Landes aux éditions Sabine Wespieser. Ce qui rassemblait toutes les vies d’une petite ville d’Autriche était leur sépulture dans le même lieu. Un cimetière comme un concert. Dans Le Dernier mouvement, ce nouvel ouvrage de l’écrivain autrichien, vivant à Berlin depuis 20 ans, il n’est pas question de faire parler les morts mais ceux qui vivent, ou plutôt qui survivent – comme une manière de prosopopée avant l’heure. Il n’est pas tellement question non plus de concert, même si Gustav Mahler est au centre du Dernier mouvement. Il y est davantage question de regard, de l’œil qui porte au loin plutôt que de l’oreille qui rapproche.

Alma, l’épouse du grand homme, « la plus belle femme de Vienne », lui fait d’ailleurs la remarque dans une scène du roman : il faut toujours qu’il se tienne à la fenêtre, en haut d’un clocher ou qu’importe, là où son regard peut porter. On pense à la portée qui accueille les notes, ces notes qui forment un mouvement, une phrase musicale qui dévoile. Le mouvement, on l’aura compris, est à la fois celui de l’œuvre du compositeur et celui de son œil qui parcourt le monde. Robert Seethaler place ainsi le centre de sa narration sur un paquebot traversant l’Atlantique, à bord duquel Mahler voyage dans les derniers mois de sa vie, sous l’œil attentif et candide d’un garçon de cabine. Ce dernier, véritable révélateur littéraire, fait le lien entre l’artiste et sa famille tenue à l’écart de son trouble.

Pour illustrer son adaptation du roman de Thomas Mann, Visconti avait choisi pour Mort à Venise, on s’en souvient, l'(avant)dernier mouvement de la cinquième symphonie de Mahler. Dirk Bogarde errant dans son costume blanc, l’âme souillée sur fond de brasiers, évoque le compositeur tel que le figure Seethaler : emmitouflé dans ses couvertures, il n’est pas moins tourmenté, calé dans quelque transat où à même la carlingue. Le personnage du film n’a certes pas de paquebot pour fuir le choléra vénitien et le désir insoluble, mais Mahler dont la musique l’accompagne ne jouit pas davantage d’une planche de salut.

L’artiste est submergé par son passé, empli d’amour, de lassitude et de chagrin. La mort de sa fille aînée, Maria, que la diphtérie a emporté très jeune, ne cesse de le dévaster. On comprend, dans la façon qu’il a de souvenir, un élément central : la mort et le danger semblent toujours plus grands pour les autres que pour lui. Est-ce pour cela que Sigmund Freud, à qui il va rendre visite en Hollande pour une séance à pied, n’aura pas grand-chose à lui apprendre ? Toujours est-il que le trépas l’effraie moins que les regrets ou que la crainte du rival, vers qui Alma se tourne, attisant chez Mahler « le désir exacerbé, tournant à la folie, de son corps, d’un regard d’elle, d’une seule caresse ». Comme le dit Robert Seethaler lui-même à propos de son texte, le monument Mahler existe grâce à sa mort. Et elle lui devait bien ça. Ce dernier regard.

Robert Seethaler, Le Dernier mouvement, traduit de l’allemand (Autriche) par Élisabeth Landes, éditions Sabine Wespieser, février 2022, 128 p., 15 €