Saint Sébastien cadre supérieur, Philippe Lemesle/Vincent Lindon, pendant plus d’une heure trente, est criblé non pas de flèches, mais de mots, de phrases, d’injonctions, contradictoires. Sagaies verbales jusqu’à l’overdose dans un monde sans pitié. Celles des avocats de son divorce, bouche en tiroir-caisse, qui dissèquent et tronçonnent son patrimoine. Celles de ses collègues, crème du groupe Elsonn, qui font dans leur froc face au grand patron, étayent des stratégies à coups d’anticipations, de récessions meurtrières. Celles des ouvriers en lutte contre un système Jivaro qui presse et coupe les têtes sans affect. Celles de son épouse/Sandrine Kiberlain et de son fils/Anthony Bajon. La première, ombre d’elle-même qui lui reproche d’avoir troqué sa famille contre son travail. Le second en surchauffe dans un hôpital psychiatrique qui pète les plombs pour rattraper ses résultats scolaires. Face à l’adversité et aux tourments, Lemesle serre les dents. Regards en arbalète, rides du front et pli du lion en alerte, veines du cou dilatées, ongles rongés, il prend l’eau de partout, atteint la suffocation. Jusqu’à à la noyade ?
Un autre monde clôt la trilogie de Stéphane Brizé sur le monde du travail avec Vincent Lindon en figure de proue. Pour cet ultime opus, l’acteur change de camp, passe du côté des nantis, des dirigeants de (la) société. À quel prix pour ce que tout le monde s’accorde à nommer « une belle réussite » ? Suite à la sidération du chômeur de La Loi du marché (2015), à la colère suicidaire de l’ouvrier de En guerre (2018), place à la résistance déboussolée d’un patron dont le quotidien est laminé par un système impitoyable, en totale perte de sens. Pour capter l’idéal en charpie de son héros, saisir son éthique en lambeaux, la réalisation nerveuse de Stéphane Brizé sacrifie aux plans américains, coupe les torses comme si le cœur de Lemesle et ceux de sa famille n’étaient irrigués que par la désolation, son cerveau et celui de ses collaborateurs lobotomisés par le rouleau compresseur des objectifs à atteindre. Filmées à trois caméras, les scènes de réunions aux cuts tranchants dégueulent de verbiage, de prises de paroles qui ne se prennent pas, de vestes qui se retournent de peur de perdre la tête jusqu’à l’éviction, jusqu’à la folie.
Pour leur cinquième collaboration, Brizé épouse Lindon à bras-le corps, ne le lâche pas d’un plan. Derrière ses caméras homosensuelles, sur des plages de cordes et voix lyriques alarmantes signées Camille Rocailleux, le cinéaste capte l’archétype d’un martyr du XXIe siècle dans l’arène du management. Bras de fer humain contre bras en béton armé de l’entreprise, marteau de l’intime contre enclume du professionnel, Vincent Lindon en majesté dans la maturité, après l’extase de Titane de Julia Ducournau, la joue de plus en plus physique. Tendu comme un arc, son personnage s’harnache tel un combattant. Cadres serrés sur cravate bordeaux qui se noue (étrangle ?) pour faire respectable, poignets de chemise bleu clair qui se boutonnent (menottent ?) pour faire sérieux, ceinture qui se boucle (corsète ?) sur pantalon à pinces gris anthracite pour faire uniforme. Il y a du Carl Dreyer/Jeanne d’Arc, du Akira Kurosawa/Rashōmon, du Ted Kotcheff/Rambo dans cette Passion selon Saint Vincent. Le héros qui veut tout maîtriser ne contrôle plus rien. Il court, sue, grimace sur le tapis roulant d’une salle de sport. Avale des antidépresseurs sur la vasque d’un lavabo. Philippe en armure corporate n’est qu’un pion du groupe Elsonn, un cancre rabroué par sa boss – Marie Drucker, reine de Blanche-Neige dans sa tour vitrée –, experte en mauvaise foi qui divise pour mieux régner. Glaciale, elle lui lance cette phrase empruntée à Laurence Parisot, ex-patronne du MEDEF : « Tout est précaire dans la vie… L’amour, la santé et donc pourquoi pas le travail ? ». Philosophie de merde et du profit.
Il y a douze ans, dans Mademoiselle Chambon, Stéphane Brizé réunissait Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain, couple alors à la ville. Il convoquait le subtil et le sensible pour une attraction entre un maçon, bon mari et père de famille que n’aurait pas renié le réalisme poétique de Jacques Demy de Les Parapluies de Cherbourg à Une chambre en ville, et une institutrice célibataire, extension fantasmée de Stéphane Audran dans Le Boucher de Claude Chabrol. Homme de peu de mots, Jean, après des travaux chez Mademoiselle Chambon, s’attardait à son domicile. Le désir à couper au couteau envahissait l’espace, chamboulait la tête et le cœur des protagonistes. Son regard à elle se détournait, ses doigts s’agrippaient à la chaînette de son collier pour ne pas sombrer. Ses yeux fauves à lui ne pouvait se détacher du profil de cette créature de culture différente. En 2022, la demoiselle est devenue une dame au teint blafard et cheveux roux, le maçon un dirigeant sous médocs. Et tous deux, sous un ciel pluvieux, de pleurer dans un parking, contre le volant d’une voiture, des larmes qui ne consolent pas, ne lavent rien. Surtout pas la lyophilisation des sentiments et l‘embourgeoisement de l’ascension sociale.

Un autre monde montre un système aux abois, en déroute, avec des décideurs aussi vaniteux qu’arrogants. Philippe Lemesle et ses collaborateurs furent-ils des enfants ? N’ont-ils pas honte de jouer une si mauvaise farce dans la cour des grands ? L’univers de l’entreprise est aussi cruel qu’une cour de récréation, la fraîcheur de l’enfance en moins. Les costards-cravates ont remplacé les blouses. Les statistiques de rentabilité les notes du premier de la classe. Comme hier devant la maîtresse, les cadres du film jouent les fayots devant le grand dirlo international à la lippe molle, au cynisme à vomir.
Le récit co-scénarisé par Stéphane Brizé et Olivier Gorce fut conçu avant la pandémie du Coronavirus. À l’image du protagoniste lessivé de son essence, il nous enserre, nous essore de sa tension et de ses ravages capitalistes, du krach de 1929 à celui de 2008, de la fourmilière affairée des hommes qui, depuis la révolution industrielle, pille la terre sans répit. Dans le dossier de presse, le réalisateur déclare : « Personne ne pouvait imaginer la crise sanitaire exceptionnelle que nous traversons. Et si on peut la voir comme une source de chaos presque jamais atteint, il est aussi possible de l’envisager comme une opportunité pour se questionner. Histoire de transformer la contrainte en avantage et ne pas être simplement les perdants de l’Histoire. Comme lorsqu’il arrive que notre corps ou notre psyché rompe pour stopper la machine et nous signifier que l’on omet de s’interroger sur un invisible essentiel, un angle mort de notre vie ». Pendant le premier confinement, ralentissement aussi formidable qu’inespéré, bon nombre d’humains rêvèrent d’un monde meilleur. Flashback. Sous le soleil franc du printemps 2020, à travers les grilles du parc Monceau, des herbes folles poussaient en liberté. Au-dessus, auréole en mouvement, des nuées de papillons. Et le silence. Sensation de pureté retrouvée, de sérénité traversée soudain du vers de Gainsbourg issu de la chanson Quoi interprétée par Birkin : « J’aimerais que la terre s’arrête pour descendre ». Et si plutôt que la terre, l’humanité s’arrêtait et cessait sa danse de Saint-Guy pour réfléchir à un autre monde ? Il y a urgence planétaire.

Un autre monde de Stéphane Brizé, Nord-Ouest Films,1h37, avec Vincent Lindon, Sandrine Kiberlain, Anthony Bajon, Marie Drucker. En salle le mercredi 16 février 2022.