Indispensable autant que stimulant : tels sont les deux mots qui viennent distinctement à l’esprit après la lecture du bref essai de Ludivine Bantigny, L’Ensauvagement du capital qui vient de paraître dans la déjà formidable nouvelle collection « Libelle » au Seuil. L’essayiste y revient sur les luttes sociales récentes et celles à venir en distinguant au cœur du capitalisme dans lequel nous vivons une logique de l’ensauvagement et une barbarie comme moteur qui assimile sa logique à celle d’un colonialisme qui n’ose pas dire son nom. La violence aveugle du capitalisme peut-elle être contrée ? Comment sortir de cette banalisation épuisante de la violence au quotidien ? Telles sont les questions que Diacritik est allé poser à l’historienne le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur les origines de votre remarquable texte d’intervention, L’ensauvagement du capitalisme qui vient de paraître dans la nouvelle collection « Libelle » du Seuil. A quelle occasion ce livre est-il né ? Y a-t-il eu, outre la sollicitation éditoriale, un événement ou un texte qui ont déclenché en vous la nécessité d’écrire ce texte dont l’urgence semble être un maître mot ? Vous indiquez notamment d’emblée qu’« à l’origine de ce livre, il y a des visages, des noms et des vies » avant d’ajouter « Il y a des morts aussi » : est-ce que ce texte prend non seulement sa naissance dans ces morts, celles notamment de Djamel Chaar ou encore de Paula Da Silva, mais aussi bien dans l’indifférence médiatique totale à ces morts pourtant quotidiennes et nombreuses ?
Merci beaucoup pour votre lecture et l’invitation à cette discussion. Ce livre est d’abord le fruit d’une proposition que m’a faite Julie Clarini comme éditrice au Seuil. Elle est à l’origine de cette toute nouvelle collection, « Libelle », et m’a proposé d’en écrire l’un de deux premiers ouvrages – parallèlement à celui de Laure Murat, Qui annule quoi ? Sur la cancel culture. J’avais donc 70 000 signes et carte blanche. C’était le moment propice pour coucher sur le papier ce qui me tient à cœur depuis tant d’années.
Comme vous le soulignez, ce court essai s’inscrit sous le signe d’une « urgence » : jamais je n’ai éprouvé autant le sentiment d’une accélération terrible, celle d’une violence sociale et politique qui s’abat en continu. L’image qui me vient souvent est celle d’un rouleau compresseur ou celle d’un bulldozer avançant implacablement ; il saccage tout sur son passage. C’est le cas pour la brutalité des contre-réformes qui s’en prennent à tout ce qui avait été conquis de haute lutte, du Code du travail à la protection sociale en passant par l’école, l’hôpital public ou encore l’assurance-chômage. C’est le cas pour la contre-révolution de l’« uberisation » et pour les injonctions néo-managériales qui ont grignoté les métiers mais aussi les vies. Et aussi pour le déversoir raciste qui atteint de nouveau des sommets, en s’en prenant tour à tour aux migrants et aux musulmans. On alertait depuis des années mais désormais nous sommes, en tous domaines, à la croisée des chemins. Il y a une urgence donc devant un temps précipité et très sombre, mais aussi une temporalité bien plus longue : celle d’années et d’années de luttes, de colères, de rages, de désolation devant ce désastre et les morts qu’il sème, mais aussi d’espoirs et de détermination.
Chaque fois que je croise l’histoire d’un destin brisé par la violence du capital et l’assommoir managérial, je me dis qu’il faudrait lui dédier un livre, un film, que sais-je ? : une trace vivante. C’était le cas quand Djamal Chaar s’est immolé par le feu devant un Pôle Emploi. Quand Yannick Sansonetti s’est pendu dans la chambre froide du magasin Lidl où il travaillait. Quand la postière Paula Da Silva s’est suicidée et que la direction de son bureau de poste n’a rien fait malgré toutes les alertes qui lui avaient été adressées. Ou quand Charles, un facteur, a mis fin à ses jours en laissant une lettre où il disait : « Depuis 34 ans j’ai exercé mon métier avec l’amour de mon travail. Ils m’ont totalement détruit. Alors bougeons avec La Poste et mourons avec La Poste. » Tant d’autres. Je les évoque au fil des pages, non pas seulement pour leur « rendre hommage », mais pour évoquer leur courage pendant si longtemps, à faire face. Il n’y a pas là que des morts cependant, évidemment. En allant plusieurs fois à Vierzon par exemple, ville autrefois très ouvrière ravagée par le chômage, j’ai rencontré des personnes incroyables et je me suis dit qu’un jour j’y mènerai une enquête pour leur offrir un livre, le livre de leur histoire et de leurs combats opiniâtres. Pareil pour les femmes de chambre qui ont su mener des grèves remarquables de ténacité et de dignité : à l’Ibis Batignolles bien sûr, mais aussi à l’Holiday Inn de la Porte de Clichy, au Park Hyatt Vendôme… Chaque fois que je suis allée les voir, elles m’ont impressionnée. Il faut absolument faire connaître encore et encore ces formes d’auto-organisation puissantes, pour les soutenir bien sûr mais tout autant pour y puiser de la force.
Enfin, parmi les lectures qui m’ont poussée à écrire de nouveau à mon tour, il y a eu Minerais de sang de Christophe Boltanski, sur les conditions atroces d’exploitation des mines notamment au Congo-Kinshasa, et sur le bout du circuit, dans les décharges où s’étalent les rebuts de nos ordinateurs et de nos téléphones portables, comme à Accra au Ghana. Je pense à ces enfants qu’il décrit et qui meurent de toutes sortes de maladies liées à l’inhalation d’acides bromhydriques, de dioxine, de déchets d’arsenic. Voilà : le livre est né de tout cela – de ces images et de ces visages. De l’urgence, du chagrin et de l’espoir qu’on y mette fin.
Pour en venir au cœur de votre propos dont le titre se fait le relais éclairant, L’Ensauvagement du capitalisme déploie l’idée selon laquelle ce mot d’ensauvagement n’appartient nullement au passé mais de plein droit à notre contemporain et à sa civilisation qui se veut pourtant loin de toute barbarie. De fait, vous affirmez avec force que ce terme d’« ensauvagement » peut servir à « désigner la prédation qui enrégimente le vivant dans la sombre loi du marché » et, plus largement, que le capitalisme convertit, par son exploitation méthodique, les forces du vivant en puissance mortifères tant, depuis ses origines, il est entaché de sang. Tant le capitalisme fonctionne, en fait, comme un colonialisme qui n’ose dire son nom.
Ma question serait la suivante : en quoi selon vous le capitalisme se présente comme la poursuite inavouée de la logique coloniale, celles qui capte les corps et les esprits pour les exploiter ? Vous évoquez la dette des pays pauvres : en quoi cette dette est-elle un néo-colonialisme ?
Le terme d’« ensauvagement » est devenu, on le sait, l’un des mots favoris de l’agressivité raciste étalée dans le répertoire politique et médiatique d’une large extrême-droite. J’avais envie de revenir à Aimé Césaire qui avait déjà retourné le stigmate dans un texte profond et bouleversant publié en 1950. Il y expliquait à quel point le colonialisme décivilise le colonisateur dans un « ensauvagement du continent » : l’Europe coloniale. Prédatrice et meurtrière, elle parvenait à construire de la résignation ou de l’indifférence, souvent même une approbation du pire au nom de la conquête coloniale et de la prétention à une « civilisation » supposée que, ce faisant, elle foulait au pied : humiliations, pillages, viols, massacres et même génocide. Oui, le colonialisme est contemporain du capitalisme, mais ce n’est évidemment pas un simple effet concomitant : le colonialisme fait partie du capitalisme, il s’est même imposé pour lui en véritable nécessité. Car le capital a sans cesse besoin de sa propre accumulation et donc d’expansion. Il lui faut des espaces, des terres, des débouchés, l’exploitation sans fin ni fond de tout ce qui est vivant, du travail humain, des sols, des ressources, transformés en marchandises et en enjeux de plus-value. La dette pesant sur tant de pays dont beaucoup jadis colonisés en est un prolongement. Thomas Sankara le disait bien, peu de temps avant son assassinat destiné à faire taire sa résistance : la dette qui reproduit autrement l’oppression coloniale n’est pas seulement une vengeance, mais « une reconquête savamment organisée ». C’est une manière de reconduire la puissance mais c’est aussi, plus prosaïquement, une façon de mettre la main sur les richesses et sur les biens, en exigeant leur privation puis leur vente à l’encan, pour recouvrer les intérêts de la dette : un chantage infect, ni plus ni moins.
Dans cette logique coloniale et ensauvagée, le capitalisme s’offre donc comme une puissance cynique, ne procédant que par barbarie dans laquelle la mort des individus fait partie de ses outils de rentabilité, de ses variables d’ajustements dans un calcul de coûts et bénéfices sans remords aucun. Le capitalisme exerce ainsi une violence aveugle sans frein aucun dont peut-être le plus frappant est que ladite violence s’exerce dans une banalité sans limite. En quoi selon vous le capitalisme produit une double violence : la violence elle-même et la banalisation de cette violence même ? Rancière disait il y a peu que le capitalisme, notamment avec Macron, créé non pas des formes de résistance mais vise à produire « du découragement, un dégoût à l’égard de soi-même, le sentiment qu’on est incapables de rien faire » : seriez-vous d’accord avec cette affirmation ? N’est-ce pas aussi l’effet de la banalisation de la violence que vous pointez ?
Vous avez raison sur tout… Et notamment sur la « puissance cynique ». Le capitalisme porte la guerre… : on connaît bien la phrase de Jaurès mais cette guerre n’est pas seulement celle des conflits déclarés. C’est bien sûr une guerre sociale et d’ailleurs une guerre entre capitalistes eux-mêmes – c’est aussi pour cela qu’ils nous la mènent, enrégimentés qu’ils se trouvent dans leur propre conflit de compétition généralisée. Ce qu’on a appelé « néolibéralisme » pousse jusque dans les confins de nos cerveaux et de nos désirs, à grands renforts des 600 milliards annuels dépensés dans le secteur publicitaire. Puisque vous citez Rancière, je soulignerais l’importance de son insistance : « Nous sommes parvenus au terme d’une grande offensive, que certains appellent néolibérale, et que je nommerais plutôt l’offensive du capitalisme absolu, qui tend à la privatisation absolue de tous les rapports sociaux et à la destruction des espaces collectifs où deux mondes s’affrontaient ». Comme vous l’indiquez à juste titre, la violence sociale y est banalisée, incorporée et dès lors naturalisée. Quant au sentiment d’impuissance et au découragement… Il me semble que nous vivons un moment ambivalent. D’un côté, il existe un vrai danger de fascisation – je n’aurais pas imaginé écrire ce mot il y a encore quelques années : l’écrasement par une crise sans fin est propice aux confiances aveugles placées dans un homme fort, autoritaire, supposément providentiel, sans foi ni loi, s’appuyant sans vergogne sur la terrible politique du bouc-émissaire, attisant la division et la haine. Mais d’un autre côté, la conscience de cette violence et de ces dangers se fait sans cesse plus aiguisée, tout comme le combat contre un capitalisme mortifère. La conviction que le capitalisme est malfaisant progresse un peu partout selon des enquêtes d’opinion. Mais il n’en va pas là que de sondages évidemment : on observe aussi des réflexions vives et des pratiques en adéquation, qui tentent d’échapper à la logique du marché. David contre Goliath ? C’est possible. Il y a en tout cas toujours des points d’appui à trouver et des raisons d’espérer.
Une des idées parmi les plus remarquables que vous développez dans votre livre consiste à montrer combien le capitalisme n’a pas, contrairement à ce que ses thuriféraires prétendent, vocation à entraîner les femmes et les hommes vers le progrès. Il est même l’antithèse du progrès tant, pour durer, il ne cesse de reconduire presque des formes de souffrances. En quoi selon vous le capitalisme s’oppose-t-il à toute idée de progrès pour lui préférer une manière d’esclavagisme économique ?
Le capitalisme est un système de production et d’exploitation qui n’a aucune valeur. Ni celle du progrès ni aucune autre. Il est indéniable que son ressort productiviste a pu engendrer des améliorations techniques considérables, qui ont accru le confort matériel. Mais ce n’est pas son principe et ces évolutions ne lui sont pas intrinsèques. En prenant l’exemple de la santé et du soin, on le voit bien : l’augmentation de l’espérance de vie n’est pas liée au capitalisme en soi. En raison des ravages provoqués par le dérèglement climatique, par l’extractivisme et le productivisme, depuis quelques décennies, plus de trois cents maladies infectieuses sont apparues, à un rythme d’ailleurs jamais vu. Les géants de Big Pharma verrouillent leurs brevets et font perdre en espérance de vie dans certaines régions du monde quand les brevets privent des populations entières de certains remèdes essentiels. Cette privatisation de la santé au nom du profit tue, concrètement : des hommes, des femmes, des enfants. Alors même que par exemple dans le domaine des vaccins, leur mise au point est réalisée par des laboratoires et centres de recherche publique. J’y insiste dans l’ouvrage : la santé est un bien commun. Nous ne devrions avoir aucune honte d’exiger qu’elle soit socialisée, qu’elle appartienne à tous et chacun, hors du profit et de son obsession.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur le programme politique sur lequel s’achève votre texte. Contrairement à l’idée communément reçue selon laquelle la France vivrait en démocratie, vous affirmez qu’au contraire il faut véritablement appeler à fonder la démocratie. En quoi le capitalisme empêche selon vous d’accéder à la démocratie ? « Se fédérer » comme pendant la Commune, est-ce le but même de la démocratie, à savoir atteindre au bonheur ?
La démocratie, une démocratie vraie, repose sur le pouvoir de délibérer et de décider dans le domaine du bien commun. Or, le capitalisme fondé sur la propriété privée des moyens de production et sur un rapport d’exploitation ne le permet pas puisqu’un immense domaine déjà y est confisqué : la capacité à décider de ce qu’on produit, comment, dans quelles conditions, à quel prix, avec quelle quantité et quel temps de travail, selon quels besoins… Ces questions si décisives à nos existences échappent totalement à notre décision. Sans compter évidemment que des milliardaires détenteurs de capitaux achètent des chaînes de télé, de radios et de journaux, ce qui abîme la démocratie en en grignotant les fondements. Voter devrait toujours pouvoir être précédé de discussions et de délibérations. Pour cela, il nous faut des lieux – des liens vivants de l’engagement. Ce qu’on appelle « démocratie représentative » ne l’est que très peu, a fortiori dans des institutions à forte concentration du pouvoir comme, pour ce qui est de la France, celles de la Ve République. Comme nous l’avons rappelé, avec Ugo Palheta, dans Face à la menace fasciste. Sortir de l’autoritarisme, l’histoire du capitalisme n’a cessé de donner à voir l’hypocrisie structurelle au cœur de ces « démocraties », capables de proclamer l’égalité tout en organisant la perpétuation de l’inégalité, de claironner la liberté tout en brisant par la violence des mouvements de libération. Il faudrait sans cesse pouvoir s’habituer, se re-familiariser avec une véritable pratique de la démocratie : des assemblées, des comités et collectifs auto-organisés, des formes d’autogestion… Les « conseils » sont une formidable forme de démocratie : en Russie, on les a appelés « soviets » mais hélas la Russie soviétique, paradoxalement, ne les a pas vraiment connus puisqu’ils avaient déjà disparu, au sens de formes populaires auto-organisées dans les usines, les communes et les quartiers, quand elle a été proclamée fin 1922. Il est indispensable de travailler à changer radicalement les rapports de propriété et là aussi à s’y familiariser, en refusant d’y voir une utopie irréelle. Donc favoriser en tout et partout la propriété non lucrative et le plus possible collective : celle de l’accès, celle de l’usage et des communs. Rompre avec la logique propriétariste, celle des capitalistes, celle des actionnaires, est un pas décisif pour reprendre ses affaires en mains. Dans l’ouvrage, il est question de « communisme » : faut-il de nouveau employer le mot malgré les totalitarismes qui s’en sont faussement réclamés et l’ont défiguré ? Je ne vois pas de perspective alternative ni d’autre mot pour la nommer même si on peut en trouver d’autres si celui-ci est trop atteint. Et même si bien sûr chaque étape se revendiquant de l’émancipation est bonne à prendre, tout comme ce qui nous permettra de reprendre une respiration contre la violence d’un système oppressif et aliénant : un programme cohérent de véritables réformes, pourquoi pas, à condition d’être sincère sur les conditions mêmes de son application.
Car évidemment le capital ne se laissera pas faire ; et il est puissant ! Il faudra, pour mettre en œuvre des mesures destinées à le faire reculer, des mobilisations importantes, un haut niveau d’intensité dans la conflictualité sociale et, il faut bien le dire encore ainsi, dans la lutte de classe – ceux qui ont si longtemps dénigré le « luttisme-de-classe » en le méprisant se placent toujours du côté du manche et du côté de sa violence. Il est possible de ne pas opposer mais au contraire de combiner des projets de véritables réformes avec une perspective de rupture radicale, ancrée dans une pratique autogestionnaire, avec des mouvements sociaux, des soulèvements populaires et des événements révolutionnaires. Pour cette convergence même, il est essentiel d’en finir avec les querelles de chapelles. « Se fédérer », comme on le disait au temps de la Commune de Paris, apparaît toujours crucial aujourd’hui. Le cloisonnement, la dispersion et la division ne sont pas à la hauteur de la situation historique, qui peut évoluer dans le sens du tragique comme dans celui d’une émancipation vraie – une grande part du « bonheur » commun en effet. C’est ainsi que le livre se termine : « Qu’on respire. Qu’on retrouve du temps pour des vies accomplies. Qu’on en finisse avec des productions ravageuses, superficielles et inutiles. Qu’on forge des villes et des vies belles, de l’art dans nos rues au lieu de la publicité, de l’espace et des couleurs. Au fond c’est bien de ça qu’il est question : du bonheur. »
Ludivine Bantigny, L’Ensauvagement du capital, éditions du Seuil, « Libelle », janvier 2022, 72 p., 4 € 50