Il est fascinant de voir tant d’occurrences du mot « universel » dans l’exposition Paris-Athènes, qui vient de se clôturer au musée du Louvre. L’exposition s’intéresse aux « rapports » (pour le dire pudiquement) entre la France et la Grèce, et à la « Naissance de la Grèce moderne » (c’est son sous-titre) entre les XVIIe et XXe siècles. Elle « souhaite mettre en valeur les liens unissant la Grèce et la culture européenne ». Assurément, il y a de très belles pièces – la Vénus de Milo (et son histoire), de nombreuses peintures, de tout aussi nombreuses sculptures, de riches documents d’archives, des images du Parthénon coloré (car il n’a pas toujours été blanc). Mais l’« universel » en question est davantage célébré que discuté : en permanence confronté à deux degrés de lecture, on ne sait sur quel pied danser et on a finalement l’impression que l’exposition, tout en livrant incidemment un certain nombre d’éléments, fait tout pour désamorcer leur lecture critique et l’analyse de leurs implications.
D’une part, bien qu’elle ne soit pas thématisée explicitement ainsi, l’exposition a pour objet de montrer comment la Grèce a été « inventée » par le regard européen, et notamment français. Artistiquement, culturellement, mais aussi politiquement. Il s’agit, dès le XVIIIe siècle, de soutenir la Grèce contre l’Empire Ottoman : en 1782, le comte de Choiseul-Gouffier, « l’un des premiers philhellènes », « déplorait la perte de l’identité grecque au profit des traditions ottomanes ». Au début du XIXe siècle, alors que la Grèce est engagée dans une lutte d’indépendance, elle reçoit en Europe un vif soutien, lequel s’exprime également de manière artistique. C’est, par exemple, La Grèce sur les ruines de Missolonghi d’Eugène Delacroix, en 1826, où une femme, personnifiant le pays, « pleure la défaite de son peuple » face aux Ottomans.
L’exposition rappelle que la France, le Royaume-Uni et la Russie ont œuvré à la création d’un État indépendant, lequel est dirigé par un roi d’origine bavaroise, Othon Ier. Une « identité culturelle moderne » est affirmée par de multiples canaux. Le Louvre donne à voir les costumes « traditionnels » grecs influencés par des costumes bavarois, la transformation néo-classique d’Athènes qui s’inspire autant de Munich que d’éléments byzantins. Les artistes grecs, eux, sont envoyés se perfectionner à Munich avant d’enseigner à l’Académie d’Athènes. Notons, au passage, que l’affirmation et la constitution d’une continuité entre la Grèce « antique » et la Grèce « moderne » ne sont pas précisément explorées (certes, une exposition ne peut pas tout dire).
Mais, d’autre part, et c’est que là que se niche le problème, il n’est pas certain que l’exposition, dans son propos, ait la moindre distance vis-à-vis de ce qu’elle montre. Pas plus qu’elle ne problématise les éléments qu’elle ne livre. Elle se borne à mentionner des « liens », des « relations », etc. – pas de domination géopolitique, en somme.
Et pour cause : le texte d’introduction rappelle que le Louvre est un « musée à vocation universelle », sans davantage soulever l’idéologie politique et culturelle que ce projet convoque, sans se souvenir que la prétention à présenter dans un seul lieu la culture du monde entier fut la justification de pillages et de spoliations, de transactions douteuses et inégales, y compris en Europe (cf. les travaux de Bénédicte Savoy). L’exposition donne ainsi à voir de simples « liens culturels, artistiques et diplomatiques entre la France et la Grèce ». Elle ne cherche surtout pas à questionner le lien entre un projet politique – soutenir et construire la Grèce comme « berceau de l’Occident européen », comme « reconquête », contre l’Empire Ottoman, l’« Orient », l’Islam, etc. (l’historien Hervé Mazurel a souligné le « moment d’unité manifeste » pour l’Europe permise par « l’ennemi turc » à travers le conflit grec) – et l’invention d’un regard et de traditions culturelles, ces derniers permettant autant de réaffirmer l’identité européenne que le rôle proéminent de la France. Par une singulière opération loin d’être neutre, tout en décrivant ce qu’a de politique et de géopolitique la formation d’un goût et d’une sensibilité, d’un habitus culturel national, l’exposition en fait un simple « échange ».
Alors que le musée explique à quel point la Grèce fut quadrillée scientifiquement – par des relevés, des cartes, des dessins, des fouilles, des photographies, etc. –, un parallèle est rapidement établi entre l’expédition militaire et scientifique de Morée dans le Péloponnèse (1828-1823) et la campagne d’Égypte de Bonaparte – et, donc, avec l’histoire coloniale – mais le parallèle est tout aussi rapidement évacué.
Le « goût pour l’Orient » de peintres orientalistes (en l’occurrence Horace Vernet) qui s’intéressent à l’indépendance grecque est mentionné en passant. Le musée ne s’interroge pas davantage sur le fait que nombre d’archéologies grecques se trouvent aujourd’hui à Paris ou à Londres, et aux interpellations qu’une telle situation a pu susciter (les frises du Parthénon au British Museum en sont l’exemple le plus connu). Proposant un récit esthétisé, il ne dit rien de la manière dont ces échanges et l’invention d’une tradition culturelle ont été perçus et discutés (par les Grecs, notamment ?). Et, après avoir rappelé la création de l’École française d’Athènes en 1846, « premier institut français créé à l’étranger » (et donc première pierre de la constitution d’un pouvoir d’influence culturelle à l’international), l’exposition se contente d’une laconique explication technique : comme « la tâche est immense », « peu à peu l’État grec propose des concessions de fouille à divers instituts étrangers dont l’École française d’Athènes ».
Si bien, d’ailleurs, que « la France peut montrer fièrement à l’Exposition universelle de Paris en 1900 sa contribution à cette aventure humaine ». Bravo la France, et bravo pour le Louvre pour cette belle célébration !