Peter Brook : Quand les murs parlent aux Bouffes du Nord, par Emmanuelle Démoris

Bouffes du Nord © Emmanuelle Démoris

Les 26, 27 et 28 novembre derniers, ont eu lieu aux Bouffes du Nord trois après-midis de rencontre avec Peter Brook et ses collaborateurs, qui proposaient de redécouvrir avec le public les secrets de ce qu’ont vécu les murs de ce théâtre – qui a été le sien pendant quarante ans et où se jouait alors son spectacle, The Valley of Astonishment.

J’ai assisté à ces trois journées, puis ai voulu les raconter pour en garder trace et les partager. Mais aussi pour tâcher de comprendre ce qui m’y a touchée si profondément et pour des raisons qui me restaient parfois mystérieuses sur le moment car la charge d’émotion et de pensées était très dense au cours de ces trois jours. Elles circulaient très vite, parfois souterrainement, parfois par échos, parfois en éclats clairs, parfois par des vagues fortes qui ont traversé tout le théâtre jusqu’aux larmes. Je retrouvais ce mystère de nombreux spectacles de Brook, qui est de faire pleurer là où ça pense. C’est une étrange alchimie des résonances, qui semble orchestrée pour une part, et, pour une autre, n’avoir orchestré qu’un espace où le hasard et les présences peuvent éclore, concentrer du sens et bouleverser. Ces larmes qu’elles provoque ne sont pas tristes, elles libèrent plutôt. Pour saisir cette alchimie, j’ai pris des notes au cours de ces trois jours, pour inscrire le déroulement de l’événement mais aussi graver certains des échos qu’il suscitait dans cette caisse de résonance que je me sentais devenir sur les gradins du parterre.

Samedi 26 novembre

Midi. Les gens entrent peu à peu dans le théâtre et gagnent leurs places, numérotées. Un écran blanc pend au-dessus d’une dizaine de chaises disposées face à nous au centre de la scène. Seul Brook y est assis. Il attend tranquillement, répond à quelques personnes qui viennent lui parler. Les gens s’installent sans hâte, l’événement ne semble ni minuté ni très organisé.

Puis Brook se lève et parle, un micro à la main. Il a interrogé les murs du théâtre, qui lui ont parlé. Ils lui ont dit qu’ils ont vu au fil des années les gens entrer dans le théâtre comme s’ils sortaient de trains très rapides, des TGV, où ils retournaient ensuite. Le théâtre est un endroit où s’arrêter pour saisir la richesse infinie de la vie, dit Brook, avant de présenter les trois journées. Des extraits de films seront présentés et diverses personnes parleront, lui-même et des gens avec qui il a travaillé. Demain, il sera question de musique, des opéras Peter Brookqu’il a montés, puis des pièces aux formes à proprement parler théâtrales. Après-demain, lundi, on parlera des expériences faites avec un « monde ailleurs » comme dit le programme, c’est-à-dire avec des cultures étrangères, celles de l’Inde et l’Afrique. C’est en disant son refus des barrières, des frontières et de « l’horreur criminelle du racisme », que Brook présente « ce travail fait ensemble contre la certitude que sa culture est meilleure que les autres ». Puis, il en vient à cette journée d’aujourd’hui et raconte comment, après avoir cherché une vérité humaine Peter Brookdans les fables lointaines, la Conférence des Oiseaux de la Perse ou le Mahabharata de l’Inde, il avait voulu chercher du côté de la science et avait tout d’abord été déçu par ses premières rencontres avec des scientifiques. Qu’un scientifique s’inquiète le soir auprès de sa femme de savoir s’il aura le Nobel n’est pas très intéressant et ne fait pas une pièce. Mais la rencontre ensuite avec Oliver Sacks, que lui avait présenté Pinter, avait été passionnante et l’a alors conduit à orienter ses recherches sur le cerveau et ses mystères, ce qui sera le thème de la journée. Brook dit que le théâtre est un cerveau – surtout celui des Bouffes du Nord qui en a la forme – et que nous en sommes tous les cellules.

Ils sont maintenant une dizaine de personnes, assises sur les chaises. On reconnaît certains des comédiens, Kathryn Hunter, Marcello Magni et Bruce Myers. Aucun n’est présenté par avance, certains le seront quand ils parleront, souvent par leur prénom. Extraits de films, interventions, scènes jouées par les acteurs s’enchaîneront tout l’après-midi sur un rythme dense qui semble s’improviser en route, un acteur venant s’asseoir sur la scène pour finalement ne pas dire un mot, un autre prenant la parole depuis les gradins. La première partie de l’après-midi tournera autour des troubles neurologiques, avec des interviews d’Oliver Sacks, des entretiens filmés à Paris avec des patients, les interventions des acteurs et d’un médecin de la Salpêtrière, des extraits aussi de captations de L’Homme qui, dont une scène est rejouée par Yoshi Oïda et Kathryn Hunter. La seconde moitié de la journée sera consacrée à Je suis un phénomène et aux phénomènes neurologiques dont la pièce fait son objet, non plus une souffrance, mais un étrange fonctionnement de la mémoire qui, associant les sens, devient démesurée. Et il va se passer des choses extraordinaires au cours de cet après-midi. Le temps va vaciller, la réalité dans laquelle nous sommes va s’altérer, des émotions et des pensées vont traverser avec force tout le théâtre.

Le temps, tout d’abord. Brook marche avec difficulté, mais la question de son âge ne se pose pas. Sa parole est vive, le mouvement par lequel il nous l’adresse est clair, tonique. Et ses cheveux sont blancs depuis si longtemps qu’ils ne font que marquer la continuité de sa silhouette. C’est seulement au bout d’une demi-heure, alors que paroles et films ont pris leur rythme, quand Yoshi Oïda vient s’asseoir sur une chaise laissée vide au centre de la scène, que l’on comprend soudain qu’ils ont tous vieilli, qu’est dense l’épaisseur de ce temps qu’ils racontent. Ils n’en font pas vraiment l’histoire, aucune date n’est jamais donnée. Les quarante-deux années qui se sont passées dans ce théâtre, on ne les mesure que peu à peu, par les images projetées et leur écart avec les corps que l’on voit sur la scène. À arriver en cours de route au milieu des autres déjà bien installés, Yoshi Oïda laisse voir qu’il titube un peu, qu’il n’est pas si simple d’arriver à la chaise et de s’y asseoir. Le passage du temps visible sur lui fait soudain résonner les films vus sur l’écran et sentir par eux l’étendue du temps qui s’est écoulé. Cette interview de Sacks que nous venons de voir, avec son interviewer attentif, ses vêtements et ses coupes de cheveux des années soixante-dix. Un peu plus tard aussi, cette scène filmée de L’Homme qui, où joue Yoshi Oïda (l’écart avec le présent nous rend alors curieux des dates, que des gens dans le public commencent à chercher sur leur téléphone, ici l’année où la pièce a été montée, 1993 – on indiquera à la fin du texte ces dates des spectacles qui n’étaient pas dites). Yoshi Oïda y joue l’homme qui se rase, qui ne voit pas dans le miroir qu’il ne rase que la moitié droite de son visage et qui finit par ne s’en rendre compte qu’en se voyant sur le retour vidéo installé derrière lui par le médecin. L’homme supplie alors douloureusement : « Arrêtez ça ! » et l’écran de télévision s’éteint, mettant un terme à sa souffrance. L’écran sur la scène s’éteint à son tour et on applaudit très fort, autant la scène que l’acteur qui la regarde, ce Yoshi Oïda un peu titubant qui se voit jouer avec cette maîtrise étonnamment fine de son corps et de ses expressions. « Arrêtez ça ! », on a presque envie de le dire. Arrêtez ces vidéos qui imposent de voir que le temps a passé, que vous qui êtes sur scène avez subi son passage, et donc nous sans doute aussi. Revenez, corps et paroles, sur la scène pour que reprenne ce présent que nous partageons. Être ensemble dans ce théâtre devient soudain une façon d’arrêter le temps que rappellent les images projetées, car voir Yoshi Oïda grisonnant se regarder jeune nous fait partager son expérience du temps. Il est soudain aussi «témoin» que nous, qui pensions avoir ce privilège face à ces autres qu’auraient été les «acteurs» de l’événement. Ainsi s’ouvre un présent commun et se dissout la ligne qui sépare la scène des gradins. Me revient en mémoire d’avoir éprouvé le déplacement de cette ligne et sa dissolution au cours de nombreux spectacles de Brook, tous peut-être, mais différemment à chaque fois. Brook dira lui-même plus tard qu’il cherche à créer une expérience et une relation vivante partagées avec les spectateurs, sans plus de frontières avec eux. C’est une manière simple de dire ce qui se passe aujourd’hui, et qui se passe subtilement, car sans explicitation ni mise en connivence. Il y aura fallu cet extrait-là, que Yoshi Oïda le regarde avec nous, mais aussi qu’il soir arrivé un peu après les autres et qu’il ait titubé de cette manière-là. Impossible de déterminer ce qui relève de la prévision et ce qui est fruit du hasard. Et c’est bien là que le charme opère.

Kathryn Hunter vient placer une table devant Yoshi Oïda pour jouer avec lui une courte scène de L’Homme qui. Elle joue le médecin qui demande au patient d’exécuter une série de gestes. Il joue le patient qui répète « oui » sur un ton neutre et entendu, mais ne parvient qu’à imiter les gestes qu’il voit le médecin faire. Yoshi hésite un peu au début de la scène, Brook le reprend en donnant quelques indications. Le vacillement est détendu, souriant. L’émotion de la scène tient à ce qui circule entre la fragilité de l’acteur en train de jouer et celle du personnage affecté par ces troubles neurologiques dont la pièce explore le mystère. Un tournoiement commence à cet instant, car on sera dès lors sans cesse pris dans ces mouvements du temps entre les passés de la fiction théâtrale et le présent visible des corps que nous voyons, auxquels s’ajoutera le passé des acteurs qui apparaîtra au travers des images filmées. La présence de Maurice Bénichou viendra rendre ce mouvement palpable de manière tendue et secouante. Des extraits filmés le montreront jouant le désespoir nu d’un patient au verbe affolé dans L’Homme qui, puis l’homme à la mémoire phénoménale de Je suis un phénomène, incroyable tour de force d’acteur, tant par sa faculté de mémoire que par la rapidité d’esprit et d’émotions qu’il donne Peter Brookà voir. Et Bénichou est là aujourd’hui, assis d’abord sur les gradins dans le public, puis sur la scène. Il gardé ses cheveux noirs, mais il a des difficultés à parler. Suite à une attaque, dit la rumeur sur les gradins. Il dit parfois quelques mots, parfois se tait, parfois la parole se bloque en lui. Il a rejoint le monde de ses personnages, mais est aussi en même temps celui-là qui les a joués et qui est témoin aujourd’hui comme nous. Tour à tour très loin ou présent. Et ça va très vite de l’un à l’autre. Le temps vacille. Ses écarts brusques sont parfois mélancoliques. Et souvent pas du tout. Car ce mouvement du passé, qui tour à tour s’éloigne et devient du présent, nous prend comme une vague heureuse.

Ce n’est plus seulement la ligne entre acteurs et spectateurs, ce sont d’autres frontières qui bougent là et vont déplacer au fil de la journée. À commencer par celle avec les « patients ». Au tout début de l’après-midi, Brook commence par parler simplement de la maladie « vécue comme une prison » et des « portes » à ouvrir en chacun de nous. Philippe Van Eeckout, médecin, évoque le travail des acteurs pendant plusieurs mois au service de neurologie de la Salpêtrière et dit « l’humanisme » de leurs échanges avec les patients. La bienveillance est posée d’emblée comme une évidence simple et banale, presque de bon sens. Dans une interview, Sacks raconte comment il a tenté d’éprouver physiquement dans les rues de New York les sensations d’un patient atteint du syndrome de la Tourette. Pitcho Womba Konga lit le texte d’un « tiqueur », qui s’entend qualifier de « possédé » alors qu’il se sent dépossédé. Le tiqueur dit sa rage contre les interrogatoires qu’il subit de la police et des médecins inquiétés par ses gestes incontrôlés. Il dit son intelligence et sa libido intactes, conclut qu’il pourrait « escroquer Dieu lui-même » et que « le vrai challenge est la vie elle-même ». On entre dans le monde de ceux-là qui peuvent être agités de tics ou de pensées aux chemins incongrus et on commence à avoir le sentiment de pouvoir les comprendre parce qu’on les découvre, non pas comme des phénomènes isolés, mais à travers ces situations qui les mettent en relation avec d’autres, le médecin ou l’acteur qui les observent ou s’adressent à eux. Et pour accompagner ce mouvement qui fait approcher l’autre, le regarder, tâcher de le comprendre et d’échanger avec lui, Brook parle d’« ouvrir les portes » ou de « casser les barrières ». On est loin des ritournelles et des mots usés, de l’« autre », de la « différence » ou du « faire ensemble ». Le mouvement de cette approche va se préciser, se déplacer et se tendre au cours de l’après-midi jusqu’à devenir une ligne très fine, une marge étroite étonnante que Brook ajuste très délicatement au fil des heures comme une voile dans le vent.

La bienveillance et la compréhension qui nous ont envahis comme une bonté claire sont tout d’abord troublées par un entretien filmé avec une patiente de la Salpêtrière. Le film semble dater des années soixante ou soixante-dix, son noir et blanc le fait venir de très loin. Le médecin, qui reste hors-champ, demande à la dame de répéter une phrase :  « Ce matin, j’ai rencontré un ours qui faisait du vélo ». La dame répète la phrase, puis la modifie et se l’approprie en en faisant un bout de son expérience. Quand elle était petite, oui, il y avait un cirque avec des ours qui faisaient du vélo, rien que de très banal. Hier, d’ailleurs, elle a d’ailleurs vu un ours à l’église, près du cirque… Le médecin la ramène à la phrase qu’elle doit répéter. Et voilà qu’elle l’a oubliée. Il la lui redit. Elle la répète sur diverses intonations, avec une rage douloureuse à montrer qu’elle est capable de la retenir, mais en mettant aussi beaucoup de bonne volonté à répondre au médecin et à faire ce qu’il lui demande. Puis elle dérive, se traite elle-même d’ours et part dans un nouveau récit. On le lui a raconté, il y a quelques jours, un ours a suivi un type à vélo, lequel type n’était autre que le médecin… La dame est drôle, de petits rires se font entendre, mais s’étouffent en un malaise qui traverse le théâtre. Personne ne parvient ni à rire ni à réfréner le rire.

Ensuite et par petites touches, l’expérience faite par les acteurs à la Salpêtrière perd de cette bonté d’échange transparente dont l’avait entourée le médecin. Yoshi Oïda raconte comment les acteurs portaient des blouses blanches et se faisaient passer pour des chercheurs en neurologie. Et, quand il dit sa découverte alors de la « fragilité de la croyance humaine », il paraît troublé comme si un abîme s’ouvrait encore à l’instant devant lui. Puis, Marie-Hélène Estienne, collaboratrice de Brook et auteur avec lui de L’Homme qui, expliquera que ces entretiens filmés (qui constituent une partie du texte de la pièce) leur sont parvenus après la mort des patients et du médecin qui s’occupait d’eux. Il y a certes eu échange avec des patients, mais pas avec ceux-là que l’on a vus ou verra sur l’écran, que l’on avait crus vivants et qui ne le sont pas. Rien de la bienveillance n’est atteint. Les choses ne sont juste pas aussi transparentes qu’on le croyait. Et sur les gradins du parterre, il y a Bénichou à qui l’on tend un micro pour qu’il parle de cette expérience. D’une voix décidée, il répond : « Bon, alors, on joue ? », où l’on entend autant le jeu de l’acteur que celui de l’enfant. Puis il se tait après quelques « oui » atones. Il semble incarner en chair et en os la frontière mouvante entre un monde et l’autre, avec son alternance de mots vifs, de silences et de « oui » prononcés sur le même ton neutre que ceux du patient joué tout à l’heure par Yoshi Oïda. Je me demande alors si c’est la raison pour laquelle Brook a choisi de faire jouer cette scène, comme pour renvoyer un miroir à Bénichou, lui donner à être le témoin de ce « oui ». Le silence de Bénichou nous laisse un peu désemparés au seuil de ces portes que nous pensions avoir ouvertes. Fragilité de la croyance humaine, oui, on est bien d’accord.

Un second entretien filmé avec un autre patient secoue encore, et davantage. Noir et blanc toujours. L’homme est assis devant une table. Sec, plutôt beau, la cinquantaine. Son flot de mots tendu est du genre beckettien. Noué, nerveux, déterminé. Il invente des mots et désarticule les phrases avec une extraordinaire inventivité. Le sens avance par un étonnant équilibre entre ornements, circonvolutions et clarté. On se prend à rêver de pouvoir parler comme ça. L’homme est convaincant, il veut convaincre notamment de son envie de ne plus vivre. Des mots clairs émergent. « Plus nécessité de beauté (…) J’aimerais… revolver… Terminer. Vite. C’est tout ». « Il y encore des fleurs dans la vie ! », répond le médecin, ce qui fait rire la salle. La réplique est maladroite. Mais il y a tout au long de l’entretien une grande délicatesse dans cette pudeur du médecin à ne pas répondre frontalement à ce désespoir qu’il comprend tout autant que nous, à parler en ami plus qu’en expert investi d’un supposé savoir. Et il y a en réponse une bonté très patiente dans les efforts que fait l’homme pour répondre au médecin et toucher sa compréhension. On sent l’effort que cela lui demande de mettre les points sur les i. « Plus de vie. Aucune », reprend-il. « je ne peux plus le faire, je suis trop vieux, je suis trop jeune, je suis trop ancien. (…) Trop âgé. 72, 88 ans que je suis âgé, là maintenant. Je suis mal fait, je suis foutu, je suis râpé. Je suis huit fois terminé, monsieur. La vie, terminé, c’est terminé avec moi pour vivre. Avec la claga belle que vous faites, vous-même, vous terminez, jouez, joindre (…) ». Les rires montent et prennent le dessus. On ne peut s’en empêcher. Mais ils s’arrêtent net à la fin de la projection, que suit un silence dense, comme recueilli.

La voie sur laquelle nous sommes engagés s’est troublée. On avait beau être prêts pour l’expérience de la bonté, on ne comprendra que des bribes, on ne saura répondre au désespoir et on en rigolera. Cette butée fait monter après le film une grande vague de compassion, comme si aimer pouvait dissiper ces failles qui se sont ouvertes sous nos yeux et le sentiment de trouble qu’elles provoquent. A l’invitation de Brook, des gens du public prennent la parole. L’un dit qu’il peut parfaitement comprendre tout ce que dit l’homme qui veut en finir. Plusieurs expriment le grand bien qu’ils pensent de ces patients et leur admiration pour l’approche qu’ont en eue les acteurs. Kathryn Hunter dit qu’elle n’a pu approcher ces personnages que par la modestie et l’observation, qu’ils ont une incroyable force poétique, que la poésie entre quand le langage se déroute avec le cerveau troublé. Beaucoup parlent des portes, ouvertes ou à ouvrir. Un type s’insurge contre le médecin, qu’il juge froid et normatif. Un autre raconte comment L’Homme qui lui avait fait se demander pourquoi il n’avait plus la compassion spontanée qu’il avait quand il était enfant. Il se demande où Brook trouve ces « choses oubliées » auxquelles il ouvre des portes. Brook lui demande s’il est médecin. Le type dit que non. Brook sourit et la déception qu’exprime ce sourire nous fait rire. Au moment où nous nous identifions aux patients jusqu’en leurs zones obscures, il semble attendre de nous que soyons des médecins. Il nous convie à passer de cet autre côté où nous n’avions pas pensé nous aventurer. Peu avant, il a défendu les médecins et dit son admiration pour leur art de stimuler par de petites provocations. Nous voici de nouveau amenés à penser non plus les patients comme des phénomènes isolés et les médecins comme des fonctions, mais les deux toujours et encore dans leur relation, les deux à égalité donc devant notre compassion.

Et cela que le public et Brook nomment désormais « compassion » continue à monter avec le récit que fait l’acteur Marcello Magni de son amitié avec un performer autiste américain, grand type à la barbichette en tire-bouchon assis à côté de lui. Il insiste sur la facilité de leurs échanges, avant d’évoquer la mère de Kathryn Hunter. Elle ne répétait plus que « lalala », mais il comprenait très exactement tout ce qu’elle voulait dire. Kathryn Hunter confirme. On ne sait si sa mère était malade ou âgée, ce qui élargit le champ des situations que nous pouvons associer au récit de cette expérience de compréhension.

Et là, le médecin de la Salpêtrière fait une chose singulière. Il commence par dire qu’il ne faut pas faire taire ces patients atteints de stéréotypie qui ne répètent qu’un seul mot ou syllabe, mais que c’est en les écoutant et en les ramenant à des émotions que l’on arrive à les « récupérer », à leur faire retrouver quelques mots. Et il joint le geste à la parole. Il va trouver Bénichou sur les gradins et s’adresse lui en chantant. Bénichou répond en chantant lui aussi, la voix soudain libérée. Le médecin lui pose diverses questions, sur son travail d’autrefois, puis sur sa vie actuelle. Bénichou répond, avec une gentillesse étonnée et un peu absente. Oui, c’était une expérience extraordinaire de jouer cet homme doté d’une si incroyable mémoire. Et oui, il va bien, vit maintenant à Longpont. Mais il est gêné de devoir dire « comment il occupe ses journées ». La question du médecin est, en effet, maladroite car elle met Bénichou dans la case du type diminué à qui ne reste plus que d’occuper le temps. Mais l’effort est touchant, le médecin fait ce qu’il peut. On a l’impression d’assister à un petit miracle, on ne va pas lésiner. Sur sa chaise, Brook donne de petits signes d’inquiétude et parle à voix basse avec Marie-Hélène Estienne. Bénichou dit que, oui, il voit des films et lit des livres. Et, oui, il rend des visites à son fils. Les « oui » sont blancs entre les phrases qui ne le sont pas. Mais il est embarrassé quand le médecin lui demande il va voir son fils. « Chez lui », répond-il. Et quand le médecin insiste pour savoir où se trouve ce « chez lui », Bénichou hésite, puis répond avec assurance, comme fier d’avoir trouvé la parade : « Ben, là où il habite ! ». Brook doit trouver que la chose a assez duré, il lance les applaudissements, que la salle reprend chaleureusement.

Puis Brook se lève et dit, entre autres choses, que l’on peut « rire avec de la compassion ». Il a fallu que monte cette grande vague d’amour, qu’elle soit inquiétée par le trouble et la distance infranchissable, qu’elle n’en monte que plus, pour que Brook puisse dire cela qui sonne comme une bénédiction sur nos rires. Le chemin des films et des interventions a provoqué ce « rire avec la compassion » avant que Brook ne le nomme. C’est subtil et tout petit, cet Peter Brookendroit où l’on peut en même temps compatir avec quelqu’un et rire de lui. On se tient tous sur cette marge très étroite comme sur un fil. Je crois qu’à ce moment-là, tout le monde a envie d’aller embrasser Bénichou.

On le voit alors dans un extrait de la captation de L’Homme qui, où il joue ce patient qui veut en finir, dont on retrouve les mots et dont on a appris entre-temps le nom, Rosenstein. Bénichou joue ce désespoir en lui donnant une détermination plus posée. Il en fait une affirmation tragique et calme, en y mettant un humour clairement de théâtre, de convention presque. Avec une gouaille vulgaire parfois, du type « à qui on ne la fait pas ». C’est extraordinaire et bouleversant, car sa trivialité donne à voir un concentré de la détermination du personnage, que ne viennent pas masquer ses obscurités pourtant visibles. Et cette trivialité déjoue aussi à la fois l’emphase et le rire de défense qu’aurait pu faire naître la fascination, celle que nous avons éprouvée en découvrant sur l’écran le caractère phénoménal et distrayant de Rosenstein. Le théâtre est fragile, ses conventions et intonations sont éphémères. On sent que ça n’a pas été joué hier, vingt-trois ans ont passé. La conscience de ces années passées ajoute à l’émotion que suscite la distance entre ce Bénichou sur l’écran et celui qui le regarde aujourd’hui du parterre. Je me demande ce qu’il éprouve.

Après une courte pause, on reprend le fil des recherches de Brook, matière de deux pièces ultérieures, Je suis un phénomène (1998) et The Valley of Astonishment (2014). Toutes deux partent de Solomon Shereshevsky, l’homme à la mémoire extraordinaire que le neurologue russe Luria suivit et étudia pendant une trentaine d’années. Bénichou a joué autrefois son histoire et Kathryn Hunter en est aujourd’hui une sorte d’avatar qui guide le fil plus polyphonique de The Valley of Astonishment, qui se joue dans le théâtre jusqu’à la fin décembre. Brook présente le cas de Shereshevsky en opposant sa mémoire et sa rapidité d’esprit fascinantes aux souffrances provoquées par les troubles jusqu’ici exposés. Il raconte un moment du voyage de la Conférence des Oiseaux, où, après avoir traversé les pires souffrances et la plus dure des vallées, les oiseaux arrivent dans la vallée de l’étonnement. Il dit que c’est le moment que l’on attend, où « tout tombe », où l’on se sent faire partie de cet événement qu’est d’être vivant. Que c’est un moment de grâce que tous reçoivent en même temps, un temps de silence où il n’y a plus de différences entre spectateurs et acteurs. Et que c’est là que l’on se dit que ça vaut la peine. Parle-t-il de ce qu’il cherche au théâtre en général ? De son dernier spectacle qui a pour titre le nom de cette vallée ? De l’expérience vécue par Shereshevsky ? De ce qui est en train de se passer maintenant dans le théâtre ? Un peu de tout ça.

Shereshevsky était atteint de synesthésie et il va être question de ce phénomène neurologique qui associe chez certaines personnes plusieurs sens, leur donnant ainsi des perceptions inhabituelles et une mémoire faite d’associations sidérantes. Interventions et films vont à nouveau s’enchaîner. Et ce qui va se déplacer au gré de ces enchaînements, n’est plus notre attitude vis-à-vis du supposé « autre », mais notre sentiment de détenir des moyens adéquats pour percevoir le monde. Ça commence doucement, avec de petits reportages télévisuels. Un aveugle qui se repère si bien aux sons qu’on le dirait voyant. Un peintre à qui il suffit d’un survol de Jérusalem en hélicoptère pour peindre une fresque qui montre le moindre détail de la ville. Un chef de chant, Clive, qui dirige ses chanteurs en ayant en tête toute sa partition, mais qui, hors de la musique, vit dans l’éternel présent où l’a plongé une attaque virale qui a détruit sa faculté de mémoire. Quand sa femme revient après dix minutes d’absence, il l’embrasse et l’étreint comme si elle était partie depuis des années. Il en pleurait, souffrait, croyait être mort. Brook reprend un terme forgé par la femme de Clive, la « cliveness », cet intraduisible « être-Clive » ou « clivitude », dont elle affirme que Clive la conserve malgré tout. Brook explique le terme en forgeant des variantes avec les prénoms des personnes qui l’entourent sur la scène. Il insiste sur l’importance du terme et son intraduisibilité, y compris en anglais. Il y aura ainsi un mot pour chaque personne, chacune dotée du petit suffixe qui dit son essence. Ce nouveau mot fait son entrée sur la scène et c’est dans la langue elle-même que se forme et grandit cet espace singulier où nous sommes, où les catégorisations tombent une par une. Comme pour conclure, Brook en donne encore pour exemple la « bruceness » de Bruce Myers, qui est assis près de lui. Venu de Londres avec Brook, Bruce est son plus ancien compagnon de route, celui que l’on a vu jouer dans presque toutes ses pièces pendant plus de quarante ans dans ce théâtre. Droit et beau, avec ses cheveux blancs et son regard immense, il n’a rien dit jusqu’à présent et ne dira rien de plus de la journée. À nommer sa « bruceness », Brook rappelle qu’il est toujours et encore Bruce jusque dans son silence. Et une grande tendresse passe dans ce petit exemple.

Marcello Magni évoque sa rencontre avec Julian, dont il joue le rôle dans The Valley of Astonishment et qui, ayant perdu la sensation de son corps, devait regarder ses membres pour les déplacer comme de l’extérieur. Il présente ensuite Mark Mitton, magicien américain, qui étudie la perception, a connu Sacks et rencontré Julian dont il propose d’expliquer le cas par la « pratique physique » que lui avait donné son métier de boucher. Puis Mitton se lève et exécute des tours de magie, tirant par enchantement les cartes que diverses personnes demandent depuis le balcon et le parterre. On applaudit fort. Le magicien est devenu l’égal des troublés, des supposés non-normaux, il donne à voir leurs perceptions dont il fait un enchantement. Les sens sont en mouvement, leurs associations rapides circulent autour de nous, on croit les percevoir. Jon Adams, l’homme à queue de barbichette en tire-bouchon et performer autiste ami de Marcello, s’avance. Il parle en anglais, traduit par Kathryn Hunter qui court parfois en riant derrière les mots. Il avance une chaise blanche, la rouge est trop excitable. Et il s’assoit pour raconter. Petit, à l’école, il avait exprimé son désaccord quant aux blocs qui représentaient les chiffres. Non, le 8 ne devait pas être plus grand que le 9 et le 10. L’instituteur lui avait demandé pourquoi et il avait répondu qu’il connaissait personnellement les chiffres. Les moqueries que cette réponse avait suscitées l’avaient engagé à dissimuler par la suite ses perceptions de synesthète, qui n’ont du coup été diagnostiquées que tardivement. Il raconte l’incompréhension d’un médecin qui lui demandait « Entendez-vous des voix ? » et à qui il avait répondu « Oui, la vôtre. ». Le médecin avait insisté : « Oui, mais chez vous ? ». Jon avait répondu qu’habitant près d’une gare, il entend effectivement les voix des voyageurs qui partent ou arrivent, nombreux à l’heure du retour du travail en fin de journée. Ses réponses sonnent comme des évidences. Bien sûr que nous entendons des voix. Comment diantre en sommes-nous venus à ne les entendre qu’en dehors du présent concret où elles sont posées ? Je pense à ce dialogue de Laing entre le médecin et le patient qui a un tube de trachéotomie dans la gorge. Le médecin demande au patient : « Comment allez-vous ? ». Le patient fait signe qu’il ne peut pas parler. Le médecin prend un stylo et écrit « Comment allez-vous ? » sur un bloc, qu’il tend ensuite au patient. Lequel écrit sur le bloc : « Je ne suis pas sourd.- » (Laing, R.D. (1976) Do You Love Me? An Entertainment in Conversation and Verse. New York: Pantheon Books).

Je repense alors à Alice, qui fait des coups comme ça au pays des merveilles, et me revient une impression d’enfance. De mes sept premières années, passées à Londres, je garde le souvenir que la parole y était ainsi constamment rapportée au présent des situations, usage du langage que j’avais dû, non sans mal, rajuster en arrivant ensuite à Paris. D’où j’avais plus ou moins déduit qu’il y avait quelque chose de spécifiquement anglais dans ce rapport des mots au concret du présent. Peut-être bien. Jon se lance alors dans le récit de ses « stations », chemins de mémoire qui marquent les soixante étapes de sa performance où se mêlent son stress post-traumatique, son oncle mort pendant la guerre au Japon et son travail avec Brook. Lequel, voyant que le récit part pour durer, se lève et vient l’interrompre.

Il revient sur cette vallée de l’étonnement où l’on arrive après avoir traversé la vallée de la désolation, et qui, cette fois, semble illustrer les trajectoires de ces synesthètes que l’on a vus sortir du statut de malade pour trouver leur liberté, souvent par la création. Il dit son émerveillement devant ces expériences « que nul n’aurait pu imaginer », ce qui est aussi une façon de dire que l’émerveillement tient aux personnes qui font ces expériences autant qu’à ceux qui les ont étudiées et ont permis qu’elles nous soient communiquées. Une association de synesthètes vient de se constituer, il s’en réjouit, y voit un moyen de les aider à entrer dans « cette grande confrérie qu’est l’humanité ». Suit un bref reportage consacré à une peintre anglaise qui associe comme une évidence indiscutable les formes colorées qu’elle peint et les noms des personnes qu’elles représentent. Ses toiles abstraites sont belles, mais simples, elles ne tiennent pas du chef-d’œuvre. Et la peintre est une femme âgée, vive, élégante et drôle. L’émerveillement se fait dans la légèreté. Une toile massive aux taches inquiétantes fait tout particulièrement rire la dame peintre. « Mais enfin, c’est évident, c’est Margaret Thatcher ! » Grands rires dans le théâtre. Dans cette légèreté où nous avançons, le petit rire dégoûté et le nom de Thatcher résonnent très fort. C’est dit comme ça, en riant et au passage, mais c’est un caillou lancé qui marque clairement le sentiment politique. (Brook fera plus tard une brève allusion rieuse à cette toile, comme pour s’assurer que nous ne l’oublions pas.)

S’enchaînent ensuite sur l’écran des Mandala peints par une Américaine, formes géométriques simples et colorées que le film fond les unes dans les autres. Et Brook se met au piano électrique dans un coin de la scène. Il accompagne les images de quelques notes. Presque rien, pas de mélodie, on sent que ça lui fait plaisir. Aucune virtuosité, pas même d’art. Juste quelques notes égrenées, comme s’il essayait de saisir pour lui-même cette fusion des sens qui lui est étrangère. Rien de monumental ou d’époustouflant ni dans les images ni dans ces notes qui pourtant expriment et font partager l’émerveillement. Et c’est très émouvant de l’éprouver par ce geste fragile et intime, d’enfant presque, que fait sur la scène du théâtre ce vieil homme qu’est Brook.

Il invite ensuite le public à intervenir et demande s’il s’y trouve des synesthètes. Il dit vouloir les aider à parler, il est avide et curieux comme un gosse en quête d’un trésor. Nous voici maintenant conviés à être des synesthètes, il voudrait que nous le soyons. Et nous sommes ainsi aussi renvoyés au fait que, comme lui, nous ne le sommes pas. Se dissipe doucement notre impression d’avoir pu partager ce monde de sensations qui est le leur. Une jeune fille dit qu’elle voit les chiffres dans l’espace, elle s’excuse presque de la banalité de cette petite synesthésie.

Maurice Bénichou, qui est maintenant assis sur la scène avec les autres participants, commence à dire comme il était extraordinaire de jouer cet homme qui avait tant de mémoire. Il paraît vouloir raconter, mais sa parole se fige à nouveau. Il tente de reprendre, mais Brook l’interrompt pour annoncer la pause, courte, « pee-pause », dit-il, et non « tea-pause ».

En faisant quelques pas devant le théâtre, je parcours et mesure les mouvements qui nous ont traversés. Du passé au présent. De l’acteur au témoin. D’eux sur la scène à nous sur les gradins. De la bienveillance claire à la distance qui résiste. Du patient au médecin et du médecin au patient. De notre rêve d’être l’un à notre projection en l’autre. Du malaise et du trouble à la compassion dans le rire. Je trouve extraordinaire la façon qu’a eue Brook de faire monter avec force ce qu’il a ainsi appelé compassion, et de faire partager les divers mouvements d’une approche des êtres qui les prend au présent et dans une relation, donc jamais dans une généralité (j’étais tentée d’écrire « une approche des autres », mais déjà cette expression recrée la frontière que Brook dissipe). Et il l’a fait sans jamais s’inscrire en contre quoi que ce soit, alors que cette approche s’oppose violemment à la très grande majorité des discours que l’on entend. Aux catégorisations sociologisantes ou psychologisantes battues et rebattues, par les médias, mais pas seulement. À la stigmatisation de groupes des personnes, qui les fait tenir pour responsables de leur détresse ou de celle des autres. Au désir de punir ces groupes de personnes, exprimé par des hommes politiques et relayé par nombre de discours courants. À la dévalorisation répétée de la compassion, tenue pour une illusion et un danger. Et cette dévalorisation mérite que l’on s’y arrête, car la résistance têtue qu’y oppose Brook fait apparaître à quel point elle est systématique, devenue presque indiscutée. On entend tout d’abord souvent que la compassion serait une hypocrisie, dont l’image pourrait être la charité chrétienne avec ses dames patronnesses. L’argument me paraît rhétorique car dénué de portée concrète ; je ne vois pas que nous croulions ces jours-ci sous des foules de bénévoles, dames patronnesses ou autres, occupés de charité. On entend aussi dire fréquemment que la compassion dissiperait de manière dangereuse les frontières entre les personnes. L’objet de la compassion risquerait de s’y aliéner et d’y perdre son autonomie (à ce risque est souvent opposé l’éloge d’une « résilience » où le salut de l’individu tient aux forces qu’il trouve en lui-même). Quant à la personne qui éprouve de la compassion, elle s’y dissoudrait à se fondre avec autrui. Cette mise en garde contre une fusion avec autrui qu’induirait la compassion est devenue une ritournelle, une chose que l’on présente comme un fondement du bon sens, que seuls ignoreraient les idéalistes coupés de la réalité, parfois désignés par le terme montant de « bisounours ». Je trouve terribles et épuisantes les peurs que véhicule cette récente ritournelle. Je ne connais personne qui se soit dissous à partager les émotions de quelqu’un. Et je me demande de quoi ce lieu commun traduit la peur.
Le personnage qu’a joué tout à l’heure Yoshi Oïda, ce patient qui n’arrive plus qu’à imiter les gestes que fait le médecin, oui, lui, il fait peur. Il s’est dissous, perdu, mais cette dissolution n’a rien à voir avec une compassion — Peut-être est-ce une dissolution comparable qui arrive à Angelo dans Mesure pour mesure. La peur de perdre quelque chose comme son « moi » me semble monter dans l’exacte même proportion que les discours catégorisants omniprésents qui permettent à chacun d’avoir l’impression d’en savoir suffisamment sur divers groupes de personnes pour les définir avant tout comme du « pas moi ». Et se définir ainsi du coup soi-même par exclusion. Les migrants, les Arabes, les Musulmans, les Américains, les Chinois, les buralistes chinois, les agriculteurs, les fonctionnaires, les homosexuels, les hétérosexuels, les provinciaux, les Parisiens, les fachos, les zadistes, les dépressifs, les Bretons, les chauffeurs de taxi, ça n’arrête pas. À Paris, les chauffeurs de taxi attirent tout particulièrement la généralisation sur leur groupe, suivis de près par les serveurs de bistrots. Les bobos aussi, le terme même incarne ce phénomène récent qui consiste à définir un groupe par l’exclusion de celui qui le désigne, des groupes donc strictement définis comme du « pas moi ». « Bobo » ne se dit jamais de l’intérieur, toujours de l’autre. De tout cela, Brook nous a reposés et allégés. Je l’en remercie, lui et tous ceux qui étaient présents.

Au retour de la pause, plusieurs extraits de la captation de Je suis un phénomène (2004) résument la pièce. Shereshevsky (joué par Bénichou) reçoit un appel du neurologue Luria (joué par Bruce Myers) à qui il annonce qu’il a cessé de se produire dans des cirques. Flash-back sur le jour où Shereshevsky est devenu un phénomène, trente ans plus tôt : il raconte à sa femme comment son rédacteur en chef a découvert son étonnante faculté de mémoire et l’envoie l’après-midi même à l’Institut de neurologie où il n’a guère envie d’aller. Par une série de tests, Luria et un de ses collègues « examinent la mémoire » de Shereshevsky, qui retient une série de centaines de chiffres en deux minutes et parvient à répéter le premier vers en italien de la Divine Comédie, sans le comprendre, mais en associant une image ou un événement à chacune des syllabes qui le composent. Compassion de Luria, que ne partage pas son collègue médecin. Trente ans plus tard Shereshevsky et Luria se retrouvent en Amérique. Shereshevsky dit comment sa femme avait deviné que Luria faisait semblant de boiter pour refuser les missions à l’étranger et ne pas être accusé d’être un espion. Et Shereshevsky lui-même avait repéré la petite valise que Luria gardait toujours dans l’entrée de son bureau, au cas où… La compassion s’est inversée, la bienveillance est passée du côté de Shereshevsky, patient maintenant soucieux du médecin. Réversibilité donc. C’est peut-être la clé, me dis-je, pour ne pas crever de trouille à l’idée d’éprouver pour ou avec autrui. Pour compatir et rire dans le même mouvement.

Alors que l’on applaudit longuement, Bénichou et Brook viennent tous deux sur la scène, chacun arrivant d’un côté. Ils sont tout petits et âgés, marchent doucement et avec un peu de peine, comme tirés par leurs genoux l’un vers l’autre. Ils s’assoient sur deux chaises placées à l’avant de la scène, au centre, tout près de nous. La rangée des dix chaises sous l’écran a disparu. Toute la journée ne semble soudain avoir eu lieu que pour ce moment, pour cet hommage à l’acteur et pour l’amitié de ces deux-là. Aussi pour amener Bénichou sur la scène et vers la parole. Brook a sa main posée sur le dossier de la chaise de Bénichou, tout près de son épaule, prête à la toucher. Il lui dit très doucement : « Tu fais partie des murs ». Après un « oui » d’acquiescement blanc, Bénichou reprend avec une petite ironie merveilleuse : « Ouais, je fais partie des murs ». Comme si c’était soulageant. Me revient une phrase dite un peu plus tôt par le performer autiste : « La chaise vide est souvent plus vivante que celui qui va s’asseoir dessus ». Je l’avais trouvée un peu exagérée. Elle prend soudain son sens. Murs et chaises sont devenus vivants. Brook nous regarde. Et Bénichou se lance. Ses mots, hachés au début, prennent peu à peu de la souplesse et du sens, la main de Brook se posant très délicatement sur l’épaule de Bénichou quand les phrases parfois ripent ou se nouent. Et elles reprennent. Bénichou raconte comment c’était à la fois extraordinaire et difficile de jouer Solomon Shereshevsky. Il parle de l’effort et des jours que lui avait demandés de retenir cette longue série de chiffres qu’il devait dire dans leur ordre exact car le spectateur pouvait les voir défiler sur un écran placé derrière lui. Il dit son admiration pour Shereshevsky, qui n’avait pas de « trick » et avait retenu ces chiffres en quelques instants. Le sens des mots est là et Bénichou a pris de l’assurance, mais il reste comme un peu loin, comme derrière un voile. Chaque soir, dit-il, il avait peur de se tromper. Il ne s’est jamais trompé et il en est fier.

Jean-Guy Lecat, scénographe de Brook, prend alors la parole depuis les gradins et vante avec admiration la fabuleuse mémoire de Bénichou dont il donne un exemple. Quand l’acteur qui jouait Ubu avait eu un accident lors d’une tournée à Lausanne, Bénichou avait pris le train et appris le texte en vingt-quatre heures pour le remplacer. L’histoire résonne dans un silence empreint d’un petit malaise. Cela fait un peu de peine d’entendre l’éloge de cette mémoire de Bénichou, qui paraît aujourd’hui lui faire parfois défaut. Bénichou lui-même garde le silence. On attend avec une petite inquiétude en se demandant quel effet peut lui faire ce récit. Et soudain, il sort : « Non, j’ai pas pris le train ». Buté. Puis un temps. Aurait-il oublié ? Ou perdu la tête ? On attend. Et il se marre. « Je suis venu en voiture ! Et le texte, j’en savais que des bouts, même pas la moitié, j’ai improvisé, mais qu’est-ce qu’on a rigolé ! ». Et il se met à raconter. Il est précis, sourit, rit, fait rire aussi. Nous respirons. Il nous a eus. Il a joué de notre inquiétude, prolongé l’attente et le silence, fait éclater le rire. Et il a renversé les rôles. Lui qui semblait être devenu le patient, devient le maître de l’histoire. Lui avec qui nous pensions compatir, joue de nos émotions et les provoque. Réversibilité ici encore. Je repense à ses premiers mots de la journée, sur les gradins. « Bon, alors, on joue ? ». Il y est, en plein dedans. Quelque chose comme un miracle a encore une fois eu lieu. Brook enchaîne doucement. Il raconte comment Bénichou était venu jouer avec les chanteurs de Carmen pendant les répétitions, façon de dire qu’il était présent même dans les pièces où il ne jouait pas. On redescend calmement, d’anecdotes en souvenirs avec la parole revenue. Puis Brook dit simplement : « À demain ». En sortant, je me prends à rêver qu’il n’a peut-être pensé et organisé cette journée que pour le moment qui vient de se passer.

Dimanche 27 novembre

On commence un peu plus tard, 14 heures au lieu de midi. Les chaises ont été prises de pudeur, elles ne sont plus au centre, mais sur le côté de la scène. Et ça démarre doucement comme la veille. On s’installe, on reconnaît dans le public des visages vus hier. Des gens se saluent sur la scène. Jean-Claude Carrière et Bruce Myers s’embrassent. Grands et vieux tous deux. Carrière a, comme les autres, un peu de difficulté à marcher. Brook semble plus fatigué que la veille. Il marche à tout petits pas sur ses jambes légèrement pliées. Avec toujours ces fils invisibles qui le tirent par ses genoux. Il avance sur des nuages. Invitant à écouter les murs qui « disent bonjour », il annonce que l’on commencera par suivre le fil de la musique et cite Shakespeare, « if music be the food of love ». La brièveté de la phrase fait entendre l’amour, dont il n’a pas été question jusque-là. La journée me semble brusquement comme placée sous son signe.

Brook parle peu et lance les extraits de films qui s’enchaîneront souvent en silence. « Comment faire éclater la forme théâtrale traditionnelle », ainsi le programme annonce le thème du jour. La première moitié de l’après-midi est consacrée aux opéras que Brook a montés. Carmen (1981) tout d’abord, avec divers extraits de films : un documentaire anglais sur le travail préliminaire avec les chanteurs, une captation d’une répétition, un film tiré du spectacle. Les exercices que Brook fait faire aux chanteurs nous font revenir à cette rapidité mystérieuse de l’esprit, qu’il cherche à saisir et à faire incarner en paraissant vouloir en repousser les limites. Il demande aux chanteurs d’exécuter en chantant trois actions simultanées ; l’exercice est aussi physique que mental, aussi vertigineux que drôle. Il cherche – dit-il dans le film – à libérer de la musique les chanteurs, qu’il ne tient pas pour des « bouts de bois nés » – ajoute-t-il aujourd’hui sur la scène – en opposant leur « virginité » aux acteurs « déformés ». On en revient aussi au temps nécessaire au travail préliminaire, déjà souligné la veille par le récit des mois passés par les acteurs à la Salpêtrière : ici, trois mois de répétitions au lieu des quelques jours qu’impose souvent l’opéra. Brook raconte et l’on voit comment ces mois ont permis aux chanteurs de jouer, de bouger, de ne pas interpréter à la première lecture, mais de prendre le « temps de la conviction », le temps de maîtriser la musique pour « s’affranchir du bâton », celui du chef d’orchestre qui d’habitude les dirige et appelle leurs regards – le temps nécessaire pour chanter Carmen « comme un lied », commente Brook. Carrière précise le dispositif : l’orchestre, réduit, était placé à l’arrière de la scène et entendait par le relais de micros les tops donnés par les chanteurs. Nous voici revenus à la réversibilité des places, qui ne se laissent pas figer par l’usage, la fonction ou le pouvoir. On la verra s’incarner dans un très beau moment du travail, documenté par le film et raconté par Brook. Il avait demandé aux chanteurs d’apprendre et de chanter la partition de l’orchestre, pour qu’ils connaissent ce qui les accompagne et n’y soient pas assujettis. Dans le film, on les voit debout autour du piano chanter la partition de l’orchestre de l’Air de la Fleur et leur chorale maladroite montre cet effort fait par le groupe pour connaître, imaginer et interpréter cet autre que sont les musiciens. C’est très beau. Répondant plus tard à une question du public, Brook expliquera qu’il a abordé l’opéra avec ce même élan qui le fait travailler contre « l’horreur du racisme » et contre « tout ce qui divise ». Il cherchait à arracher l’opéra aux divisions et aux barrières que les institutions établissent en en faisant un genre réservé.

La réversibilité, il l’exprime encore d’une autre manière, inattendue. Il raconte comment les chanteurs faisaient leurs exercices dans les loges avant la représentation, à ce moment, dit-il, où les spectateurs font eux aussi leur exercice. Et un court film nous montre la cohue des spectateurs entrant dans le hall du théâtre, puis sur les gradins du parterre. Je me souviens alors que les places n’étaient pas numérotées à cette époque. On arrivait tôt, une heure avant l’ouverture des portes si possible, pour être parmi les premiers à entrer et courir s’asseoir sur les premiers rangs. La queue dans le hall pouvait tourner à la mêlée, parfois à la bagarre, mais elle était aussi l’occasion de rencontres et de discussions pendant cette heure d’attente. Oui, nous avions notre exercice à faire, qui était un rituel. Je l’ai toujours regretté. Plus tard, quand les places ont été numérotées, il a fallu guetter l’ouverture des locations pour être parmi les premiers à appeler et choisir la date en fonction des places restées disponibles, au terme de parfois longues discussions avec le personnel de la location qui faisait preuve d’une grande patience. Aujourd’hui, comme partout, le rituel s’est transposé sur l’ordinateur solitaire. Et pendant que l’on regarde ce rituel ancien de la cohue à l’entrée du théâtre, un petit cri sort des gradins : « C’est moi ! » Quelqu’un s’est reconnu dans l’image de 1981. La réversibilité ouverte par Brook a gagné le présent. Les têtes se penchent vers les derniers rangs du parterre pour essayer de voir le visage de cette femme noyée dans notre petite foule. Son cri nous a rappelé que nous faisons partie de ce temps qui a passé. Et soudain, les images d’autrefois me semblent vieillies. De l’extrait suivant, où Don José tue Carmen, je vois surtout la matière pâle de la vidéo qui voile l’action de manière bizarrement émouvante.

On en arrive aux Impressions de Pelléas (1992), avec à nouveau des extraits de films, aux images moins voilées car plus récentes. Répétitions et représentations montrent les chanteurs et les deux pianos qui les accompagnaient, qui jouaient avec eux, a-t-on envie de dire. Brook présente Chloé Obolensky, décoratrice et costumière, qu’il invite à venir sur scène. Et il lui demande de raconter, ce qu’elle fait. La couleur rouge actuelle des murs du théâtre est venue avec Pelléas. Les précédentes interventions sur le lieu avaient toujours été éphémères. Il y avait eu les tapis venus couvrir le sol pour La Cerisaie. Et la terre répandue sur la scène pour Carmen. Chloé Obolensky était allée l’acheter sur les berges de la Seine. Ne sachant indiquer un tonnage précis, elle en avait fait remplir un camion, l’avait fait déposer devant le théâtre, avait été prise de terreur devant cette grosse colline de terre, était allée au bar prendre un calmant et un café. Puis tout s’était bien passé et aucun chanteur n’avait toussé comme la rumeur l’avait fait craindre. Elle revient aux murs, blancs pour La Tempête (1990), rouges donc ensuite pour Pelléas. « Raconte ! », lui redit Brook, doucement impatient et un peu fatigué. Et elle raconte comment ils avaient creusé dans le sol deux plans d’eau pour Pelléas, de vrais trous dans le sol de la scène car le théâtre, ce théâtre-là, ne supporte pas le faux.

Puis Brook demande à Franck Krawczyk de présenter la Flûte (ou plutôt « Une » Flûte enchantée, puisque tel en était le titre). Krawczyk a collaboré à la conception du spectacle et accompagnait sur scène les chanteurs au piano. Le ton change. Krawczyk est jeune, ce qui fait sentir que le spectacle s’est monté récemment, il y a six ans. Brook lui avait dit que la Flûte lui restait incompréhensible. Ils n’ont cherché, dit Krawczyk, ni à l’obscurcir, ni à l’éclaircir, juste à en faire une histoire directe, accompagnée par le piano seul. Une Flûte donc, et non la Flûte. Brook sort un moment, demandant à Marie-Hélène Estienne de le relayer. Et suivent des extraits de la captation du spectacle, où Papageno règne en maître du jeu.

Dès la première scène, il bouleverse par sa façon de passer de la parole gouailleuse au chant lyrique, de se transformer en passant de ces scènes parlées que Brook avait fait jouer en français, à sa « chanson de Papageno », air connu et annoncé comme tel par son personnage. Papageno s’y transforme tout entier ; son jeu, son corps et ses expressions font une métamorphose de ce passage du rire trivial au chant. Et il donne ainsi à voir comment le chant révèle un mode de la conscience, un mode autre et mystérieux, peut-être pas si éloigné des prosodies des patients de la Salpêtrière vus la veille. Puis Virgile Frannais et Dima Bawab viennent chanter et jouer sur la scène le duo final de Papageno et Papagena, qu’accompagne Franck Krawczyk au piano. Laideron enfoui sous ses guenilles, Dima Bawab se dévoile en cours de scène et devient la belle Papagena, que Papageno couvre de baisers, le couple se promettant de faire beaucoup de petits Papageno et de Papagena. La promesse se conclut sur une ronde joyeuse des deux amoureux, à laquelle ils convient quelques spectateurs du premier rang. Une émotion très forte traverse tout le théâtre au cours de la scène. Je pleure et vois mes voisins en faire autant. Le chant, bien sûr. La trivialité du jeu, qui déjoue la noblesse du genre pour faire des chanteurs nos proches. Et aussi cette promesse de bonheur, qui devient une incarnation très claire de cet amour sous le signe duquel Brook avait placé l’après-midi. Carmen, Pelléas, la Flûte, oui, tiens, ce sont des histoires d’amour. Personne n’y a fait allusion, mais le fil devient soudain visible. Et la charge ramassée de ces amours nous a atteints de plein fouet. « Ouf ! » dit Brook, détendant ainsi cette émotion qui le touche visiblement lui aussi. On va faire une pause, dit-il, « pour que tout le monde puisse respirer ».

Reprise. Autour maintenant des pièces du répertoire traditionnellement théâtral que Brook a montées dans ces murs. Même mouvement, dit-il, qu’avec la musique pour les opéras, il s’agit de toucher ce qui a touché l’auteur et de s’approcher de la réalité humaine en trouvant des formes qui « laissent passer un petit fragment de l’expérience humaine ». « S’approcher » et un « petit fragment », c’est une forme de pudeur sur laquelle il insiste avec détermination. Il parlera peu par la suite, laissant ses collaborateurs ou les extraits des films raconter l’histoire qui commence par la découverte en 1974 de ce théâtre des Bouffes du Nord alors à l’abandon. Jean-Claude Carrière évoque le clochard sublime qui en gardait la porte. Un reportage montre les premiers travaux sur le plafond, le balcon et la scène en ruines.

Timon d’Athènes (1974) a été la première pièce qui s’y est jouée, avec François Martouret dans le rôle de Timon. Martouret se lève du parterre pour venir s’asseoir sur la scène à côté de Brook, qui lui demande de raconter Timon. Mais en lui donnant la parole, il lui demande aussi par avance de ne pas en abuser. Il l’engueule presque un peu, en souriant. Martouret sourit en retour. Sa présence est différente de toutes celles que l’on a vues depuis deux jours sur la scène. Une masse de cheveux gris l’entoure comme une crinière savante, brushing peut-être. Et il marque des poses en regardant le public, semble lui-même sentir le malaise que ces poses trahissent, et ironise sur sa propre maladresse. Et puis Brook l’engueule. Même si cet échange semble un vieux jeu calme entre eux, cela est aussi un ton nouveau. Martouret raconte sa première visite au théâtre, la rencontre ensuite entre le groupe de Jean-Pierre Vincent, dont il faisait partie depuis trois ans, et le groupe de Brook, l’expérience vivante que cette rencontre a été… Jean-Claude Carrière l’interrompt avec un sourire : « Tu n’as pas encore parlé de Timon… ». Il y faudra encore une nouvelle invite recentrante de Brook et Martouret finira par parler de Timon. Il évoque ce travail de tout un groupe, le personnage de Timon pris entre ironie amère et lucidité, le rapport subtil entre ce qui est dit et ce qui ne l’est pas, les moments de grâce. Puis il raconte un événement précis. Il avait pour habitude de prendre chaque soir dans le théâtre encore en travaux une paille dans le ciment, qu’il glissait dans son costume comme un fétiche destiné à l’accompagner au cours du spectacle. À la treizième ou quatorzième représentation, il ne sait plus au juste, il avait tiré une paille exceptionnellement longue, qui lui avait semblé un signe très favorable. Il avait joué la pièce dans un état de transport, avec la sensation de très bien jouer et de comprendre pour la première fois son texte de manière profonde et fluide. À la sortie, Brook l’attendait au fond d’un couloir et ne lui dit que deux mots : « C’est indigne ». En le racontant, Martouret ne cherche ni les rires ni la connivence. Et il ne conclut pas, arrête là son récit. Il est nu. Brook reste impassible et ne commente pas. Il y a soudain une grandeur chez Martouret à raconter cette histoire où il n’a pas le beau rôle, et à le faire sans effets. Une grandeur aussi chez Brook à laisser ce récit nu. Aucun des deux ne cherche à colmater. On mesure la distance qui sépare le travail de Brook des habitudes de jeu françaises que l’on sent jusque dans les intonations et la présence de Martouret sur cette scène aujourd’hui. Et c’est très fort que ces deux-là aient travaillé ensemble malgré tout. Timon était une merveille.

Timon d’Athènes est le premier spectacle dont je me souvienne nettement. J’avais neuf ans, avais été émerveillée et voulais y retourner tous les soirs. Ce Timon que jouait Martouret était à mes yeux un héros passionnant, mais celui qui m’avait fascinée, intriguée et troublée était Bruce Myers qui jouait Alcibiade, le général qui vient à la fin de la pièce prendre Athènes et avoir le dernier mot puisqu’il lit l’épitaphe de Timon. Tout juste arrivé de Londres avec Brook, Bruce Myers ne parlait alors pas encore le français et l’articulait sur scène avec un dur accent du Nord de l’Angleterre (j’ai appris plus tard qu’il avait appris le texte phonétiquement). Après le spectacle, — je revois le moment, près des portes de la corbeille —, j’avais dit mon admiration sans bornes pour Bruce Myers aux adultes, mes parents et un couple de leurs amis. Ils partageaient mon admiration, ce qui était agréable. Mais il restait que je n’avais pas compris un traître mot de ce qu’Alcibiade avait dit sur scène. Avec un petit sentiment de honte, je fis part de cette incompréhension aux adultes, dont j’imaginais qu’ils avaient tout saisi des propos du général grec. Que nenni ! Personne n’avait rien compris. Ils n’en étaient pas honteux, mais chacun l’avait gardé pour soi. Ce fut une illumination merveilleuse de découvrir que l’on pouvait aimer et ressentir aussi fortement sans comprendre les mots, le texte. Cette découverte résonne aujourd’hui avec les voies du chant ou de la déroute du langage par lesquelles Brook va chercher cette autre force de la parole qui la fait agir en marge de la signification. J’espérais voir aujourd’hui quelques bribes filmées de Timon, mais n’en sera projetée qu’une courte scène, avec Bruce Myers certes, mais en anglais, avec une actrice blonde qui ne me rappelle rien et dans un décor qui ne me semble pas être celui des Bouffes du Nord. Je m’accroche au souvenir de l’enfance, sans doute remanié.

La Tempête est ensuite brièvement évoquée. Un film montre Prospero donnant ses ordres ses ordres à Ariel, mais on pourrait dire aussi que ce sont Sotigui Kouyate et Bakary Sangare en train de danser dans le vaste monde contemporain. Ils sont à peine costumés et jouent dehors. Derrière eux, apparaissent le ciel ou des toits d’immeubles, fragments du décor urbain qui donnent au magicien un pouvoir sur ce monde qui existe jusque très loin au-delà du théâtre où nous sommes. La caméra, portée à l’épaule, les suit et les accompagne. C’est tout sauf une « captation », c’est un moment dans la rue, à peine du théâtre. Et ça devient une danse, c’est léger, fragile et magique. Brook expliquera que les deux acteurs répétaient sur le terre-plein devant le théâtre, avec les rues, le métro et les passants autour d’eux.

Kathryn Hunter, Marcello Magni et Jos Houben enfilent alors manteaux et chapeaux pour jouer. Du fond de la scène, ils apportent un banc, dont Brook semble étonné qu’ils l’aient retrouvé, qu’il soit encore là. Avec une facilité déconcertante, les trois acteurs nous font passer du mode de la discussion à une scène des Fragments de Beckett qui prend dès les premiers mots toute son intensité. Trois vieilles femmes sur un banc, se mettant tour à tour deux à deux pour parler de la troisième quand cette dernière s’éloigne. La frontière se brouille entre la médisance et la bienveillance. Oui, l’absente, la troisième, elle est vraiment dans un sale état, si sale que l’on ne peut s’en donner les détails qu’à l’oreille, si sale aussi qu’elle ne s’en rend même pas compte. Mais il vaut mieux ne rien lui dire, faire comme si de rien n’était et rester encore sur le banc toutes les trois. Les secrets qui lient les duos de commères finissent par cimenter l’effort commun que font les trois femmes pour être ensemble, se souvenir et commémorer leur lien. Je pense à Martouret. Sans doute d’autres secrets se baladent-ils ainsi entre tous ceux-là qui, sur la scène, racontent l’histoire des lieux et le font dans un effort commun. Ils font ce qu’il faut pour être ensemble encore sur le banc. La vieillesse des trois commères et leurs médisances font rire très franchement. Mais elles déposent aussi comme une dense épaisseur de secret qui vient entourer chaque personne présente dans le théâtre.

Brook raconte qu’après avoir créé le monde, Dieu vit la série de catastrophes à laquelle il condamnait l’humanité et inventa le rire afin que l’homme puisse les supporter. Ainsi l’humour grossier de Shakespeare, dit-il, permet de retrouver la vie de tous les jours et d’apporter la détente nécessaire pour aborder les questions les plus graves. Aussi maintenant que nous avons ri, continue-t-il, venons-en à la « vraie impression » qu’ont reçue les murs du théâtre, c’est-à-dire à Natasha Parry. Brook est ému, mais il tient bon. Natasha Parry était sa femme. Disparue il y a un an et demi, elle a joué, entre autres, dans La Cerisaie (1981), la Tragédie d’Hamlet (2000), Oh les beaux jours (1995), Love is my sin (2009, adapté des Sonnets de Shakespeare). Nous voici revenus à l’amour, plus frontalement que je n’aurais pu l’imaginer.

Quelques interventions du public font respirer. Un homme qui vient aux Bouffes du Nord depuis trente ans, rapporte une phrase de Beckett qu’Oliver Sacks cite dans son dernier livre. Un Japonais demande à Brook ce qu’il pense de Stanislavski. Brook lui oppose un long silence inexpressif qui fait rire la salle, avant de lâcher un « Rien du tout » tout aussi morne et drôle. Une jeune Italienne raconte comment elle n’avait, juste après la mort de son père, réussi à pleurer que pendant La Cerisaie. À la fin du spectacle, quand les acteurs avaient désigné Brook, elle s’était rendu compte qu’il était assis juste derrière elle et elle lui avait crié « Merci ! ». Un homme rappelle le « théâtre pour tous » de Vilar. Un autre cite Beethoven : « Je n’ai pas écrit la neuvième symphonie pour tous, mais pour chacun ».

Puis sont projetés des extraits de La Cerisaie. Très différents par leur ton et par la nature du film de tout ce que l’on a vu jusqu’ici (de Timon et de la Tempête, on n’a vu que de courtes répétitions en dehors du théâtre). Là, on est au théâtre et dans le théâtre. Les acteurs jouent un texte de théâtre et parlent comme au théâtre. La captation est belle, sobre et bien faite. Le tout est presque intimidant, le silence devient recueilli. Et Piccoli rayonne. Il occupe vraiment l’écran, captive et bouleverse par cette façon qu’il a d’être comme un peu à côté de lui-même. Dans le plan rapproché, les expressions de son visage touchent le cœur comme des pointes incessantes. C’est étrangement loin du souvenir que j’avais de la pièce. Je n’avais pas été très touchée à l’époque par ce jeu, que je trouvais un peu attendu, étonnamment traditionnel par rapport aux autres pièces de Brook que j’avais vues auparavant. Ce que je vois aujourd’hui, c’est tout d’abord que Piccoli est un fabuleux corps de cinéma, qui traverse l’écran pour nous toucher. Il parle avec Natasha Parry. Il est Leonid, elle est Lioubov. Ils s’apprêtent à quitter la maison qui a été vendue. « Je veux m’asseoir une minute », dit Natasha Parry, qui se met à son tour à rayonner alors qu’elle s’attarde en faisant ses adieux aux lieux. « Les murs et le toit de cette maison, je les regarde avec un amour si tendre, il me semble que je ne les ai jamais vus. » On y entend l’adieu de Brook à ce théâtre où nous sommes, cet adieu dont on comprend peu à peu qu’il nous le donne à partager pendant ces trois journées. La CerisaieEt en projetant ces images, c’est aussi avec Natasha Parry qu’il nous le fait partager. Elle a beau dire : « Adieu maison, bonjour la vie nouvelle. », son adieu à la maison sonne comme un adieu à la vie. Un adieu aussi de Brook à elle. Ou de Brook à lui-même, qui sait ? On dirait qu’il a délégué au fantôme de sa femme de nous dire le départ et la disparition, passés ou à venir. L’amour est immense soudain entre ce petit Brook calmement fatigué et le grand fantôme sur l’écran. Natasha Parry étreint Piccoli. Personne ne bouge dans le théâtre. De toutes petites toux seulement, celles qui surviennent quand le souffle se bloque dans la poitrine. Natasha Parry dit adieu à son jardin et à sa jeunesse, puis part avec Piccoli. Reste le serviteur oublié par les maîtres, qui fait à son tour ses adieux : « La vie est Peter Brookpassée, c’est comme si je n’avais pas vécu ». Nous avons encore pleuré, on le voit quand la lumière se rallume. Me reviennent soudain en foule des moments que j’ai passés dans ce théâtre depuis quarante ans et je me rends compte que je me souviens autant des personnes avec qui j’y suis allée que des spectacles eux-mêmes, peut-être même plus. La conversation à la porte de la corbeille autant qu’Alcibiade. C’est un espace continu de souvenir, dont les deux faces sont indissociables. Des parents aux camarades militants de l’adolescence, des camarades de lycées à ceux de la fac, des amis aux collègues, et les amours. Je cherche dans les recoins de ma mémoire. Non, les autres théâtres n’ont pas eu cet effet.

À partir de là, très peu de parole. Quelques extraits filmés de la Tragédie d’Hamlet : Bruce Myers en fossoyeur face au crâne du bouffon Yorik, Hamlet dédaignant l’amour d’Ophélie et surtout Natasha Parry de nouveau, qui conte la mort d’Ophélie. L’hommage continue, la déclaration d’amour plutôt. Natasha Parry allège le drame par sa délicatesse et parce qu’elle met des mots sur cette peine face à la mort qui nous agite en bloc et confusément car Brook l’a répandue sans la nommer.

On en arrive à Love is my sin, sonnets de Shakespeare que jouaient Natasha Parry et Bruce Myers, il n’y a pas si longtemps. Brook demande alors à sa fille Irina de lire l’un de ces sonnets en anglais. Elle est émue et on l’est pour elle. Debout, elle parle tout d’abord de l’expérience qu’a été ce théâtre, de son père, de sa mère, de ce qu’expriment les murs. Puis elle lit le sonnet pendant qu’apparaît au-dessus d’elle sur l’écran une image fixe de sa mère, photo d’un spectacle où elle est assise sur une chaise dans une longue robe sombre. La toujours jeune Shantala Shivalingappa, autrefois Ophélie, lit ensuite la traduction française du sonnet qui s’achève sur « Pourtant mes vers, traversant le Temps, te célébreront, malgré sa main cruelle ». Célébration d’amour, oui, c’est ça. Brook célèbre sa femme, c’est ça. Et les mots apaisent, qui se posent sur ce qui nous émeut depuis un moment déjà. L’émotion se détend à être ainsi nommée, mais elle se déploiera encore après cette désignation claire. If music be the food of love… Franck Krawczyk joue sur le piano électrique un Nocturne de Chopin. Souvent, les Nocturnes font pleurer. Là, c’est le contraire. Le Nocturne fait respirer pour aller retrouver la ville dehors dans la nuit. Une femme assise à côté de moi s’attarde. Elle a de beaux cheveux blancs et me parle du premier spectacle de Brook qu’elle a vu, à New York au début des années soixante-dix. Elle regarde Brook resté sur la scène avec les siens et me dit : « C’est une leçon de mélancolie ». Elle le dit en riant et le rire reste sur son visage longtemps après la phrase.

Dehors, je me dis qu’au fil des années et des rôles, Brook a fait jouer à Natasha Parry cette figure qui affronte et défie la mort, qui parle la disparition pour la conjurer ou la rendre supportable. Cette ligne qui relie ses rôles ne m’était jamais apparue. Je me demande ce que Brook penserait de cette idée, ou plutôt comment lui-même pense tout cela.

Lundi 28 novembre

On reprend à midi. L’élan de Brook est différent, plus tonique que la veille. Il commence par parler de cette chose centrale au théâtre qu’est la « représentation ». « Représenter, dit-il, c’est rendre présent, faire que le passé devienne présent ». C’est bien ce qui se passe depuis deux jours, avec des Peter Brookallers-retours. Le passé monte dans le présent, s’éloigne et revient. Ce n’est pas exactement une représentation pourtant. Je ne sais pas comment nommer ou définir ce qui se passe là. Aujourd’hui, il va être question de la « découverte d’un monde ailleurs », qu’il s’agisse de porter sur la scène des « mondes que l’on ne connaît pas » ou de voyager pour travailler avec eux. Le court texte de présentation du programme évite les termes « autre », « étranger » et « culture », c’est déjà un petit miracle. Mine de rien, ce choix de langage balaie tout un champ de mots engluants, dont on se rend soudain compte qu’ils sont si omniprésents que l’on aurait presque fini par s’habituer à leur musique grise.

Brook raconte les premières étapes de ces voyages : le désir de sortir des conventions théâtrales à la fin des années soixante, la rencontre à Londres avec Bruce Myers qui avait une moto et « en avait marre de ce théâtre », l’arrivée à Paris qui accueillait tant d’étrangers et était « le lieu où être », la création du Centre International de Recherche Théâtrale (1971). Puis les voyages à travers le monde pendant trois années, avec ce choix de jouer partout, sauf dans des théâtres. Avec tout d’abord Orghast, créé à Persépolis à l’invitation du festival Shiraz. Conçue avec Ted Hughes, la pièce avait été écrite par ce dernier dans une langue qu’il avait inventée. Pour sortir des conventions verbales, Brook et Hughes avaient commencé par travailler sur les mots et leurs sonorités en allant chercher dans les plus anciennes des langues, l’avesta et le grec ancien, dont des phrases finirent par entrer dans le texte de la pièce. Et Brook demande à Bruce Myers de venir les dire. Bruce vient se poser debout près de lui sur la scène. Lui, qui est aux côtés de Brook depuis Londres, n’a toujours pas dit un mot depuis deux jours. Il se plante devant nous, majestueux et droit, avec ses yeux aussi plantés droits en nous. Une voix très forte sort de lui pour prononcer une phrase en avesta. Lamentation et ordre tout à la fois, elle nous convoque et nous entraîne dans une réalité très lointaine, faite de rituels et de rois, mais aussi de Persépolis en 1971, de Brook et lui dans ce temps-là. Bruce redit la même phrase en grec ancien, mais hésite sur la fin, s’interrompt et est rejoint par Myriam Goldschmidt, qui vient à sa rescousse. Noire claire, un foulard autour de la tête, de grands yeux habités, elle tient de la prêtresse et du gamin, annonçant avec humour qu’elle a des problèmes de mémoire. Le souvenir d’elle me revient brusquement et précisément en une vision condensant les Iks (1975) comme parfois certaines images de rêves peuvent en condenser le récit. Ce qu’elle a été sur scène autrefois et ce qu’elle y est aujourd’hui se superposent pour former un personnage, comme si l’univers de Brook devenait un petit monde imaginaire dont nous aurions autrefois découvert quelques histoires et rencontrerions aujourd’hui les habitants.

Cette épaisseur soudaine de la figure de Myriam Goldschmidt s’étend aux autres acteurs apparus ces trois derniers jours, dont certains écoutent maintenant sur les gradins. Elle tient au temps passé, à ces mêmes années – pour moi aussi plus de quarante – que nous avons parcourues, eux et nous, autour de cette scène. Ils n’apparaissent pas comme un repère dans ce bloc de temps, comme l’aurait été une troupe régulière incarnant une continuité linéaire, mais comme des figures parcellaires d’un monde dont la vie les aurait pleinement occupées, parfois ailleurs, loin de nous, et qui ne seraient venues que pour partager un bout de cette vie quand cela aurait été vraiment nécessaire. Ce curieux sentiment de personnages appartenant à un monde tient aussi à la distance particulière entre leur présence d’autrefois sur la scène à travers leurs divers rôles et leur façon d’y être aujourd’hui autour de Brook. Ils sont exactement pareils, ce qui donne le sentiment qu’ils n’ont jamais « composé » et que Brook a travaillé sur ce qu’ils sont, l’a donc profondément observé et aimé. Et en même temps, ils sont comme décalés, car leurs personnages dans chaque pièce avaient une densité, une concentration, dont on mesure à quel point elles sont éloignées du naturalisme. Myriam Goldschmidt me fait comprendre cela pendant que monte son incantation en duo avec Bruce Myers. Elle est courte, mais ce qui monte dans leur corps et leur voix est immense. C’est très ancien et très présent. Ça porte cette force du langage qui se déploie ailleurs qu’en la signification. Je ne sais pas bien ce que c’est. Sans doute est-ce différent pour chacun de nous, mais cela qui les traverse et nous atteint est au cœur de ce qui circule dans le théâtre depuis deux jours. C’est avec leurs voix que cette journée de lundi s’ouvre vraiment. Ils ont donné le ton. Bref, doux, un peu comminatoire aussi.

Ensuite, ça va vite. Films et interventions viennent compléter le récit de ce premier temps des voyages. DOrghast, on apprend que la pièce fit rire au Nigeria car le mot inventé par Ted Hughes pour nommer le soleil y désignait les organes sexuels. Un film montre Yoshi Oïda et Alain Maratrat qui improvisent au milieu de villageois africains avec pour seuls accessoires un carton et une paire de chaussures. Brook évoque son travail ensuite en Amérique, avec de premières expériences dans des réserves indiennes puis des présentations publiques d’exercices à Brooklyn. Un film montre les spectateurs debout formant un cercle assez serré autour des acteurs dans une grande pièce aux airs de gymnase. On y voit apparaître le bambou qui reviendra dans tant de pièces de Brook, jusqu’à devenir la flûte et les murs d’Une Flûte enchantée. Un Asiatique en fait le sabre d’un combat virtuose, un Noir marche en le tenant comme par magie en équilibre sur sa tête. Corps et esprit, il s’agit de préparer quotidiennement son instrument, commente Brook.

On en arrive aux Iks, pièce conçue d’après un texte de l’ethnologue Colin Turnbull qui décrit la terrible déshumanisation d’un petit peuple d’Ouganda, ces Iks, déplacés et sédentarisés au gré de la délimitation administrative d’un tracé de frontière. Un film pâle montre une étonnante représentation dans une carrière en Australie, espace immense où les acteurs circulent entre des bambous figurant maisons et huttes. Jean-Guy Lecat, scénographe, raconte comment il devait préparer et adapter des lieux en extérieur alors que Brook lui répétait à chaque fois qu’il ne savait pas ce qu’il allait faire avant de s’y trouver. Je regrette de ne pas voir un extrait de la pièce telle qu’elle avait été jouée aux Bouffes du Nord, j’aurais voulu que des images m’aident à me la remémorer. L’argument de cette déshumanisation m’avait frappée. Il est devenu très à la mode ces derniers temps, mais souvent sur le ton d’une généralisation moraliste sur la modernité ou sur la nature humaine, ce qui n’était en rien le ton des Iks. J’aurais aimé que des images puissent me donner à comprendre les raisons de cette différence, que je tente de cerner en rappelant mes souvenirs de la pièce. Chassés de leurs terres et réduits à la misère, les Iks ne faisaient plus que de chercher de la nourriture, ils chassaient les bouches inutiles qu’étaient les vieux et les enfants, n’enterraient plus les morts. Le centre de la pièce n’était pourtant pas cette déshumanisation spectaculaire, mais l’ethnologue, le type dont la compassion est mise à l’épreuve. (Et de nouveau, voici la compassion au centre, ici jusque dans ses recoins les plus douloureux et tortueux ; elle me semble soudain un nœud profond et central des recherches de Brook.) Et l’épreuve est rude. Cet ethnologue qui veut comprendre et faire le bien, en arrive à partager l’égoïsme des Iks, à se haïr de le faire, à suggérer de les déporter individuellement aux quatre coins de l’Afrique pour briser leur sociabilité monstrueuse et sauver ainsi les générations à venir. La compassion est devenue impossible et l’ethnologue doit faire l’expérience de cette impossibilité pour, malgré tout, continuer à échanger avec les Iks, ce que les mots « Brinji lotop » condensent dans ma mémoire. C’est par ces mots que les Iks demandaient des cigarettes, demande mécanique qui semblait avoir remplacé le « bonjour » et à laquelle se heurtait répétitivement l’ethnologue, dont la bonté finissait par ne pas être inépuisable. « Brinji lotop » m’est resté comme une formule désignant ces moments où l’on doit en passer par la demande ou la mendicité harcelantes pour établir le contact, pour rester ensemble encore sur le banc. Cette pièce, qui me semble après coup la plus noire et la plus artaudienne aussi des spectacles de Brook, je l’avais follement aimée, comme un objet obscur qui ouvrait des pistes pour penser le monde. Je vérifie la date du spectacle, 1975, très proche donc de Timon d’Athènes, joué la même année. J’imaginais que plusieurs années s’étaient écoulées entre les deux pièces tant j’ai l’impression d’avoir vu Timon avec des yeux d’enfant et Les Iks avec un esprit déjà adolescent. Effet différent des deux spectacles ? L’un aurait-il préparé la compréhension de l’autre ? Ou aurais-je brusquement mûri en quelques semaines pour quelque raison mystérieuse ? À moins encore que Les Iks n’aient été repris au cours des années suivantes ?

Puis la route devient ligne, chemin d’un voyage avec un but et des étapes. Brook fait un bref passage par L’Os (1979), conte africain dont le rire était, dit-il, nécessaire pour se détendre avant d’attaquer La Conférence des Oiseaux (1979), ce poème soufi du XIIe siècle qu’il présente comme une « auberge » sur la route du Mahabharata (1985). Des extraits d’une captation de La Conférence montrent l’oiseau qui choisit de rester dans sa cage parce qu’il l’aime, puis une scène jouée avec des masques. Des masques en général, Brook affirme qu’il ne les aimait pas car il les trouvait grotesques, à l’exception de ces masques balinais qui, finement gravés, « attrapent la sensibilité ». Il appelle Tapa Sudana, acteur balinais qui a joué dans nombre de ses pièces et qui assiste à ces journées depuis le début, ayant fait le premier jour une intervention brouillonne où il était beaucoup question de sagesse. Tapa Sudana descend du balcon pour raconter en forme de sketch cette aventure avec les masques. Il raconte l’histoire des différents masques et les montre sur une grande tablette qu’il pose devant son visage. Le masque y perd son caractère de fétiche primitif, mais non sa magie. Et Tapa raconte comment Brook lui avait demandé de jouer le masque de la mort, mais sans le masque. Il rit, danse, s’embrouille, s’en sort et emporte le rire, ce qui laisse Brook à la fois amusé et un peu distant.

Peter BrookEt nous voici arrivés au gros morceau qu’est le Mahabharata. Je l’avais vu plusieurs fois, la nuit entière à la Carrière Boulbon en Avignon, d’un bloc encore, puis aussi en trois soirées aux Bouffes du Nord. Brook en avait beaucoup parlé à l’époque, l’aventure est bien connue et on le sent. Les étapes défilent : les onze ans entre le début et l’aboutissement, le temps ainsi donné aux différents chantiers du travail, les voyages en Inde, les rencontres, les costumes. Puis des extraits du film que Brook en a tiré et une scène rejouée par deux acteurs. C’est épique et ça défile avec grâce, mais de façon un peu attendue. Brook résume la leçon de la grande épopée indienne : « Toute victoire est une défaite ». « Pour Donald Trump aussi », ajoute-t-il. La pique fait rire, mais pas seulement. Oui, Trump a été élu et l’Afrique ou l’Inde ne sont pas que des réservoirs de gestes, de sagesse ou d’expérience. Reviennent à ma mémoire, comme des décors autour de certains spectacles, les époques où je les ai vus. Autour de Timon le misanthrope et des Iks déshumanisés, me reviennent ces luttes vivantes du milieu des années soixante-dix, ces luttes visibles partout, y compris pour l’enfant que j’étais, et qui rendaient visibles la vie de personnes inconnues, en France comme à travers le vaste monde en décolonisation. Derrière La Conférence des Oiseaux, sa forme de fable et sa traversée initiatique des vallées jusqu’à celle de l’étonnement, se détache cette fin de l’ère Giscard où, lycéenne, je militais dans les rangs syndicaux et trotskystes, et où montait l’espoir d’un changement dont l’union de la gauche semblait pouvoir être un des moyens. J’emmenais à plusieurs reprises des camarades militants à la Conférence pour mêler à nos débats d’autres façons d’agir sur le monde ou de le voir. Je me souviens d’extraordinaires discussions sur la vertu révolutionnaire de la grâce.

À ce point, même si les pensées sont allées très vite comme dans des rêves, j’ai un peu décroché de ce qui se passe sur la scène. J’y suis ramenée par la désynchronisation d’un extrait du Mahabharata, qui fait les acteurs remuer les lèvres en silence et leurs répliques résonner sur leurs visages immobiles. Brook fait arrêter la projection. La régie promet de réparer la chose en quelques minutes. Intermède, donc. Kudsi Ergüner joue alors de la flûte et Toshi Tsuchitori s’assoit au centre de la scène pour chanter un très beau chant avec une voix fatiguée qui s’éraille parfois sur le chant ancien. La régie restant impuissante, Shantala Shivalingappa vient chanter un fragment de la Bhagavad-Gita. Elle présente le texte, où il est question de l’arbre de vie dont les racines montent vers le ciel et les feuilles descendent vers la terre. Elle ajuste le volume de son téléphone portable qui diffusera l’accompagnement musical. Elle chante avec une douceur têtue et envoûtante à côté de cet iPhone qui, posé vers nous sur une chaise à côté d’elle, devient partie intégrante de cette douceur impérieuse à force d’insistance.

D’autres spectacles reviennent à ma mémoire, avec encore le décor de leur époque. La Cerisaie, peu avant ce tournant que fut l’élection de Mitterrand en 1981, période d’étrange espoir où me semblaient s’institutionnaliser des artistes dont j’avais aimé la liberté d’imaginer des mondes loin du naturalisme et des codifications sociales. Rivette avec L’Amour par terre se mettait à raconter les histoires de la bourgeoisie, Barbara chantait L’Homme à la rose, je mettais La Cerisaie dans le même sac. Me revient ensuite Le Mahabharata, vu quatre ans plus tard. Son grand souffle d’épopée embrassant le pouvoir et la guerre se déployait dans cette période de relative insouciance dont il ne me semble n’avoir mesuré la détente que des années plus tard. Je la revois comme un moment où l’on avait une impression « d’avoir du temps », qui a été progressivement ébréchée au cours des décennies suivantes par la montée de sentiments de menaces et d’urgence, sentiments avec lesquels nous arrivions aussi aux Bouffes du Nord au fil des années. M’en reviennent là non pas des spectacles, mais des lignes parcourant ces années qui ont suivi. La ligne des pièces « neurologiques » qui concentrent le drame sur l’individu isolé et celle des pièces que je dirais « anti-barrières », fables ou récits, qui, sans en faire un thème, sont venues régulièrement marteler contre le racisme alors que celui-ci s’exprimait (et s’exprime encore) de plus en plus ouvertement. La petite phrase sur Trump a fait défiler ces éclats de temps, mais, quand j’en arrive au présent, elle me fait penser à Faulkner, au monologue de Quentin dans le Bruit et la Fureur.
« No battle is ever won he said. They are not even fought. The field only reveals to man his own folly and despair, and victory is an illusion of philosophers and fools. » (« Les batailles ne se gagnent jamais. On ne les livre même pas. Le champ de bataille ne fait que révéler à l’homme sa folie et son désespoir, et la victoire est l’illusion des philosophes et des sots ». Le bruit et la fureur, trad. Maurice-Edgar Coindreau, Gallimard). Je me rends compte que Brook et Faulkner provoquent chez moi des sentiments très proches, un sentiment tout d’abord de souffle. Par leur façon de prendre à bras-le-corps les drames de l’humanité, la destruction et la folie, de nous faire les traverser et en ressortir avec une force de vie intacte, renforcée par la traversée. Par ce même art de rendre présent, qu’il s’agisse, sur la scène, de rendre présent le passé ou, dans les romans, de mêler les temps et de faire de ce passé « qui ne meurt pas, qui n’est même jamais passé » — « The past is never dead. It’s not even past » Requiem for a Nun, William Faulkner — une matière présente qui n’est ni souvenir ni flash-back. Avec aussi cette même obsession du temps comme mystère à défier, tous deux pareillement habités sur ce point par les mots de Shakespeare. Et ce postulat commun aux deux de la liberté de l’homme. Depuis des années, je me promène dans les mondes qu’ils ont créés, le comté imaginaire de Yoknapatawpha et celui que forment les acteurs/personnages de Brook dont je découvre l’unité à le voir ces jours-ci sur la scène. Ce sont des mondes où se promener car ni l’un ni l’autre ne forment un monde monumental et clos (comme ceux de Balzac ou de Proust), mais sont tous deux des mondes avec des ramifications, des petites formes et des grands chants, avec aussi des Blancs et des Noirs. Je me demande ce que Brook peut bien penser de Faulkner.

Le chant de Chantala se termine. Il a laissé la place pour rêver et se souvenir du monde au-dehors du théâtre. On plaisante sur les gradins, on est tous ravis que le film se soit désynchronisé, on espère qu’il ne reprendra pas. Brook invite alors le public à s’exprimer. Les gens sont très touchés, ils le disent et remercient. Beaucoup d’Italiens parmi eux. Un type tout en tension dit l’énergie qui naît de ce moment passé ensemble, qu’il voudrait prolonger. Il fait appel au « vivre ensemble », tout en critiquant cette formule dont l’usage et la vacuité lui sont devenus insupportables. Sa tentative pour nommer avec les mots du jour ce qui se passe, est douloureuse et maladroite, mais elle touche. Le politique y pointe le bout de son nez, il vient bien de résonner dans le théâtre. Une Anglaise raconte comment Marat-Sade, qu’elle a vu dans les années soixante, a changé sa vie. Brook lui fait signe de ne pas exagérer. Elle sourit. « I know we need to be our own hero but it is good to know there are heroes ». Brook sourit en réponse. Il dit que son travail n’existe pas, que ça se passe à travers les autres, que lui-même est « changé par les autres » et qu’il essaie « de répondre à ça en travaillant ensemble ». Une femme qualifie de miracle ce qui se passe entre « vous et nous » et précise que ce n’est pas « comme un film ». La petite panne nous a découragés des images, c’est un fait. Brook parle du silence devenu impossible dans le vacarme des images et des sons, de la sensation parfois d’être seul dans un grand marécage, de la petite parcelle de vie qui reste quand bien même le monde entier serait détruit. Avec son sens de la formule, Carrière en appelle à « la patte de la fourmi boiteuse » que l’on pourrait encore trouver si le monde entier tombait dans le néant, selon l’astrologue de la Conférence des Oiseaux. Un homme âgé et nerveux se lève pour dire « l’écroulement de l’espoir politique » au beau milieu de « ce que vous appelez gentiment un marécage ». Il mentionne la déprimante actualité que nous avons tous en tête : Fillon sera le candidat de la droite à l’élection présidentielle au terme des primaires qu’il a remportées hier soir. L’homme ajoute à l’adresse de Brook : « Vous faites partie des gens extrêmement peu nombreux qui peuvent nous faire survivre dans un monde post-politique ». Son débit d’orateur est haché. Il est très tendu et mécontent, mais aussi heureux d’être là et de partager cet échange. Son intervention suscite des grimaces agacées autant que des sourires, parfois chez les mêmes personnes. Le désespoir qu’il exprime est sans doute partagé et les mots très courants qu’il utilise, sont sans doute aussi passés par la tête de bien des participants. Une sorte de soulagement passe, que ces mots dans lesquels nous baignons aient été mis sur le tapis. « Post-politique », le terme fait rire Brook. Il dit qu’il n’a jamais voulu faire de théâtre politique. Donner des leçons et dire aux gens que l’on comprend mieux qu’eux ce qu’ils vivent, non. Que le théâtre tende un miroir, oui. L’acteur prend des mots qui ne sont pas à lui pour les rendre convaincants, oui, c’est un travail honorable. Mais l’acteur voit bien le travail de l’homme politique, qui, lui, doit rendre tout ce qu’il dit, ses promesses y compris, plausible et convaincant, tout en sachant pertinemment que ce sont des mensonges. D’où il s’ensuit que ceux qui font du théâtre se méfient des hommes politiques.

Ça ne répond pas vraiment à l’intervention de l’homme nerveux (dont le compte-rendu de Jean-Pierre Thibaudat dans Mediapart me fera découvrir qu’il s’agit d’Alain Touraine), ça ne la contre ni n’approuve, ça n’en reprend surtout aucun mot, ça pense ailleurs. La force de Brook tient à son refus obstiné d’utiliser nombre des expressions courantes, qui, à rester ainsi dédaignées, s’effilochent et perdent peu à peu de leur sens. C’est un certain art d’être « à côté », de faire rebondir la balle sans viser ce qui semblait être le centre, et qui, du coup, se déplace. Et Brook va aussi répondre en racontant maintenant son expérience théâtrale en Afrique du Sud pendant l’apartheid. Au Market Theater, scène installée dans le marché de Johannesburg car seul le marché permettait de mêler Blancs et Noirs, ces derniers n’ayant pas le droit d’entrer dans les théâtres. Brook raconte les voyages, le travail, le public, et ce jour à Séville où, quand on lui avait demandé si Mandela allait être libéré, il avait répondu oui. Il n’en savait strictement rien, sa réponse n’avait été guidée que par l’espoir. Après quelques extraits d’une pièce filmée à Johannesburg que brouillent la vidéo délavée et le son défaillant, Bakary Sangaré raconte comment il avait été arrêté par la police alors qu’il jouait dans la pièce le rôle du Soleil. La rumeur s’était propagée dans le voisinage : « On a arrêté le Soleil ! ». Et en riant, il raconte comment il avait été pris de rire devant les flics. Il ne pouvait s’en empêcher, ne parvenait à rien faire d’autre que rire et rire encore.

Et on en arrive à Tierno Bokar. Montée aux Bouffes en Nord en 2004, la pièce raconte l’histoire d’un cheikh soufi condamné dans la fin de sa vie à l’isolement par les intolérances religieuses et les conflits tribaux qu’exacerbent les jeux de la puissance coloniale française dans le Niger des années trente. Brook parle peu. Il n’évoque en rien le contenu de la pièce, directement politique pour le coup, mais seulement Sotigui Kouyate, qui jouait le cheikh Tierno Bokar.

Notre grand ami, dit-il, en parlant du disparu, mort il y a six ans. Et ce « nous » gagne tout le théâtre. Manifestement très ému, Brook semble soudain très fragile et ne s’en cache pas. C’est un nouvel hommage qu’il fait, d’amitié aujourd’hui. Un extrait filmé de la pièce montre la mort de Sotigui/Tierno Bokar, qui, à bout de forces et incapable de parler, porte la main à son cœur pour signifier sa foi. C’est bouleversant, insupportable de le voir mourir. Insupportable aussi de voir après sa mort la lamentation des proches, le chagrin des vivants qui restent. L’extrait montre frontalement à l’œuvre cette mort qui rôde souterrainement depuis trois jours au fil des évocations, autour de laquelle Brook semble tourner comme pour l’apprivoiser. Le cœur de la fleur a éclos. La lumière se rallume, sur nos larmes encore. Les morts nous font vivants, ils vivent en nous, dira Brook après un temps de silence. La banalité du propos fait du bien. Assise au parterre, Myriam Goldschmidt évoque Sotigui, son « acte d’être », sa « chanson », façon à elle de désigner ce que l’on est tenté d’appeler la « Sotiguiness ». Elle ajoute que Sotigui lui a appris l’Afrique, à elle qui « n’est pas née dans son origine », comme elle le dit avec tristesse et rage. Ce sera la seule allusion de la journée à cette question de l’origine, qui vient résonner ici comme une blessure. La compagne de Sotigui appelle à chasser la tristesse et raconte la bienveillance bien vivante des personnes qui l’ont connu. L’émotion s’apaise doucement, par paliers.

Plusieurs courtes interventions encore, dont celle d’un jeune spectateur enthousiaste qui ne connaît le travail de Brook que depuis un an, mais se sent tout autant partie prenante de l’histoire et du moment présent que tous ceux qui l’aiment depuis tant d’années. Le temps se distend et les années s’allègent. Et Brook dit encore une chose. Qu’il y a un mot que l’on n’a pas utilisé jusqu’ici dans ce grand cercle que nous formons. Que dit-on quand on va au théâtre ? « J’ai assisté à la représentation ». Assister, dit-il, c’est ce que nous faisons, y compris en cet instant présent. Nous nous assistons les uns les autres dans ce grand cercle. Assister. Je veux bien que Brook se refuse à être politique, mais, sous son apparente douceur et en prenant le mot à revers, c’est une grande gifle qu’il lance à tous ceux qui tonitruent contre les « assistés ». Ce n’est, bien sûr, pas la cible centrale de son intervention, c’est au passage. Même pas polémique et d’autant plus fort.

Applaudissements. Puis les gens se lèvent et discutent sur la scène, public et intervenants mêlés. Le moment n’a pas la sécheresse d’une fin car ce n’en n’est pas vraiment une. Un film va être projeté, dont nul n’a bien compris ce qu’il est. Je questionne sur la scène. Il s’agit d’une captation de Sizwe Banzi est mort, une pièce sud-africaine des années de 1978, montée par Brook en 2006. Une demi-heure plus tard, quand la projection commence, beaucoup de gens sont partis. Et nous qui sommes là reposons nos têtes et nos cœurs devant l’image et le son, à nouveau pauvres, de cette fable jouée par Pitcho Womba Konga et Habib Dembélé. Le premier joue Sizwe Banzi, qui s’est fait arrêter et tient à la main un ordre d’expulsion qu’il ne sait pas lire. Le second, combinard, en vient à lui suggérer de prendre les papiers – en règle – d’un cadavre qu’il découvre par hasard sur le trottoir en lui pissant dessus. Sizwe Banzi commence donc une nouvelle vie en endossant l’identité du mort. La fable, drôle, rit des identités sociales et de leurs décalages avec les corps. Et elle est aussi traversée par un mouvement double et contradictoire. La réglementation administrative de l’apartheid tue effectivement la personne de Sizwe Banzi, car ce centre en elle que le nom résume et porte (que peut-il bien rester de la « Sizweness » ?). Mais le cadavre trouvé sur le trottoir fait bien de cet homme sans nom un nouveau vivant. Et c’est tendue entre ces deux pôles que la pièce fait tour à tour rire et pleurer. On n’en saura pas le dénouement, s’il y en a un, car le film s’arrête avant la fin de la pièce, mais ce double mouvement prolonge encore sous une forme légère celui de ces trois jours que nous venons de passer.

Bouffes du Nord © Emmanuelle Démoris
Bouffes du Nord © Emmanuelle Démoris

Je sors, parle avec un ami, puis marche jusqu’à la gare du Nord en longeant les restaurants et commerces indiens dont je me suis souvent amusée à penser qu’ils s’étaient installés dans le quartier parce que Brook y avait son théâtre.

Bénichou samedi, Natasha Parry dimanche, Sotigui lundi. Chaque journée a été une déclaration d’amour.

Et je n’avais pas perçu à quel point la mort était présente dans le travail de Brook. Peut-être plus que chez Kantor, bizarrement. Comme si Brook traversait les états de la mort pour les donner à voir. Jamais vu que ça puisse être aussi apaisé.

Et puis, dans la tonalité catastrophisante du monde qui nous entoure, que ça fait du bien !

Reste un mystère. Pourquoi donc est-il venu en France. Que Paris ait été le « lieu où être » en 1973 ne suffit pas… Il est étrange que la question n’ait à aucun moment été posée. Mais quelles que soient ses raisons, je l’en remercie.

Post-scriptum :

Quelques repères donc sur les dates des spectacles, que les spectateurs élucidaient en cours de route par internet ou en interrogeant leurs voisins : Je suis un phénomène (1998), The Valley of Astonishment (2014), La Tragédie de Carmen (1981), Impressions de Pelléas (1992), La Tempête (1990), Timon d’Athènes (1974), Fragments (2006 et 2015), La Cerisaie (1981), La Tragédie d’Hamlet (2000), Oh les beaux jours (1995), Love is my sin (2009), création du Centre International de Recherche Théâtrale (1971), Les Iks (1975), L’Os (1979), La Conférence des Oiseaux (1979), Le Mahabharata (1985) — à quoi on peu ajouter que le dialogue de R.D. Laing entre le médecin et le patient à trachéotomie se trouve dans Do You Love Me? An Entertainment in Conversation and Verse, publié en 1976.

Emmanuelle Démoris est réalisatrice, auteur de Mafrouza, sublime documentaire de douze heures au cœur d’un bidonville égyptien, Léopard d’Or des Cinéastes du présent au Festival de Locarno en 2010, sorti en salles et édité en DVD en 2011, actuellement visible sur la plate-forme Tënk. Elle a également participé à diverses expériences théâtrales, comme auteur, metteur en scène et actrice (notamment dans Ô Douce Nuit !, monté par Tadeusz Kantor en 1990).