L’autre soir au métro Solférino (mon lieu de travail est sis dans un quartier chic, si vous voulez savoir, un ancien hôtel particulier du septième arrondissement, je n’en dirai pas plus, il y a tant d’envieux), une jeune femme m’a abordé. Elle portait une tablette et un sur-gilet orange, ou bleu je ne sais plus. Elle faisait une enquête. Officielle, apparemment. Elle procédait à un sondage. Pour la RATP ?
« Vous sentez-vous racisé ? Répondez oui ou non. »
Conformément aux règles sanitaires en vigueur, elle portait un masque chirurgical. Moi aussi. Sur le coup, je n’ai pas compris ce qu’elle me disait. La rame arrivait. Sur la 12, aux heures de pointe, il vaut mieux ne pas rater une rame quand vous en avez une sous la main. Parfois, il faut en laisser passer deux ou trois avant de pouvoir intégrer la bétaillère. (On ne dira rien de la 13 mais je m’en fous, je ne la prends plus).
Bref, j’étais pressé. Je dois, pour la postérité, signaler que j’avais tout de même eu le temps de remarquer, à quelques mètres de moi sur le quai, l’auguste présence de Pierre Assouline, une petite mallette à la main. Peut-être contenait-elle un assortiment de gros éditoriaux sur le monde du livre et la veuve de Borges. Ou bien une liste explosive de nouvelles règles déontologiques pour l’Académie Goncourt. Je m’émus avec déférence et servilité. (Qu’une sommité des Lettres condescende à prendre le métro m’a semblé, ce soir-là, constituer une donnée en faveur des démocraties. Je ne sais pas si j’étais dans mon état normal).
Mais revenons à la jeune enquêtrice. Comme je n’avais pas bien saisi la teneur de sa question, j’ai dit : « Pardon ? ». Avec le masque, toujours, soyons clair.
« Juste oui ou non », a-t-elle répété.
Ai-je cru entendre qu’elle répétait.
Sans, me semble-t-il, aménité particulière. Mais ce n’est pas grave. On n’est pas toujours à son climax question sociabilité. Je peux parfaitement le comprendre et, même, l’entendre (nom de dieu).
Même si j’avais mal compris, j’étais tout prêt à monter sur mes grands chevaux, je tenais à sa disposition mes déclarations les plus solennelles, du genre : « Chère Madame, sachez que j’exècre et condamne toute forme de racisme. »
D’ailleurs, c’est vrai. Il n’y a pas de quoi se vanter.
Mais ça n’avait peut-être pas trop de rapport avec ce qu’elle me demandait, ce qu’elle avait besoin de savoir, ce pour quoi on l’avait mandée afin de connaître ce qu’il y avait à savoir, ou de savoir ce qu’il était possible de connaître.
Elle avait l’air pressé elle aussi. Elle devait avoir un quota de « oui » et « non » à récolter et rentrer dans la tablette en un temps donné.
Qu’est-ce qu’elle m’avait demandé au juste ? Avait-elle dit « racisé » » ou « racé » ? Le port du masque ne favorise pas la clarté de l’élocution.
Quoi qu’il en soit, ce n’était pas compliqué, je n’avais qu’à répondre oui ou non. Pas la peine de chercher midi à quatorze heures.
De se mettre la rate au court-bouillon.
Avait-elle interrogé l’illustre et prolixe Assouline ? Je ne le saurai jamais. Nos vies sont faites de manques.
Bon. Racé. Racisé. Oui. Non. Je ne me sentais pas à l’aise avec ces alternatives tranchées qu’on me demandait, si j’avais bien compris (car la jeune sondagière n’avait pas répété la question mais seulement l’injonction du oui ou non), d’émettre afin d’intégrer le panel.
Je grimpai dans la rame sans avoir souscrit à ce devoir. Qu’on pourrait qualifier de citoyen, si on se savait surveillé.
Pour changer, un abruti braillait dans son portable à 20 cm de mon oreille. J’eus soudain l’idée saugrenue de lui faire savoir avec l’autorité courtoise requise en pareilles circonstances que cela ne m’agréait point. Et que je ne devais pas être seul dans ce cas. Je renonçai aussitôt. Par fatalisme et aussi, je dois le dire, par fatigue anticipée de l’altercation physique ou verbale qui aurait pu s’ensuivre. Au soulagement de tout le monde – sauf ceux qui agissaient de même- cet individu descendit à la station suivante.
Ce qui me permit de repenser tranquillement à la présence de Pierre Assouline sur le quai de la station Solférino, à sa petite mallette, au fait que je ne savais toujours pas si par le biais de la jeune personne en sur-gilet bleu ou orange, on (mais qui ?) avait voulu savoir si je me sentais : 1 – « racé ». 2 – « racisé ». 1- Oui. 2- Non.
Ces circonstances apparemment sans rapport entre elles m’amenèrent à constater ceci : j’avais envie de frites. Et même d’un steak-frites. L’esprit est vagabond. Il emprunte des chemins de traverse sans crier gare. Il ne se montre pas toujours à la hauteur des problèmes cardinaux de l’époque. Il faudrait un Pierre Assouline pour nous en dire plus là-dessus. Mais sans doute l’a-t-il déjà fait. Si c’est le cas, je m’excuse auprès de lui, avec émotion et déférence.
De retour dans ma banlieue, en attendant les frites, je me suis attablé face à mon ordinateur et j’ai écrit cette remarquable chronique.
De rien.