Lauréat du Pulitzer pour The Underground Railroad, Colson Whitehead a été couronné une nouvelle fois pour The Nickel Boys, devenant après Booth Tarkington, William Faulkner et John Updike le quatrième romancier à recevoir à deux reprises la plus prestigieuse des récompenses littéraires américaines. Nickel Boys qui décrit la Floride ségrégationniste des années 1960 et dialogue avec l’héritage du Dr. Martin Luther King paraît en poche, dans une traduction signée Charles Recoursé.
« Nous serons victorieux car l’arc de l’univers moral est long mais il tend vers la justice ». Traversée par la vision fugitive d’un futur où l’égalité instituée par le Créateur sera devenue une réalité du royaume terrestre, cette formule du Dr. Martin Luther King, prononcée à l’issue de la troisième marche de Selma à Montgomery (25 mars 1965), est indissolublement attachée à sa mémoire : elle est gravée dans la pierre du monument qui lui rend hommage à Washington. Le Président Barack Obama a contribué à sa popularité, lui qui l’a citée à plusieurs reprises au cours de ses deux mandats, allant jusqu’à la faire tisser au cœur d’un tapis de la Maison Blanche. Suscitant une adhésion spontanée en donnant à voir, dans une fulgurance, un cheminement historique où la justice finit par l’emporter sur les obstacles qui encombrent sa route, ce célèbre aphorisme est lui-même une citation.

National Mall, Washington DC, États-Unis
Le Dr. King paraphrase en effet un sermon prononcé en 1853 par l’abolitionniste Theodore Parker. Alors que ce dernier se montrait précautionneux — « Je ne prétends pas comprendre l’univers moral. Son arc est long. Mon œil ne porte pas très loin. Je ne peux en calculer la courbe ni en achever la figure au moyen du regard. Mais je peux le deviner par la conscience. Et d’après ce que je vois, je suis certain qu’il tend vers la justice » —, la maxime du Dr. King fait l’économie de ces incertitudes en décrivant l’évolution générale de l’histoire américaine comme une marche lente mais résolue vers l’égalité. Comme l’a cependant remarqué Eric Holder, ancien procureur général des États-Unis, l’arc de l’univers moral ne tend pas naturellement vers la justice, en vertu d’une prédisposition d’ordre téléologique : c’est aux individus qu’incombe la responsabilité de « le tirer dans la bonne direction ». Holder a lancé cette mise en garde implicite le 20 septembre 2016, moins de deux mois avant l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Lorsque ce dernier a emporté la victoire, un mème satirique a aussitôt circulé sur les réseaux sociaux. Mettant en scène le capitaine des Dents de la mer (1975), son message affirmait : « On va avoir besoin d’un arc historique plus long ».

Comme le signale ce détournement, la citation du Dr. King venait de prendre une signification nouvelle pour beaucoup. Alors que le président Obama l’employait pour tempérer l’enthousiasme suscité par son élection, rappelant que les progrès sont longs à venir et qu’il faudrait du temps à l’Amérique pour remplir toutes les promesses du grand homme assassiné en 1968, la victoire de Trump suscitait chez certains la brusque impression d’une régression brutale, sinon d’une déviation de « l’arc de l’univers moral ». D’incitation à la patience, la formule devenait exhortation à ne pas désespérer. Elle invitait à croire, en dépit de toutes les preuves du contraire – toutes ces preuves qui se sont accumulées de fin 2016 à aujourd’hui – que l’évolution historique, freinée, voire inversée au cours de la nouvelle présidence américaine, reprendrait à terme son orientation fondamentale.
Quoiqu’elle ne soit pas citée par le dernier roman de Colson Whitehead, The Nickel Boys, la formule du Dr. King imprègne la pensée historique véhiculée par le texte, de sorte que son arc narratif épouse celui de l’univers moral. Un dialogue explicite avec les discours de Martin Luther King caractérise en effet le roman, complété par une méditation plus large sur l’histoire de la communauté afro-américaine. Cette histoire douloureuse, ce n’est pas la première fois que Colson Whitehead s’y confronte. Dans son précédent roman, Underground Railroad, Whitehead décrit la fuite d’une jeune esclave, Cora. Situé dans les années 1820, le récit s’inscrit dans la tradition du réalisme magique en n’épargnant au lecteur aucune des horreurs de l’esclavage tout en leur adjoignant une invention à proprement parler géniale (la trouvaille de Colson Whitehead mérite officiellement ce qualificatif : l’auteur a remporté en 2002 la bourse MacArthur, surnommée « bourse des génies »).
Partant du « underground railroad » historique – réseau secret de routes et d’abris utilisé par les esclaves pour se réfugier au-delà de la ligne Mason-Dixon –, Whitehead en interprète littéralement le nom métaphorique et imagine un lacis de voies ferrées courant dans les profondeurs du sol américain. Le résultat est une fable d’une puissance d’évocation inouïe, qui donne à l’histoire de Cora les dimensions d’un mythe : son odyssée dans le Sud rompt avec les réécritures commodes de l’histoire qui ont cherché à atténuer l’horreur de l’esclavage. Au lieu de mettre en scène des serviteurs joviaux et dociles comme ceux qui entourent Scarlett O’Hara dans Autant en Emporte le Vent (1936), Whitehead dépeint un système plantationnaire dont les victimes sont torturées, humiliées, violées impunément. Underground Railroad dynamite la représentation complaisante de l’esclavage véhiculée par le roman de Margaret Mitchell, avec autant de résolution que le héros de Quentin Tarantino qui, dans Django Unchained (2012), fait voler en éclats une plantation du Mississippi.
Nickel Boys poursuit le travail de l’auteur sur l’histoire de la communauté afro-américaine en racontant une autre histoire fictive qu’il fonde cependant sur des faits réels. Whitehead a en effet étudié les témoignages disponibles sur l’école Arthur G. Dozier, maison de redressement située dans le nord de la Floride, dont les pensionnaires étaient régulièrement victimes de viols et de sévices. Après la fermeture en 2011 de cette « usine à douleurs », au terme de 111 années d’activité, des dizaines de sépultures non marquées ont été découvertes à proximité de l’établissement. Le nombre exact des meurtres perpétrés par son personnel demeure inconnu.
Elwood Curtis, le héros du roman de Whitehead, est envoyé dans le double fictif de Dozier, l’école Nickel, après s’être trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Tandis qu’il se rendait à l’université pour y débuter sa formation, il est pris en stop par un homme noir sans savoir qu’il se trouve au volant d’une voiture volée. Un policier les arrête, Elwood est traité comme un complice par le système judiciaire floridien et bientôt envoyé à l’école Nickel où, à peine arrivé, il est victime de maltraitances qui le forcent à passer plusieurs jours à l’hôpital. Il s’y lie d’amitié avec un autre pensionnaire, Turner, adolescent cynique et individualiste qui fait ressortir par contraste l’optimisme d’Elwood.

Dans une interview accordée à Vanity Fair, Whitehead remarque que ses deux personnages incarnent deux aspects de sa personnalité : Elwood croit en la possibilité de faire advenir un monde meilleur tandis que Turner ne voit dans l’histoire de son pays qu’une litanie de génocides, de meurtres et d’injustices aux conséquences ineffaçables. Bientôt, les deux adolescents mettent au point un projet de fuite : ils s’échapperont de Nickel comme Cora s’est enfuie de sa plantation – et dans la récurrence de ce motif d’évasion, Colson Whitehead signale la permanence d’une oppression qui se perpétue dans des cadres juridiques distincts (les lois Jim Crow après l’esclavage) mais dont la brutalité demeure inchangée.
L’optimisme qui est la vérité profonde du caractère d’Elwood s’explique par l’éducation morale qu’il reçoit dans la première partie du roman. Inspiré par les discours du Dr. King qu’il ne cesse d’écouter dans un enregistrement que lui a offert sa grand-mère, Harriet, Elwood se prend à rêver d’un avenir meilleur pour la communauté afro-américaine, alors en plein mouvement des droits civiques. Les progrès de la cause portée par le Dr. King sont implicitement mesurés par l’évolution des règles d’accès à l’hôtel de Tallahassee où travaille Harriet. Longtemps interdit aux clients noirs, la déségrégation permet théoriquement à ces derniers d’y entrer mais, comme le remarque Harriet, « c’est une chose de dire aux gens qu’ils ont un droit et une autre pour eux de l’utiliser ». Les années passent et alors que le jeune Elwood espère à chacun de ses passages à l’hôtel qu’il va y découvrir un client afro-américain, les seuls individus à la peau noire qu’il y rencontre travaillent dans les cuisines. « La reconnaissance qu’il cherchait allait au-delà de la découverte d’une peau brune », explique le narrateur. « Il cherchait quelqu’un qui lui ressemble, quelqu’un qu’il puisse revendiquer comme un semblable. Il espérait que d’autres le revendiquent, lui, comme un semblable, ceux qui voyaient le même futur approcher, aussi lent qu’il puisse être, avec une prédilection exagérée pour les routes de campagne et les chemins ardus et secrets, à l’écoute de la musique cachée au plus profond des phrases et dans les pancartes peintes à la main que l’on brandit lors des manifestations. Ceux qui étaient prêts à peser de tout leur poids sur le grand levier pour faire changer le monde. Ils n’apparaissaient jamais. Ni dans la salle à manger ni ailleurs. »
Plusieurs décennies après sa fuite, Turner retourne pour la première fois en Floride afin de parler au nom des enfants noirs qui ont été maltraités, violés, tués, jetés dans des sépultures sans nom, afin d’exiger de l’État qu’il érige un mémorial aux victimes et leur présente des excuses officielles. La veille de son témoignage, il descend dans un hôtel de Tallahassee, sans savoir que l’établissement est celui là-même où, au début des années soixante, lorsqu’il était enfant, Elwood guettait en vain la venue d’un semblable et d’un frère. Comme à contrecœur, C. Whitehead décrit une évolution historique dont l’arc moral tend vers la justice. Longtemps fermé aux afro-américains, le grand hôtel de Tallahassee ouvre ses portes à l’ami qui vient œuvrer pour la reconnaissance des victimes, l’ami qui, conformément au vœu d’Elwood – qui est aussi le vœu d’Eric Holder – vient « peser sur le grand levier du monde », « tirer sur l’arc de l’univers moral ». Celui-ci est long, trop long, le démantèlement du racisme systémique est une urgence, comme les soutiens du mouvement Black Lives Matter ont raison de le clamer ; mais dans la scène finale de son roman, à travers la description apparemment banale d’un homme noir qui commande à dîner, Whitehead mesure le chemin parcouru depuis l’assassinat du Dr. King et, pour un instant seulement, en dépit de toutes les raisons qui existent pour l’étouffer, laisse fugitivement parler son optimisme.
Colson Whitehead, Nickel Boys, traduit de l’américain par Charles Recoursé, Le livre de poche, janvier 2022, 264 p., 7 € 40 — Lire un extrait