Vimala Pons : Enquête d’équilibre (Le périmètre de Denver)

© Vimala Pons / L. Gangloff

Elle est seule en scène. Mais à elle seule elle est nombreuse.

Vimala Pons, circassienne et comédienne, construit dans son nouveau solo une galerie de personnages autour d’une histoire de meurtre un peu anecdotique. Comme dans un roman d’Agatha Christie, témoins, suspects et même victime se soumettent successivement au rituel d’un interrogatoire qui décline leur identité (nom, métier, nationalité) et définit leur présence physique (silhouette, démarche, coiffure, accent)… L’interrogatoire terminé, le personnage esquissé est défait : à la fin de chaque passage, les masques tombent, littéralement, et laissent apparaître le visage et le corps de la performeuse, précise et imperturbable. Ne restent sur le plateau que le latex vide et les vêtements et autres postiches abandonnés, réduits à leur état d’enveloppes dépourvues de toute substance. Et peut- être de toute révélation. Définis par leur apparence, les protagonistes éphémères de ce parcours réglé n’ont d’existence que le temps de leur numéro. Leur apparence est le produit d’une succession d’états que la superposition d’un nombre incalculable de costumes dénonce.  La répétition des métamorphoses selon un protocole qui en fait ressortir la mécanique permet de jongler avec les identités. Tout est accessoire ! c’est le costume qui fait l’homme, l’objet qui témoigne.

Pour brouiller les pistes et élargir le périmètre de la fiction, deux lignes de force construisent le processus théâtral : l’accumulation et la répétition. Vertigineux et époustouflant, le premier effeuillage déroule ainsi un infini striptease : chemises, badges, jupes et shorts se succèdent jusqu’aux sous-vêtements, eux même multiples, comme si jamais la nudité du corps ne pouvait être révélée. Car c’est cette vérité, ce noyau dur de l’être, que le spectacle semble vainement traquer à travers le scenario policier. Toutes ces figurines sont fabriquées, tous les personnages ont menti, aucun récit n’est exact. L’alibi est notre lot, notre manière permanente d’être au monde. La vérité n’existe pas puisque tout se manipule : les objets mais aussi les horloges que trafique l’un des personnages et bien sûr le public qui se prête peut-être au jeu de l’élucidation.

Demeure dans cette quête une forme de déception. Tout se passe dans un décor elliptique constitué d’entrées et sorties « à vue ». À l’avant-scène, étiquetés comme dans les scènes de crime de nos séries préférées, les objets du délit (tasse de café figé, pistolet sous cellophane…) attendent de livrer leur secret criminel. Ces pièces à conviction, éléments disparates d’un puzzle que le récit retrace partiellement, passent de mains en mains pour une reconstitution approximative. Puisqu’on nous le dit, admettons que nous sommes dans une station balnéaire pour vieux riches où se croisent un hydrothérapeute canin, des clients en voyage d’affaire et une femme politique allemande contrainte à raconter sa vie pour se disculper. Le/la coupable (ne spolions pas !) se dénonce au deux tiers du spectacle et là n’est sans doute pas l’essentiel. Peu nous importe finalement la clé de l’énigme policière. C’est la quête qui compte, pas l’élucidation.  Les procédés ludiques sont plus stimulants que l’intrigue. Il s’agit par exemple de prendre au sens propre ce qui se donne au sens figuré. Quand une protagoniste est « écrasée par sa carrière » ou quand un autre « déplace une réunion » c’est tout une partie du plateau qui est convoquée au sommet du crâne de Vimala… Par le transport de l’objet, elle parvient à redonner aux mots leur sens plein pour attirer le regard sur le concret du langage. : une « prise de tête » littérale qui fait l’originalité du propos et la réussite du spectacle.

Car si elle reprend les codes classiques de l’enquête policière, Vimala Pons les mêle à son travail spectaculaire de portage, des objets comme des vêtements, pour expérimenter les rapports du vrai et du faux, du propre et du figuré, du lourd et du léger… En cariatide burlesque, elle met sa virtuosité au service de la culpabilité qui pèse sur chacun, soupçon ou sentiment profond, et qui trouve à chaque fois son équivalent matériel, bien trop gros pour les épaules d’un humain normal mais supporté néanmoins hyperboliquement par la technique de jonglage-portage de Vimala — qui portait déjà une machine à laver sur la tête dans Grande !… Constamment en oscillation, la performance au plateau rend concrète l’impossibilité d’atteindre un récit stable et rassurant. Le déséquilibre est la clé de voûte de cette construction qui menace toujours de de s’écrouler.

Le spectacle est donc un jeu fragile où s’éprouvent le vrai et le faux. Fortement bordé par son protocole, ce « périmètre de Denver », expression qui désigne en psychologie la zone de mensonge qui permet de s’accommoder avec le réel, demeure assez circonscrit. On comprend bien comment Vimala fait se rencontrer son travail sur l’objet et le costume avec le scénario policier et la question centrale du rapport au réel. L’ensemble est parfaitement mené mais le propos reste un peu convenu, un peu faible aux regards de l’inventivité plastique et corporelle  Plus prétexte qu’enjeu, l’enquête explicite et affaiblit le questionnement que les techniques de jonglage et de métamorphose déploient de manière plus déroutante et fantaisiste. La forme idéale, qui associera la prouesse circassienne à la construction d’une fable originale, reste à trouver. Cette proposition est une étape, virtuose et plaisante, dans le parcours d’une artiste polyvalente et douée.

Le Périmètre de Denver, conception, réalisation, texte et création sonore Vimala Pons – collaboration artistique Tsirihaka Harrivel – Durée : 1h30
Prochaines dates :
• Centre Pompidou les 10, 11 et 12 février 2022. Infos
• Le 104 du 16 au 26 février 2022. Infos
• TAP Poitiers du 9 au 13 mars 2022. Infos
• Le lieu unique, Nantes, du 22 au 24 mars 2022. Infos
• Halles de Schaerbeek, Bruxelles, 30 et 31 mars 2022. Infos
• Festival Spring, Val-de-Reuil, Théâtre de l’Arsenal, 8 avril 2022. Infos

• Bonlieu scène nationale, Annecy, les 13 et 14 avril 2022. Infos
• La Coursive, La Rochelle, 5 et 6 mai 2022. Infos
• MC2, Grenoble, du 17 au 21 mai 2022. Infos

© Vimala Pons / L. Gangloff