« Je ne sais pas ce qu’est ma langue » : entretien double avec Fanny Chiarello et Vincent Broqua

La geste permanente de Gentil-Cœur © éditions de l'Attente

Emmanuèle Jawad revient sur deux livres publiés en 2021 : La geste permanente de Gentil-Cœur de Fanny Chiarello et Photocall – Projet d’attendrissement de Vincent Broqua. Entretien avec les deux auteur.e.s.

Fanny Chiarello, dans La geste permanente de Gentil-Cœur, actualise la chanson de geste dans un texte formidablement rythmé par la contrainte du onzain et les musiques de la Louisiane. Après avoir effectué un parcours à bicyclette de 37 km, la narratrice retourne dans un parc de Sallaumines (Pas-de-Calais) à onze reprises dans l’espoir de revoir une jeune femme aperçue, instaurant ainsi ce qu’elle nomme une « permanence » tenue durant un mois, les jours nombres premiers.

Dans Photocall – Projet d’attendrissement, Vincent Broqua compose un texte poétique — introduit en exergue par une citation de Paul B. Preciado : « Comment aime-t-on ? Imaginons – le » — avec une diversité de formes à partir de matériaux textuels et graphiques hétéroclites où les langues étrangères (en particulier l’anglais) occupent une place essentielle. Caroline Bergvall introduisant son texte L’Anglais mêlé indique : « Parler, transmettre, inscrire les langues, c’est la racine même de l’imagination d’une écriture. »

Dans chacun des deux livres, un travail précis de composition est mis en place proposant une pluralité de formes (Photocall) ou des formes à contraintes (La geste permanente de Gentil-Coeur) – textes rythmés par l’introduction de mots, de bribes de chansons, de fragments en anglais.

Quel protocole d’écriture a été mis précisément en place ? Quel statut occupe cette pluralité des langues dans la constitution du texte poétique ?

Fanny Chiarello : Quand j’ai fini d’écrire Le sel de tes yeux, dont le personnage principal est une jeune athlète de Sallaumines, j’ai eu un moment de flottement : je n’étais pas prête à quitter le personnage ni à me lancer dans un nouvel univers romanesque, or je ne survis pas très longtemps sans écrire. La poésie est généralement ce qui me sauve dans les interstices de ma vie de romancière et j’ai donc eu l’idée de consacrer une série de poèmes au parc pour le moins modeste (si modeste que le mot parc semble une hyperbole) où j’avais vu courir la jeune athlète et pouvais donc espérer la revoir. J’ai décidé de me rendre à ce parc tous les jours nombres premiers pendant un mois parce que tout mon univers, littéraire notamment, repose sur les nombres premiers. J’ai décidé aussi de m’y rendre à vélo, tant l’idée même d’une permanence exacerbait mon aspiration fondamentale au mouvement.

Le premier jour, au retour de ma résidence itinérante, j’ai écrit ce que j’avais vécu et observé. J’en ai tiré un long poème et je l’ai regardé avec déception : il était informe, sans colonne vertébrale ni nécessité. J’ai aussi constaté qu’il y était question du chemin jusqu’au parc plutôt que du parc lui-même, et que les sujets abordés n’avaient aucune étoffe littéraire.

En route, j’avais souffert de la chaleur, des caprices de mon très vieux vélo et de la posture inconfortable imposée par un nouveau tatouage sur le poignet ; c’était un début de narration. C’est donc tout naturellement que m’est revenu le souvenir des chansons de geste que j’avais approchées au cours de ma scolarité. Ce serait amusant de prendre une forme épique, de l’évider de toute sa teneur guerrière, héroïque et galante (l’ennui existentiel contemporain coulé dans un moule médiéval), de piocher dans son lexique et de faire cohabiter des formes archaïques telles que ou adonques avec des termes techniques (relatifs au textile sportif, aux pneus de tracteurs ou au minigolf) mais aussi avec des anglicismes, pour deux raisons : d’abord, le bassin minier du Pas-de-Calais m’évoque le pays cajun de Louisiane (ils ont d’ailleurs des points communs linguistiques, des mots tels que asteur pour « à c’t’ heure », maintenant), ensuite parce que piocher dans deux langues à la fois est commode quand on joue avec les règles d’un genre qui impose une métrique mais aussi une musique faite d’assonances et d’allitérations. Ces contraintes ont produit un langage hybride et bancal, qui danse sur ses onze pieds. Il en ressort une impression de mouvement très forte.

Vincent Broqua : Merci de tes questions. J’aime les communautés qui n’en sont pas vraiment, les communautés précaires. Dans mes livres, les textes sont à la fois autonomes les uns des autres et en même temps tous liés les uns aux autres, c’est ce que j’appelle « le divers », d’autres parlent d’anarchie. Ça a l’air furieusement abstrait, mais c’est très simple : c’est ainsi que j’aimerais vivre. Avant d’écrire, je ne sais pas ce qu’il va se passer. Autrement dit, il y a éventuellement un projet mais jamais de protocole, si on entend par là un ensemble de règles édictées ou suivies pour écrire. Tout ce qui arrive dans mes textes arrive pendant leur écriture et leur assemblage.

Avec Récupérer, il en résulte un livre modulable. Il a des pistes : A (une enquête, des techniques du corps), B (une exposition, des entretiens d’écrans), C (traductions, épreuves du divers). Pour le livre, je les avais montées dans l’ordre B, A, C. Chacun.e peut suivre ou non ces pistes, les sampler, les monter à plusieurs voix… je propose même un peu de hors-piste : un site internet (recuperer.lu) permet un remontage du livre par les internautes. On peut entrer par où on veut. C’est une désinvolture vis-à-vis du livre – le sortir de lui-même, ne pas le figer dans la rectitude morale de son papier – et en même temps une manière de le prendre très au sérieux, dans l’ouverture aux multiples actualisations qu’en proposent les lecteurs et lectrices. Ces constructions sont aussi la manifestation d’une attention.

Si j’ai appelé Photocall « projet d’attendrissement », c’est que je ressentais vivement ce besoin de l’attendrissement, et le livre tente des gestes d’attention vis-à-vis des personnes qui ont bien voulu le lire. Une lectrice m’a dit : « attention, ce livre rend amoureux ». Mes livres inventent des genres, ici, le genre du photocall, un genre métamorphique qui rend compte de notre rapport au désir et à la langue des corps : à travers la notion d’exposition que suppose le photocall (ce moment où les acteurs/trices ou les célébrités se font photographier sur le tapis rouge), les textes se métamorphosent : d’un poème-pronom à la limite du récit surgissent des poèmes qui versent dans un récit central lui-même transformé en un essai-poème pour se retrouver dans les post-faces et le dialogue final avec mes hétéronymes « On n’est pas des casinos ».  La poésie ou l’écriture comme génération métamorphique de situations, d’êtres, de choses qui basculent l’une dans l’autre, une transformation du genre des mots et de tout, perpétuellement, comme un fluide parfois violent, parfois cruel, parfois flagrant-délit : la beauté des corps exposés dans leur nudité totale.

Dans Photocall, de nombreuses références cinématographiques jalonnent les différentes sections de l’ensemble : Rohmer, Godard, plus généralement les cinéastes de la Nouvelle Vague, Akerman, Fassbinder… La photographie également y tient une place par la référence notamment à Denis Roche : « je crois que les photographes sont les gens les plus amoureux qui soient ; et qu’on ne devrait pouvoir avoir envers eux que des rapports amoureux : ce sont les médiums du temps, et de rien d’autre que du temps (…) Dans la machine à écrire c’est pareil. Ce sont des machines amoureuses. » Dans Récupérer, le précédent livre, les références cinématographiques vont jusqu’à constituer des listes et le matériau même du texte (section Film Rythme du livre). « J’ai été pris dans une écriture surexposée, une écriture comme une présentation de film » (Photocall).
Dans La geste permanente de Gentil-Coeur, chacune des sections est introduite par une photographie et les références musicales sont indiquées en fin de volume sous la forme d’un générique de film. La narratrice pratique la photographie lors de ces permanences au parc Guimier. Dans Le sel de tes yeux, un précédent livre, la narratrice précise : « le jour de notre rencontre silencieuse, je préparais une exposition de photos et de textes sur la langueur de l’été dans le bassin minier ».
Quels liens entretenez-vous l’un et l’autre avec l’image photographique et/ou filmique ? Comment entre -t-elle dans votre travail d’écriture ?

Vincent Broqua : Le film et la photo sont d’extraordinaires machines, paradoxales, contradictoires, même. Si on se laisse affecter par eux, ils deviennent de fabuleux dispositifs d’écriture qui nous aident à franchir ce que Roche appelle « des états de brume ». On pourrait également dire l’exact opposé : ils nous projettent dans la fiction qu’est notre vie, après les avoir vus, on ne sait plus où on en est du réel. Shakespeare fait dire à l’un de ses personnages mélancoliques : « All the world’s a stage », on pourrait dire : « all the world’s a screen ». De nombreux artistes et cinéastes lancent et font traverser l’écriture, ceux que tu nommes et d’autres encore (au hasard : Absalon, Tacita Dean, Alice Diop, Félix Gonzáles-Torres, Louise Lawler, Bruce Nauman, Matisse…). C’est cela, l’écriture et les formes adviennent avec/contre/malgré/pour toutes ces pratiques et pensées visuelles.

Récemment, je me suis mis à collaborer avec un.e de mes hétéronymes, g. ehrwein. Ensemble, on pratique la vidéo. Ses dessins sont des traçages du sensible, une invention de formes faibles où se déplacent mes livres. Avec eux, on caresse du médium, quoi. Il n’y a aucun intellectualisme (si c’est un gros mot) quand je parle avec Chantal Akerman ou les autres que tu cites, je ne cherche pas à faire le malin. C’est ainsi. C’est comme ça que ça passe, par les pores, la rétine et les rythmes. Le cinéma a cette capacité à frictionner le réel. Il n’y a qu’à voir les bonds que faisait il y a quelques jours ma petite nièce dans le cinéma où elle voyait Peau d’Âne.

Mais pour Photocall, le rapport à l’image a été plus massif encore. L’écriture a été appelée par une photographie argentique de moi, prise par un amoureux, il y a longtemps, et qu’il m’a envoyée en numérique bien plus tard : si Jack London a écrit L’appel de la forêt, j’ai écrit l’appel de la photo. La photo, dans ce cas, est celle du désir brûlant sa pellicule : l’été, comme ça, à la volée, on se connaissait à peine, je suis contre le mur d’une chambre finlandaise, en t-shirt. On se capte, on se capture, et on s’oublie. J’avais totalement oublié cette photo, et il me l’envoie scannée en reprenant contact, 15 ans plus tard par Facebook, ce lieu des images de soi. Alors, je me suis posé à nouveau la question de ce qui transite (ou s’efface, s’effondre parfois) du désir, de l’envie des corps, des corps eux-mêmes dans nos dispositifs médiatiques. La question aussi de ce qu’il en est au XXIe siècle du désir des corps nés et photographiés au XXe siècle. Je poursuis ce travail.

Fanny Chiarello : Quel que soit le projet qui m’occupe, un travail photographique accompagne mon écriture. Je pratique la photo avec une régularité obsessionnelle, au quotidien, mais en total amateurisme puisque je ne maîtrise pas les quelques fonctionnalités un peu techniques de mon modeste appareil. Je consulte ces images comme des bibles miniatures de mon expérience terrestre ; elles m’aident à revisiter les instants où j’ai su accéder à la densité du réel et que j’essaie de reconstituer à l’écrit.

Quand je trouve dans un texte quelques détails qui prennent le temps de déployer un moment, je suis captivée ; c’est ce que je cherche dans la littérature, tandis que j’oublie la narration sitôt le livre refermé – ce qui me permet de relire indéfiniment certains romans comme on lit de la poésie. Je travaille sur la matière du quotidien, jamais avec des abstractions ; chaque détail de l’environnement le plus familier me semble toucher à une zone essentielle de l’être, comme un point d’acupuncture à une zone du corps, je ne souhaite pas formuler ce qui peut être effleuré, disséquer ce qui peut se piquer délicatement. J’écris avec le corps, avec mes perceptions sensorielles, ce qui me rend très proche de disciplines artistiques plus immédiates et plus concrètes, disons plus texturées que la littérature. La photo et le cinéma, certes, mais aussi et surtout la musique, omniprésente dans tout mon travail. Les références que l’on trouve dans mes textes sont presque toujours cinématographiques et musicales, je m’en suis particulièrement rendu compte en écrivant un roman à quatre mains (à paraître cette année) avec Wendy Delorme, dont les références s’inscrivent beaucoup plus dans une tradition littéraire et universitaire.

Mes études et les cours que j’y ai suivis, dispensés par de vieux hommes satisfaits qui érigeaient leur goût en science exacte, m’ont poussée à me créer un corpus de références aussi peu orthodoxe que possible et de citer Annabelle Playe et Bonsoir Catin (comme c’est le cas dans La geste permanente de Gentil-Coeur) plutôt que Dante, Shakespeare, Barthes et autres héros de l’intellectuel conforme. Je suis volontiers décadente, régressive et blasphématrice : la chanson de geste, oui, mais à condition de la tourner en dérision.

Dans Photocall, une attention est portée aux éléments graphiques. On retrouve cette même attention dans Récupérer. Peut-on dire que le travail d’écriture s’effectue dans une approche graphique et visuelle ?

Vincent Broqua : Tout y concourt, et pas seulement le visuel ou le graphique. Un poème est mis sur la page, il entretient un lien indéfectible à la façon dont il se regarde et dont il nous regarde. Photocall étant écrit depuis une photo et son choc, puis une exposition de Wolfgang Tillmans, des spectacles/vidéos de Dominique Gonzalez-Foerster et tout le reste qui est la vie et l’expérience (une passante sur un pont, le pull de mon compagnon, les roches des montagnes, les usagers du métro… toute l’intensité du réel), il y a une forte présence de la visualité comme de la vivacité sensuelle. Si j’ai voulu réfléchir à l’incarnation et à la projection des corps, des êtres, des pronoms, des plantes tout autant qu’à leur performance, j’ai souhaité que cela apparaisse sous cette forme dans le livre : des dessins, des formes visuelles qui accompagnent, dépassent et sont l’origine des textes. La neige (d’écran ou autre), qui parcourt le livre, manifeste l’infime du bruit blanc, la matérialité technologique et corporelle de nos langages amoureux. Comme je le dis dans le récit central du livre, on pourrait entrer et sortir de l’écran de la vidéo, entrer et sortir de la fiction qui s’y joue et participer ainsi des fantômes qui la hantent lors de la projection sur la surface de l’écran blanc. Notre langue est de la neige.

Vincent Broqua © Jean-Philippe Cazier

La geste permanente de Gentil-Coeur et Photocall sont respectivement structurés en 11 séquences ou « permanences » et 5 sections (s’y ajoutent note et postface). La geste permanente de Gentil-Coeur et Photocall sont des textes adressés (avec l’ancrage d’un tutoiement récurrent dans chacun des deux livres et l’omniprésence d’un « je » structurant dans La geste permanente de Gentil-Coeur). L’adresse est amoureuse. Le corps est dit dans ses mouvements, ses rencontres et désirs (et dans l’homophobie dont il peut faire l’objet dans la section parades masculines de Photocall). La geste permanente de Gentil-Coeur est adapté d’un précédent roman Le sel de tes yeux. Comment s’est effectué le passage de ce roman au texte poétique ? Comment s’est effectué précisément pour l’un et l’autre le travail de composition ?

Vincent Broqua : Dans Photocall, les textes se sont écrits avec l’idée incarnée de leur métamorphose et de ma propre métamorphose, de la métamorphose des corps et des voix dans notre époque violente. Lors de la soi-disant Manif pour tous, je ne me suis pas aperçu tout de suite qu’une chose avait changé de façon brutale dans mon langage. Un bégaiement est apparu, je n’arrivais plus à faire sortir les mots de façon straight. Dans le livre, je cite quelques cas (assez drôles d’ailleurs) de cours où les mots n’arrivaient pas à se produire entièrement. La charge de la Manif pour tous a été tellement forte (l’homophobie a augmenté depuis et avec elle mon sentiment de vulnérabilité), que mon langage s’est dérobé. J’ai voulu tenter de transcrire ces vicissitudes de la parole, des pronoms qui changent, fluctuent, se fluidifient, pour réapprendre ce qui nous lie à la vie tout entière dans les mots et les rythmes.

D’ailleurs, je suis parfois étonné qu’on se dise fluide sans accepter les conséquences de ce que cela signifie pour le corps, pour la parole, pour les rapports (amoureux ou non) entre nous. Alors dans « La température des mots », « lui » devient « je tu il elle », plante, roche, objet, et tout le reste. Et pour répondre directement à ta question, il y a plusieurs adresses amoureuses, cachées ou non.

Enfin, en écrivant le livre, je pensais très fort à ce que dit Virginie Despentes dans King Kong Théorie. Pour elle, aucun texte n’a vraiment été produit sur le désir masculin. Puis est venue la phrase de Preciado : « Comment aimons-nous ? Imaginons-le », qui faisait étrangement écho à celle du Neveu de Rameau : « toujours de la gaieté et de l’imagination ». Alors, la composition du livre s’est faite comme je l’ai dit précédemment, par montage, mais aussi et surtout, par prolifération et métamorphose, y compris dans les postfaces, qui ne sont pas les miennes. J’ai fait mienne une phrase de Hawthorne : « il nous reste encore à réapprendre l’art oublié de la gaieté ».

Fanny Chiarello : C’est amusant que vous le considériez comme une adaptation alors que les seuls points communs sont le je (certes très présent) et le parc. Le sel de tes yeux est un roman qui dévoile ses rouages, sans pour autant être autoréflexif comme il a d’abord failli en prendre la voie. C’est un texte simple mais où, parfois, un je rappelle sans le formuler expressément que le tu es un artifice, un fantasme, une projection. Puis le roman se referme et le tu rejoint les limbes des personnages de fiction et le je reste, revient errer dans le parc très réel, jonché de détritus et de déjections canines, qui a servi de décor au roman, cherche de quoi combler le manque affectif que lui a laissé la dissipation de sa chimère et trouve une consolation dans le mouvement, la contemplation et la compagnie des oiseaux d’eau.

Fanny Chiarello, Festival MidiMinuit, Nantes, 2021 © DeuxPlusQuatre / Wikicommons

Dans La geste permanente de Gentil-Coeur, le texte poétique narratif est très rythmé. Il est aussi marqué par le travail d’observation très précis d’un environnement. La question du rythme et d’un ancrage dans le réel est-elle centrale dans le travail d’écriture ?

Fanny Chiarello : Mon champ d’observation est l’ordinaire. Dans mes romans comme en poésie, je tente de toucher à ce que j’appelle la densité du réel. Je constitue des échantillons du quotidien propres à suggérer la profusion et la complexité de l’expérience terrestre, à moins qu’au contraire je ne décide d’en isoler un motif et de l’épuiser. Ce que j’essaie de retranscrire à travers l’écriture, c’est l’étrangeté d’être soi au sein du monde. J’écris beaucoup en mouvement, notamment en courant (je rentre la tête pleine de brouillons) ou à vélo. Le mouvement stimule mon sens de l’observation, me permet d’accéder à l’état d’émerveillement que je cherche. C’est une transe, une lucidité proche de l’ivresse. C’est sans doute aussi ce mouvement qui impulse un rythme à mes textes, une musique un peu enlevée. Par ailleurs, je travaille beaucoup la phrase à l’oral, j’aime qu’il y ait une fluidité à la lecture, favorisée par un usage parfois peu orthodoxe de la ponctuation, par des jeux de sonorités, des syntaxes dont on m’a parfois dit qu’elles compliquaient la lecture mais qui me viennent comme des évidences et, à mes yeux, l’évidence est une forme de mélodie.

Les approches du texte poétique sont multiples, au travers de la traduction et du travail de création, mettant au centre la diversité des langues. L’expérimentation semble être aussi un axe essentiel dans les recherches. Que fait précisément le travail de traduction au travail de création ?

Vincent Broqua : Comme Fanny, j’écris en tous lieux, à la piscine, quand je fais (faisais) mes longueurs, à la plage, quand j’y vais, à vélo (ma pratique sportive préférée), la nuit lorsque je dors, des phrases sortent aussi, me sortent du lit… et toutes sortes de situation dont je ne préfère pas préciser la spécificité… Mais, pour en venir à ta question, effectivement, la traduction, les langues étrangères, tous les phénomènes qui se produisent dans la relation entre les langues et dans les blocages, les obstructions aussi, les faux amis, me font écrire.

En effet, je n’ai jamais considéré que ma langue était le français, je ne sais pas ce qu’est ma langue, elle est une sorte de composite structuré et déstructuré par les langues qui m’habitent et que je ne parle pas toutes aussi bien que l’anglais, mais qui travaillent imaginairement et réellement ma langue-corps. Ma langue se produit dans et malgré le français. On m’a beaucoup reproché ici, en France, de dire des mots anglais pour faire snob, mais je ne suis pas Odette de Crécy (enfin, pas que je sache), si je dis salir, c’est plus fort que moi, je ne peux pas ne pas entendre salir en espagnol, par exemple. Une amie me dit que j’ai toutes les langues et aucune, et je crois que c’est vrai, jusqu’au Chinois que j’ai appris pendant six ans et dont il ne me reste que des bribes. Les langues font sortir (salir), fuir le sentiment d’avoir une langue, de la maîtriser, elles sont un lieu d’exposition fugitive de ce qu’on appelle langue maternelle.

Il se trouve que par ma profession (mais pour être juste, cela vient de ma très petite enfance) je suis toujours entre les langues, elles interviennent dans mon écriture comme mon idiome qui va changeant et qui, souvent, remet en cause tout ce que je sais. On écrit en traduisant, c’est une banalité de le dire. La traduction a cette force d’engendrement poétique, comme même = same (publié chez Contrat Maint) le montre. La traduction est pour moi le puissant déplacement de ce que je croyais être l’évidence. C’est une relation interstitielle où se produit l’écriture et où elle peut à l’occasion se défigurer.

Elle est aussi un lieu fabuleux de collaboration avec d’autres, soit par un dialogue distant avec les absents, soit dans des formes collectives. Lorsque Abigail Lang, Anne Portugal et moi-même avons traduit Meddle English de Caroline Bergvall (en sa présence), cela a été une expérience merveilleuse, tant pour les textes que nous traduisions, que pour l’activité de traduire ensemble. Sans vouloir parler pour mes camarades, je pense qu’elle a engendré une amitié profonde ; autrement dit, la traduction n’est pas seulement de l’écriture, elle est un mouvement vers l’allégresse d’une modification des rapports.

Quels sont vos projets d’écriture ?

Vincent Broqua : En ce moment, je reprends un manuscrit autour de mes feux et de mes frais du jour, on verra ce qu’il en advient, et j’écris comme une sorte de suite à Photocall. C’est l’écriture de l’utopie réelle et nécessaire d’une vie commune autre que celle qu’on nous propose sous le vocable un peu risible de « vivre ensemble ». Ce nouveau texte se nourrit d’expériences singulières de vie à plusieurs, d’attachements libres, y compris amoureux. Comme avec Photocall, je poursuis donc mon « projet d’attendrissement » par cette politique de la légèreté à laquelle je crois et dont nous manquons cruellement dans cette époque que je trouve un peu grise. Je le publie en feuilleton dans la revue Cockpit, d’autres extraits paraissent aussi en fonction des commandes ou des circonstances (bientôt « Salamandres » sera publié dans la toute nouvelle revue Mouche, et « plage nuit comédie », a été écrit spécifiquement pour un numéro du fanzine de Marc-Antoine Serra à paraître).

Et bientôt, une traduction et remontage de Récupérer est à paraître chez Pamenar Press, et un dialogue en anglais intitulé « here goes nothing » va sortir dans la revue Place (Narmine Sadeg et Jan Baetens), autour des intelligences artificielles. Des projets de livres de non-fiction sont en cours, dont un sur l’activation de la traduction. J’y examine ce qu’active la traduction dans des gestes de déploiement, de silence, de performance. Bon, et puis, avec g. ehrwein, je travaille à d’autres vidéos de la série « radical libre ». Mes hétéronymes écrivent deux romans, mais ça, c’est leur travail, je ne crois pas que je puisse le dévoiler, c’est le propre de ces identités nouvelles qui me débordent et me libèrent de moi-même!

Fanny Chiarello : Cette année, je serai en résidence en Normandie. D’abord, à la Factorie, Maison de poésie, où je travaillerai sur un projet presque achevé, 13 leçons de ténèbres (le titre fait référence au genre musical liturgique), treize textes qui abordent les thèmes de la mort, du deuil et de la destruction ; la fin d’homo sapiens y occupe deux pages, parmi les plus drôles (je pense) du recueil. Je précise que la plupart du temps, mes textes sont empreints d’un humour un peu décalé – en tout cas pas toujours compris. Puis, lors de ma résidence à Regnéville-sur-Mer, de février à mai, je vais écrire un roman dont le titre de travail est Nue. À travers lui, je voudrais montrer l’absurdité des présupposés d’une civilisation qui place l’humain et ses créations au centre de l’univers et questionner la notion d’accomplissement au cœur de l’aventure humaine, particulièrement à une époque où l’expérience personnelle semble requérir la validation de regards extérieurs pour être vécue comme réelle.

Pour en revenir à votre question précédente, j’aimerais suggérer que notre rapport au réel est complètement perverti en cette ère où la communication supplante la perception pour devenir son propre objet, mais aussi montrer les dégâts qu’une telle posture engendre sur le reste du monde. J’ai commencé à essayer des choses, à mettre en place quelques éléments ; dès l’incipit s’est imposée l’idée que mon personnage principal serait vu par une narratrice et que le français ne serait pas la langue maternelle de cette narratrice. Je ne détermine pas son origine, ce qui serait un autre exercice (qui pourrait par exemple consister à calquer la syntaxe sur les grammaires anglaise ou germanique, etc.) mais me contente d’aborder le français de manière innocente, notamment en cassant les expressions figées. La langue de ma narratrice est une pure chimère, il est assez ludique de la travailler. Comme Vincent, j’ai parfois tendance à considérer que le français n’est pas ma langue maternelle ; pour ma part, je dis volontiers qu’elle est en quelque sorte ma LV1.

J’ai d’autres textes en cours, notamment un atlas intime et un répertoire de créatrices sonores relativement underground du monde entier, des textes en lecture chez des éditeurs, notamment un roman de fantômes, et ma prochaine parution sera le duo avec Wendy Delorme que j’évoquais plus tôt.

Fanny Chiarello, La geste permanente de Gentil-Cœur, éditions de l’Attente, avril 2021, 152 p., 16 €

Vincent Broqua, Photocall – Projet d’attendrissement, éditions Les petits matins, mai 2021, 178 p., 16 €