Une Saison en enfer plutôt qu’en paradis : Arthur Dreyfus (Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui)

© Arthur Dreyfus

« Sollicitauit inguina mea mille iam mortibus frigida. » (Pétrone, Le Satiricon, XX)
« matando muerte : en vida la has trocado. » (Saint Jean de la Croix)

Il faut le dire sans détour : Arthur Dreyfus n’écrit pas des livres pour les détenteurs du bon goût ni pour les puritains – puisque « dans puritain il y a pur et putain » (p. 203), ce qui prête à confusion… ; il n’écrit pas non plus pour faire plaisir à Maman, il écrirait plutôt contre elle, ce qui revient certes à dire qu’elle se niche partout en creux, comme entre les mots, comme entre les draps ? Mais Maman ne lira pas ça. Ou en diagonale (cet incommensurable).

Il a décidé de tout dire, usque ad merdam.

Son dernier opus – une somme pornographique considérable  de quelque 2298 pages – sent en effet le sexe sale des « plans-cul » au débotté (au déculotté), souvent dans des caves ou des locaux à poubelles, tout comme il fleure la merdre des lavements indispensables aux pratiques anales, qui ne sont pas des pratiques fécales (mais il faut y appeler un chat, un chat, et Arthur Dreyfus appelle : « Quant à l’embout de la poire, il est tout salopé de merde » (p. 1899), n’en déplaise à la couverture des éditions P.O.L, étourdissante de blancheur). « Déchet » lui-même parmi les déchets (p. 1602), l’écrivain finit par croire qu’il le devient, comme s’il était victime d’un attachement trop lacanien à la littéralité de la formule-clé maternelle ayant déterminé sa vocation littéraire : « Il est plus difficile de trouver de la poésie dans un essuie-glace ou dans une poubelle que dans une fleur. » (p. 713 ) ‘Tout dire’ ne signifie pas pour autant vouloir faire sensation à tout prix (au prix de la valeur ?) ni faire forcément preuve d’un goût pathologique pour l’exhibitionnisme clinique (on ne manquera pas de le lui reprocher, surtout les plus jaloux, mais l’argument nous paraît injuste ; il s’en défend explicitement p. 1630 – on pourra toujours l’accuser de se mentir à lui-même, surtout si on ne l’a pas lu in extenso, patiemment, de la première à la dernière page (: on pourra toujours « accuser » Dreyfus…? Tel est sans doute le destin sournois d’un patronyme aussi chargé dans l’inconscient collectif français). Il y a bien chez Dreyfus Arthur une foi touchante en la vérité, une vérité certes capable de se transmuer et se fétichiser parfois en « fragment de phallus » (p. 2008) — mais notons que dans l’orgie sacrée dionysiaque, le φαλλóς était le Dieu lui-même, comme schématisé, pictogrammatique… —, mais il y a aussi chez lui un vrai courage au long cours qui a décidé de ne pas s’épargner, pour atteindre au plus profond et au plus juste : « J’essaie, écrit-il p. 686, dans la mesure du possible, de ne pas me préserver, de ne jamais céder à la pudeur, ni au profil avantageux » (répondant d’emblée à l’attaque pascalienne visant en son temps les Essais de Montaigne : certes il se donne des défauts, mais il ne s’en donne que d’aimables !). Or certaines confessions auraient pu être épargnées au lecteur, même émérite, dépassé parfois dans ses propres pulsions voyeuristes (qui n’en a pas ?). Mais l’œuvre, on le voit, commande : elle a ses impératifs intrinsèques de projet artistique ; qui les refuse reste toujours libre de refermer le livre qu’il a ouvert et dont le titre ne cache pour le moins pas ses intentions : Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui. C’est bien entendu beaucoup plus que cela, la question de l’Autre lui servant d’horizon (pour le meilleur et pour le pire de nous-mêmes, irréfragablement), mais nul lecteur ne pourra prétendre avoir été piégé.

Arthur Dreyfus n’a-t-il pas décidé – comme l’auto-plasticienne ORLAN – de « donner son corps à l’Art » ? De le ‘livrer’ pour faire ‘livre’ ?

Ce Journal est un livre puissant, surpuissant même – pas seulement par le volume des pages imprimées sur papier « bible » : il donne à voir dans la lumière la plus crue, une vérité intime rendue extime par l’écriture, – écriture qui ne fait pas qu’accompagner (comme le célèbre miroir stendhalien) la réalité, mais stimule et oriente l’expérience, parfois même la réfrène. On y voit un jeune écrivain gay mener à Paris une vie mondaine et sexuelle très soutenue, cette dernière rendue frénétique au fil des pages par l’utilisation obsessionnelle et particulièrement chronophage de l’application géolocalisante gay, « Grindr ». Il n’est pas moins en couple avec un certain « Bord Cadre » (Arthur Dreyfus ne nous donne pas les clés des pseudonymes qu’il choisit, mais on verra combien celui-ci résonne particulièrement), un mélomane de son âge qui se passionne pour la psychanalyse lacanienne dans laquelle il se montre particulièrement virtuose. Si l’auteur le décrit comme un faire-valoir social du fait de sa beauté (p. 149), il est aussi un « être exceptionnel, d’une intelligence hors norme » (p. 2124) — ce que confirment amplement les réparties du jeune homme, dont les capacités verbales et abstraites impressionnent à tel point qu’on est tenté de croire ses réponses réécrites, comme au théâtre ! Tel cet échange en manière d’illustration :  » — C’est horrible : j’ai rêvé que tu me quittais… / — Attention au choix de vocabulaire. » (p. 2080) : Bord Cadre, étant « hors norme », est donc hors « cadre », il est cependant celui des deux qui est censé donner au couple son « semblant de norme » (selon l’expression de Bord Cadre lui-même à la page 1201) en incarnant la permanence et la sécurité du « couple », malgré leur quasi absence de relations charnelles, excusant les mille coups de canif de son partenaire dans un contrat implicite aux limites de plus en plus floues, les mille transgressions avec les milliers de corps dont Arthur Dreyfus a besoin (les écarts de Bord Cadre sont donnés comme incomparablement plus rares). Difficile toutefois de ne pas penser ici à la formule forte de l’écrivain barcelonais Francisco Casavella, dans Le Langage impossible (p. 160) : « La limite du couple ouvert est le pus des plaies ouvertes. » Difficile, tout aussi bien, de ne pas penser à son pendant antinomique célèbre, trouvé par Oscar Wilde : « Le bonheur d’un homme marié est fonction des [hommes] qu’il n’a pas épousés. » Georges Bataille a déjà théorisé, avec le concept de transgression, celui de « limite » (la bordure d’un « cadre » s’y subsume aisément) dont il souligne la profonde ambiguïté, expliquant que celui-ci n’implique pas logiquement son respect, au contraire : la limite ne s’affirme et ne se donne que pour être mieux niée, voire salie. Bord Cadre, assumant cette ambiguïté essentielle au sein du couple (soit un cadrage non-cadrant), il est donné comme « le personnage principal de ce journal » (p. 1892) à qui il doit précisément « ce livre, la folie et la liberté d’avoir écrit ce voyage – au sein de ‘son cadre’ » (p. 2118) Philosophiquement, on serait tenté de dire que Bord Cadre est comme « la substance » (qui père-sévère ?) et qu’Arthur Dreyfus en est les mille « accidents », les mille « prédicats » ondoyants et divers. Mais il constate que cette ambiguïté synallagmatique, d’apparence précieuse, a aussi un coût pathologique en termes de μανία sexuelle : « je ne peux pas rester aveugle au fait que depuis six ans, je n’avais su lâcher Grindr, que j’ai commencé à rédiger un journal sexuel au début de mon couple avec Bord Cadre. » (p. 2133)

« Arthur Dreyfus rapporte l’étrange parallélisme mental, la curieuse dichotomie affective dans la représentation qu’il a du lit commun (‘conjugal’ ?) : « Le lit dans lequel je dors avec Bord Cadre la nuit ne ressemble pas au lit sur lequel je baise avec des garçons la journée. (Pourtant c’est le même lit.) » (p. 1377) Il faut préciser que le fait de dormir avec Bord Cadre, mais avec aucun autre amant, est ‘la’ limite contractuelle apriorique et le seul principe de contradiction à ne pas enfreindre. Autrement dit, « le droit de ‘coucher’, mais pas de ‘découcher’. » (p. 1484)

Ce Journal n’est pourtant pas que sexuel. Les aventures sensuelles sont certes rapportées avec un luxe de détails qui peut faire penser aux écrits célèbres du marquis de Sade. Dans Les 120 Journées de Sodome (pléiade I, p. 84), le Président – l’un des « quatrumvirats » – tance (vertement ou pas) cette insuffisante conteuse qu’est la Duclos, en ces termes : « Ne vous a-t-on pas prévenue qu’il faut à vos récits les détails les plus grands et les plus étendus ? » Mais la construction du texte est comme en diptyque : d’un côté les narrations sexuelles écrites dans un style clinique et froid (rappelons ici que le père de l’écrivain est gynécologue, ce qui ne saurait rester anodin ni accessoire), d’un autre des cascades de miscellanées écrites sans lyrisme (ni « poétoc », p.1267) mais dans un style classiciste très coloré et très vivant, vif et volontiers primesautier « façon Godard (Ma ligne de hanche…) » (p. 724), car définitivement vert et jouvenceau, non sans quelque chose de l’enfant qu’il a été (il parle joliment de sa tendance à l’aphorisme comme d’un « coloriage des petits riens » (p. 253), dont la saveur est infinie). S’il aime les garçons faciles, Arthur Dreyfus aime néanmoins les mots rares, précieux : les raretés parfois savantes, qu’il collectionne avec goût (et non sans donner raison au Système des objets de Baudrillard, la collectionnite est toujours contemporaine d’une crise de la sexualité). Il se questionne longuement sur l’écriture et aborde volontiers des questions de philosophie, croisant avec ses propres phrases celles de ses précieux amis dont la drôlerie est parfois immense : « [Mes amis sont des œuvres d’art qui parlent] », écrit-il p. 422 en forme d’hommage ravissant. L’humour n’est pas la moindre des qualités d’Arthur Dreyfus  — ne reculant pas devant une formule dada telle que « Sa bite est en bite. » (p. 1212) —, qui se distingue aussi par son art consommé du portrait, dont Édouard Louis fait très adéquatement les frais (avec une perspicacité aussi cruelle que suraiguë) le diariste finissant par tacler sa blondeur « monoïque » et sa « vilaine-petite-canartitude » (p. 1872) de faux prolétaire à tête de christ (et surtout, à notre sens, de faux écrivain). Se répartissent, au sein de ces deux grands pans, des chapitres autres et intégrés tels quels à l’ensemble : outre des inédits inattendus et le mémorable chapitre sur sa grand-mère Sévane, une femme très libre et d’une grande vivacité morale dont le jeune auteur a de toute évidence hérité, mais qui meurt durant la composition de ce Journal, faisant connaître au jeune écrivain son premier grand deuil (« Ses cheveux si parfaitement blancs. » se souvient-il, p. 772), il accorde à sa mère une sorte de « droit de réponse », celle-ci ayant été grandement choquée par la publication précédente – et par le ton – d’une Histoire de ma sexualité (Gallimard, 2014), encore présenté comme un roman. L’écrivain y narre la violence symbolique dont il a été l’objet avec la manifestation adolescente de son homosexualité : alors qu’il a tout juste seize ans, sa mère (qui est aussi une écrivaine) trouve dans l’historique de l’ordinateur familial une série d’images pornographiques très viriles ; imprimant lesdites images, elle les collecte avant de les présenter à son fils en lui demandant d’en rendre compte ; l’adolescent rusé s’en tire avec un mensonge dont il a le secret : inquiet sur sa propre anatomie, il ne serait allé consulter ces images que pour se rassurer sur sa propre ‘normalité’ ! On ne saurait néanmoins imaginer question plus intrusive et déplacée. Elle explique sans aucun doute sa phobie de ce qu’il appelle (avec raison, nul point godwin ici) « la question nazie, celle qu’on ne devrait jamais poser, mais que tout le monde accepte que l’on pose : Tu penses à quoi ? » (p. 1300). Sa mère, elle, ne fait pas mystère de ses propres pulsions incestueuses, expliquant à son fils que s’il fallait choisir entre son père et lui, ce serait lui qui serait « l’homme de (sa) vie » (?). Arthur Dreyfus a-t-il conscience de faire un lapsus possible au sujet de Bord Cadre, en rapportant que « lorsque ma mère me borde (même aujourd’hui), ou que nous discutons le soir dans ma chambre d’enfance, je suis perturbé, embarrassé par les mains qu’elle tend inconsciemment – quoique systématiquement – vers la zone de mon sexe. » (p. 2198). Si Bord Cadre incarne un substitut maternel évident, il serait précisément une mère qui – à rebours de la mère réelle – cesserait de désirer coucher avec son fils… (ladite mère réelle (le réel, c’est ce qui cogne) paraissant plus opposée au fait homosexuel, que sensible à l’universel tabou de l’inceste.) Car contrairement à « la mère-à-pédé » qui, classiquement, se réjouit de l’inversion de sa progéniture en tant qu’elle lui garantit que son fils ne lui ramènera jamais de « rivale », la violence de réaction de la mère d’Arthur Dreyfus indiquerait plutôt qu’elle se refuse à n’être plus pour son fils un objet de phantasme sexuel – phantasme qui ne peut se vivre sans tenter dangereusement la mort, comme à la fin du très beau film bataillien de Christophe Honoré, Ma Mère (2004) avec Isabelle Huppert et Louis Garrel. L’auteur souligne à plusieurs reprise, sur la foi par exemple d’une haleine identique, qu’il choisit inconsciemment des garçons ressemblant à sa mère – garçons qui « m’autorisent à coucher avec ma mère sans coucher avec elle » (p. 2140). Or la formulation est sans ambiguïté : la ressemblance et la ‘substitution’ permettent précisément un évitement de la réalisation incestueuse thanatophore.

La grand-mère d’Arthur Dreyfus cachée par son appareil-photo

La mort, Arthur Dreyfus la frôle cependant dangereusement au cours de son odyssée sexuelle, en ces temps de chemsex (contraction de chemicals et sex) – problème sanitaire réel qui se rencontre surtout dans le milieu gay, où les partenaires sexuels consomment différents toxiques : cocaïne, GBL et GHB (des solvants à peinture qui, une fois dans l’organisme, font éprouver flottement, euphorie et augmentation explosive de la libido), tina (ou crystal fumé), mais aussi, nouvelle sur le marché, la « 3MMC » (ou « 3M »), qui selon Arthur Dreyfus, rend l’orgasme « stratosphérique » (p. 2160) et à laquelle l’écrivain va se montrer par trop réceptif, développant une dépendance psychologique aussi puissante qu’une dépendance physique. Il se présente pourtant lui-même comme un sujet particulièrement imperméable à la tentation chimique : « Pendant des années, je me glorifie d’être la dernière personne à pouvoir prendre de la drogue. Paralysé par une peur panique de perdre le contrôle, je refuse tout ce qu’on me propose. [Je suis convaincu de ne jamais toucher à ça. Ce n’est pas moi] » (p. 2034).

Arthur Dreyfus apparaît en effet d’emblée comme un être doué d’une vitalité formidable et à qui tout réussit. Né à Lyon en 1986 dans un milieu bourgeois (on en sait le charme si discret), l’écrivain est aussi beau de visage que de corps (un coach sportif l’aide à soigner sa musculature), aussi intelligent que cultivé, comme en témoigne son passage par la prestigieuse hypokhâgne du Lycée Henri IV, voie royale pour la royale voie de « l’école dite normale, réputée supérieure », puis par Sciences-Po Paris (dont il sort diplômé, ainsi que du Celsa). Son talent littéraire précoce lui vaut d’être publié à vingt-trois ans dans la collection blanche de Gallimard, avec La Synthèse du camphre (février 2010). Lauréat du prix Orange pour Belle famille et de la bourse Mottart de l’Académie Française pour Histoire de ma sexualité, Arthur Dreyfus intervient aussi régulièrement dans la presse (Le Monde, Libération, L’Obs). L’auteur s’est révélé, outre sa photogénie naturelle, particulièrement à l’aise sur les plateaux de télévision comme dans les entretiens journalistiques, et une célébrité (« visibilité ») croissante a suivi ses publications et projets artistiques multiples — exposition de ses photographies d’éphèbes, Nous sommes peut-être passés à côté d’une belle histoire, à  la galerie Patrick Gutknecht ; texte-installation avec le plasticien Laurent Pernot Léon Blum – 82 jours à l’Armurier (« Blum ! Quand notre cœur fait Blum ! ») ; documentaire sur Noël et sa mère ; performances de comédien dans La Tour de Nesle de Noël Herpe, etc. etc.

Néanmoins il faut prendre garde aux définitions et autres « petites cases » : Arthur Dreyfus n’est pas exactement un ‘homosexuel’ dans l’acception courante de ce terme, cette catégorie se révélant bien trop large face à la rigueur – au rigorisme ! – de ses goûts volontiers luxueux : il se rapproche bien plutôt de ‘l’éraste’ de l’aristocratie de la Grèce Antique, courtisant longuement un ‘éromène’ adolescent, avant de le con-sacrer sexuellement sur un mode initiatique. Alors que l’éromène grec doit avoir entre douze et vingt ans,  Arthur Dreyfus donne sa propre échelle chiffrée de sélection : entre quinze ans (âge légal du consentement ‘éclairé’) et vingt-deux ans. Passée cette limite tranchante de la très jeune vingtaine barbatula (c’est-à-dire en l’âge et la fleur de ‘la première barbe’), il n’est guère d’espoir de pouvoir gagner les faveurs du magicien aux boucles brunes et restées chérubines. Encore faut-il – dominé qu’il est lui aussi par l’espèce de ‘fascisme’ esthético-sexuel typiquement homosexuel et surmoïque (mais nul ne choisit ses objets de désir) – encore faut-il, donc, que le garçon soit beau et bon (καλὸς κἀγαθός, si l’on veut) du moins suffisamment bien outillé… Ce dernier point n’est pas le moins important (en témoigne p. 1535 l’acronyme drolatique de « BQET (Bite Qui Excuse Tout) »), Arthur Dreyfus rêvant les « bite(s) pharaonique(s) » (p. 701) et étant lui-même, semblerait-il, généreusement pourvu par la nature (ce que le latin nomme du doux qualificatif de mutoniatus ; on serait tenté de lancer le même cri d’admiration que Pétrone dans Le Satiricon (XXXVII) : « Babae babae ! »). Bref, ce brillant jeune homme qui semble avoir été béni par une théorie de fées marraines rivalisant de prestiges, ne s’attendait pas à traverser une crise aussi violente, aussi destructrice et contraire à sa nature première, proprement lumineuse. Une plongée dans « les abîmes de la misère sexuelle », écrit-il paradoxalement à la p. 708, puisque cette ‘misère’ (contrairement à la définition qu’en donne un Michel Houellebecq) est faite d’une surabondance d’expériences charnelles (surabondance qui constitue bien une hybris à part entière – mais qui est l’inverse de Pénia, ou « Pénurie », mère d’Erôs selon Platon) à laquelle ne peut pas prétendre n’importe quel gay : Arthur Dreyfus estime avoir eu des rapports sexuels avec quelque deux mille garçons en six ans de temps (celui du Journal). Paradoxe qui fait dire à son ami « Nono » : « En lisant ton texte, ça ne donne pas spécialement envie d’avoir une vie sexuelle très développée… On peut pas dire que tu t’en fasses le propagandiste édifiant.» (p. 458)… Et ledit « Nono » de conclure, huit cents pages plus loin : « C’est fascinant, l’impossible. C’est beaucoup plus intéressant que de sucer des bites. » (p. 1322) CQFD ?

Gravure ancienne intitulée « Palais Farnèse »

Comment rendre raison de la facilité déconcertante avec laquelle le « garçon d’aujourd’hui » se perd « dans le sexe facile » (p. 129), passant « du désir au désert » (p. 192), comment comprendre qu’il chute aussi loin et aussi ‘bas’, au sens presque pascalien (tragique) de « la Chute » et du « Dieu Caché » (du Deus Absconditus) ? « Songe aux poèmes de Mathilde, à son Traüme d’un romantisme surréel, où deux amants transis acceptent de ne pas s’aimer physiquement – y consentent même pour la vie, pressés de se réunir dans la mort. Oui, écrit-il p. 1348 : certains ont espéré, attendu, pleuré trente ans sans récompense, ne cédant jamais à la tentation. Et moi, sans en avoir envie, je suce trois mecs en trois heures. [Qui peut m’expliquer pourquoi ?] »

Il faut de toute évidence remonter plus avant dans la généalogie immédiatement parentale de l’auteur : il est, par sa mère, le petit-fils d’un déporté juif – lequel affirmait n’avoir trouvé la force de survivre que dans l’espoir de pouvoir dire l’horreur des camps nazis. Arthur Dreyfus explique avoir grandi avec cette ombre constante de la mort à travers les récits compulsifs d’un grand-père dont le quotidien fut totalement imprégné et ‘encauchemardé’ par cette expérience ultime (celle de la perte du « Grand Autre » selon Lacan : de celui en qui on peut avoir confiance). « Mon grand-père se souvient : Chaque arrivant est alors furieusement dévêtu après avoir déposé ses objets personnels dans un sac à son nom, et immédiatement rasé, tondu à ras sur la tête, sous les aisselles, au pubis, et se retrouve sans un poil, nu comme un ver. » (p. 1925) Or l’on est frappé, à lire les narrations de partouzes d’Arthur Dreyfus (la mode y est d’ailleurs, depuis quelques années, à l’épilation totale) où les corps nus s’anonymisent, « groupés ensemble – concentrationnaires » (p. 1964), par la similitude ‘photographique’ des deux conditions, Erôs et Thanatos, pulsions de vie et pulsions de mort, n’étant jamais, comme l’a bien montré Freud, que les deux faces d’une même médaille capable des plus brusques retournements. L’expérience des camps est donnée comme un maximum de souffrance, l’expérience de la partouze recherche – moyennant toxiques – un maximum de plaisir, mais les deux expériences s’accordent à produire la même destruction de l’humain, finalement humilié dans sa nudité, en tant que privé d’érection au sens de la posture debout, érecte. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les Nazis utilisèrent eux-mêmes massivement une drogue euphorisante puissante, la pervitine, — méthamphétamine permettant à leurs soldats de poursuivre, dépourvus du sentiment de la peur (selon le même « syndrome frontal » consécutif à la prise de 3MMC), des attaques de 48h d’affilée — Hitler lui-même usait de la pervitine pour des raisons plus idiosyncratiques. Par le saut d’une génération, on retrouve chez ce garçon d’aujourd’hui, l’héritage d’un passé qui le dépasse avec ses verbales undae, ses « flots de paroles », et le contraint à suivre une psychanalyse intensive, et elle aussi ‘cadrante’. Aussi peut-on entendre le bel aphorisme d’Arthur Dreyfus, « [Une définition de l’écriture : découdre le fil blanc] » (p. 1720), comme une palinodie régénérative du discours grand-paternel obsessionnel… Son goût même du langage, que ce soit dans la manipulation des formules lacaniennes qu’il partage dans la jouissance avec Bord Cadre, ou dans la pratique quotidienne de l’écriture qui fonde sa vocation d’artiste – ce goût fantastique, gourmand et ludique en même temps que salvateur, paraît s’enraciner profondément dans cette sorte de verbe primal qui a imprégné la fibre maternelle la plus intime, peut-être même épigénétiquement déterminée ? « [Comme si l’écriture, dans sa fonction princeps, me ramenait au corps – à son corps nié de déporté] » (p. 1759), via le sexe maternel lui-même identifié à l’écriture (p. 748). Tel le Christ, Arthur Dreyfus est comme Verbigena, « né du Verbe », et comme pétri par lui. Arthur Dreyfus parle avec bonheur de son goût passionné pour la « jaculation » (p. 570) – verbum de verbo expressum, « mot tiré d’un autre mot », qui est à peine un néologisme, puisqu’est seul ôté le préfixe latin ex- correspondant à l’extériorisation corporelle, à sa ‘saillie’, terme qui est bien entendu indissociable de « l’éjaculation » proprement dite, qui n’en paraît que le prolongement physiologique et phylogénétique, dans cette dialectique du dedans / dehors. Et en effet les postillons de l’orateur ne sont-ils pas au Verbe oral (qui se fit chair : Verbum caro factum est), ce qu’est la semence virile aux parties animales ‘per-verties’, au sens freudien du terme ?  Primaire-primal (en même temps que luxueux, par une longue chaîne cartésienne ininterrompue) est le besoin d’Arthur Dreyfus de mettre en mots – sans s’offusquer jamais même du graveleux : « – T’as envie de quoi ?  – Obtenir mon cul léché, et toi ? » (p. 224), mais en laissant affleurer tout autant la délicatesse extrême d’un « (biscuit de porcelaine) » discerné par l’œil arthurien dans un torse à la musculature jeune et déliée (p. 1471).

Et l’écrivain d’analyser introspectivement que « le sexe ‘exterminateur’ ne m’a pas obsédé dès l’origine. À seize ans, mon idéal de désir confinait à l’amour, à la tendresse, aux caresses. (…) En somme, j’ai commencé à basculer dans l’obsessionnalité et le fantasme de soumission vers vingt ans – âge exact de la déportation de mon grand-père. Âge aussi où j’écrivais La Synthèse du camphre, mon premier roman, retraçant son histoire pendant la guerre » (p. 2033-2034). Et là, un déclic s’opère dans l’esprit d’Arthur Dreyfus (à la page 2034 sur un total de 2298, c’est-à-dire à la cinquième ou sixième année ‘seulement’ du Journal) : « Stop. Je prends conscience, stupéfait, que le mot de passe de mon journal sexuel, choisi « au hasard » il y a des années, est… le prénom de mon grand-père suivi de sa date de naissance. » Autrement dit, le mot de passe de l’ordinateur trahit le tour de passe-passe (l’écrivain est aussi magicien professionnel) de l’inconscient refoulé. Il n’est pas exagéré de dire que, ce lien clairement établi, Arthur Dreyfus est sauvé.

Grand-père d’Arthur Dreyfus (DR)

Il ne manquera cependant pas de lecteurs petit-bourgeois pour condamner pareil ‘tout-à-l’ego’, pareille ‘égolâtrie’ érigée monumentalement (dans le souvenir probable du Mausolée des amants de Hervé Guibert), jugés indécents autant qu’incontinents, etc. Pourtant, bien avant ‘l’auto-fiction’ guibertienne, le Japon littéraire avait nommé Shishôsetsu ou ‘roman-Je’, le courant de la première moitié du XXe siècle réunissant des auteurs soucieux de se prendre comme objet premier d’inspiration — Shinshôsetsu que couronna en 1949 l’immense Confession d’un masque (Kamen no kokuhaku) de Yukio Mishima. On sait combien ce dernier était épris de visibilité musculeuse et la façon qu’il eut de mettre en scène son propre seppuku final (en 1970) à partir d’« essais préparatoires » de type littéraire (la nouvelle intitulée « Patriotisme ») ou cinématographique (le court-métrage dont il est le principal protagoniste, inspiré du théâtre nô, « Patriotism » de 1966). Qui pensera jamais à reprocher à Rembrandt de s’être auto-portraituré une centaine de fois, ou à condamner Montaigne d’oser écrire que son propre sexe lui semble trop « exigu » ? La formule-fétiche « Madame Bovary, c’est moi » aurait dû régler définitivement la question. Or le courage réel du projet arthurien lui est retourné comme une simple vulgarité de télé-réalité, voire un retour accidentel (et faussement artistique) de la massification de la ‘visibilité’ via Facebook (par et pour exemple). Or la question au cœur du Journal sexuel est celle, cardinale en philosophie, du désir et de ses contradictions plus que celle de la personne même d’Arthur Dreyfus — il n’est pas dupe d’une illusion narcissique : « Je me morigène à coups de ridicule, mégalo, pitoyable » explique-t-il p. 469, citant dès la page 188 la formule heureuse d’Amiel : « Le journal intime est la méditation du zéro sur lui-même. ». Alors que le XXe siècle se caractérise sans doute par la vision tragique de l’impossibilité radicale du désir – théorisée par deux pensées fondamentales qu’affectionne Arthur Dreyfus : la philosophie mystique de Simone Weil (pour qui le désir est impossible en tant qu’il détruit son objet en le consommant, renvoyant au vide abyssal laissé par le retrait amoureux du Deus Absconditus) et la théorie psychanalytique de Jacques Lacan (pour qui le mathème peut se lire comme suit : le sujet inconscient (défini axiomatiquement comme divisé de lui-même par la chaîne des signifiants S1-S2) et « l’objet petit a » qui cause son désir, sont incommensurables l’un à l’autre, même si c’est l’objet petit a qui donne au sujet sa para-structure (au sens de para-doxe) de « manque à être ») – en dépit donc de ces pensées-là, une innovation purement technologique telle que l’application Grindr (ce n’est qu’à la page 2289 qu’Arthur Dreyfus explique se rendre compte que « le logo Grindr, sans aller chercher trop loin, représente en effet une tête de mort », derrière sa noire graphie de masque ou de ‘loup’) provoque chez la génération élargie de l’écrivain des phénomènes cliniques inquiétants, et philosophiquement parlant, une forme de déni ou d’obtusion intellectuels sur la question du désir. On se s’étonnera pas qu’Arthur Dreyfus fétichise son téléphone portable manuel comme une sorte de prolongation prépotente de son propre sexe et comme une rémanence de sa baguette magique d’enfant capable de déjouer toutes les impossibilités : magique, l’outil Grindr l’est (au sens de la « pensée magique »), de par sa capacité surréelle à traverser les murs de pierre, le mur des apparences sociales, les murs de pierre de – paraît-il – certains cœurs, offrant partout et à tout instant de possibles partenaires sexuels, dans un champ des possibles parfaitement inédit historiquement parlant. « [C’est si facile…] », note l’écrivain comme en passant (p. 1684) après avoir usé de la métaphore, moins réjouissante, du « puits du tout-possible » (p. 1633), autrement dit d’un tout-possible se renversant en emmurement stérilisant, sur le modèle infernal de l’archétypique « tonneau des Danaïdes » impossible à remplir jamais. Soit un puits dont ne sort jamais que du cul ad nauseam… Et, loin des épanouissantes gratifications sexuelles attendues, l’objet de désir paraît fondre, se confondre soudain avec la ‘chose’ telle que l’a définie l’artiste minimaliste américain Carl Andre (qu’Arthus Dreyfus cite à la page 1193 sans la commenter plus avant) : « A thing is a hole in a thing it is not » (Une chose est un trou dans une chose qu’elle n’est pas). Non plus donc une infinité positive des possibles, mais comme un nœud de trous et de manques propres au cauchemar, ou comme « une somme de soustractions » (Georges Perros) des objets-choses criblés de vides se soustrayant les uns aux autres (trous sans saillies), bref, de la mort multiplicatoire, prise de contagion et comme dangereusement éprise d’une folie d’ubiquité. La facilité apparente de l’objet de désir sur Grindr, masque et occulte le visage difficile du désir vrai, puissant, mûri, qui, sans « le dur travail du négatif » (Hegel) de la frustration durable (au sens de nécessitant la durée), ne saurait rester longtemps désir. « L’obstacle en tout fait le prix de la chose » ironisait Pétrone en d’autres temps problématiques (Satiricon, XCIII, traduction de Joseph Baillard), et l’Ars amatoria d’Ovide n’a de cesse d’objurguer son lecteur amoureux de l’amour, d’opposer à sa trop grande licence, une « porte de plus, et un portier pour te dire [à toi, mari],  « on n’entre pas ! », et toi aussi, laissé dehors, tu seras pris par l’amour ! » (Livre III) Où il faut peut-être entendre qu’Erôs a plus de clés compliquées (voire byzantines) que de flèches (trop de flèches ne servant de rien) ? Il ne s’agit nullement ici de faire l’apologie de la frustration en tant que telle, ou d’un quelconque abandon de la sexualité réelle, mais c’est l’apparence d’impossibilité et son long jeu de patiences – qui fera toujours préférer un objet difficile à un objet – de valeur équivalente – mais trop aisé à toucher, à obtenir, à consommer : « Nolo quod cupio statim tenere / Nec victoria mi placet parata » écrit encore Pétrone (Satiricon, XV) : “Je ne veux avoir aussitôt ce que je désire / Et la victoire ne me plaît pas toute préparée ! »

Telle est la nature profonde de l’humaine condition qu’une application telle que Grindr ne peut faire mentir longtemps sans de lourdes conséquences individuelles et sociales.

Deux exemples de très beaux garçons donnés par Arthur Dreyfus sont particulièrement parlants – quoique éloignés l’un de l’autre par 1400 pages – qui ont en commun de traiter d’objets jugés idéaux et comme irréels dans leur perfection même. Le premier est surnommé « Fétiche » (surnom suffisamment éloquent en soi) et se donne d’emblée comme un objet bien trop facile d’atteinte pour que le désir du narrateur ne glisse pas dessus sans y trouver prise : « Il s’est laissé manipuler. J’ai pensé C’est déjà dans la poche. (J’aurais bien prisé un brin de résistance – apprécié un iota d’épreuve.) » (p. 541) Il ne faut pas s’y tromper : « un brin » et « un iota » expriment négativement l’énormité proportionnellement inverse de la surprise rompue et de l’effondrement du désir en non-désir, faute d’irritation et de résistance d’un objet pourtant quasi divin (cf les analyses que Thomas Mann fait en ce sens du personnage proprement inabordable de Tadzio dans La Mort à Venise), que l’auteur aurait voulu avoir à « violer » (à l’instar de son propre désir d’être « violé ») et donc ‘déceptif’ plus encore que ‘décevant’, mais qui d’emblée s’autodétruit comme objet-de-désir sans même laisser la possibilité à l’iconoclaste d’approcher – en tremblant – une main qu’il voudrait coupable… Le deuxième exemple souligne la même absence d’obstacle : un certain Nolan, particulièrement beau et dont l’objet viril émeut Arthur Dreyfus qui le dépeint en ces termes : « cette amulette offerte par la vie est d’une splendeur inconcevable, longue comme un bras d’enfant, rectiligne, rose et blanche, mais peinte par Monet (jamais trop rose, jamais trop blanche), une pure merveille. Ou plutôt : une perfection – ce fétiche [sic] fureté depuis toujours. » (p. 1911) Il est particulièrement intéressant de voir qu’avec ces termes platoniciens (« depuis toujours », comme avec l’anamnèse), le membre sexuel destiné à être touché (et qui appelle la transgression bataillienne) est ici décrit en des termes picturaux (et ô combien duvertiens). Or toute l’esthétique weilienne, qui innerve sa conception du désir par la négative, renvoie à cette beauté picturale trouvée chez Giotto et qui, selon la philosophe, interdit précisément et catégoriquement de tendre la main. « Enseignement de l’œuvre d’art : les choses belles, il est interdit d’y toucher. » (Œuvres Complètes de Simone Weil, « Cahiers » III, 1, p. 143) Transgressant l’interdit weilien en touchant à un objet ‘pictural’ (et esthétique de fait), c’est comme si Arthur Dreyfus en subissait la malédiction ! Car alors que cette expérience sexuelle aurait dû être « sublime » (divine ? métaphysique en tout cas, et extatique), elle ne se révèle in fine qu’à peine « réjouissante »… Et Arthur Dreyfus d’invoquer, sans s’en rendre compte ? le Dieu vertigineusement Caché de Simone Weil (utilisant a priori l’expression « Mon Dieu ! » comme une interjection banale sans envergure théologale ?), en rapportant l’ennui où les deux corps s’enfoncent, la déception érotique et ontologique : « Mais je me fais chier. Mon Dieu. C’est horrible à dire : horrible en ces termes, avec ce garçon-trésor, mais c’est vrai. » (p. 1912) Or ce qu’expérimente ici Arthur Dreyfus a un nom précis en théologie : la déréliction – dont la scène finale de Teorema (1968) de Pasolini donne l’image et le son : un cri déchirant le désert du désir que le langage ne permet plus d’atteindre. Ce qui est touché, manipulé, sucé, léché, branlé – ne saurait rester dans la transgression, ce qu’il est d’abord : du sacré – terme dont on ne trouve que peu d’occurrences au fil des 2298 pages du Journal… L’attente seule (pour reprendre le vocabulaire weilien), la distance et la frustration qu’elle impose, longuement éprouvées devant l’objet (à l’instar de l’épreuve de l’Assag de l’amour courtois, rite probatoire obligeant les deux amants à dormir nus l’un contre l’autre, toute une nuit, sans faillir à la virginité des promis), – peuvent épaissir l’immédiateté de l’émotion sexuelle en sentiment amoureux. Ce qui revient à dire que l’outil-Grindr, qui prétexte la facilitation comme un avantage sérieux, n’est en dernière instance rien d’autre qu’un tue-désir autant qu’un tue-l’amour. Cette génération de connectés-addicts n’augure rien d’autre que le risque d’une génération d’ennuyés, de moroses pleins des vides – pleins de la viduité – de leur société d’hyperconsommation, ignorants tout de la verticalité, l’érection exceptée (au mieux ?) : « fast sex = dead love » ? (l’écrivain rapporte du site de Grindr cette formule anonyme : « Je ne fais pas de différence entre un Mac Do et un cul. » (p. 147)) Au milieu des partouzes (composées essentiellement de financiers, consultants, banquiers – soit « l’armée de l’ennui moderne » qui s’attache au chiffre bien plus qu’au verbe), Arthur Dreyfus a soudain une fulgurance : « Ils n’ont pas accès à la sublimation. » (p. 2052) Dont acte.

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« Bord Cadre : Tu vas finir par écrire que t’écris ton journal. » (p. 1002) Comme un bijou.

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Il paraît qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Mais n’a-t-on pas généralement que les apparences pour juger des choses ? S’agirait-il d’essayer de trouver derrière les apparences premières, des apparences de second degré, qui seraient plus justes, plus adéquates à la réalité – plus fines ? Mais ne risque-t-on pas alors de se perdre dans cette trope sceptique d’Agrippa qui a pour nom « régression à l’infini » (regressio ad infinitum) ? Des apparences de deuxième, troisième , …d’xième degré ? 2298 pages essentiellement sexuelles invitent-elles en dernier lieu à autre chose qu’immanquablement leur dépassement dialectique ? Or, ce pas de côté radical, Arthur Dreyfus l’ose frontalement : la perte de soi dans le sexe compulsif n’est finalement rien d’autre que la quête à rebours de « l’objet toujours déjà perdu » (p. 1689), qui se coagule temporairement à l’occasion d’une (nouvelle) rencontre amoureuse… Car par un (nouveau) tour de passe-passe singulier du magicien Arthur, faisant jouer les quadrilatères de son inconscient, l’objet d’amour passe et glisse de « Bord Cadre » à un certain « Rajou Carré » (un jeune breton aquarelliste dont il garde jalousement le secret wildien…) puisque c’est bien l’amour qui finit par advenir régénéré, dans une sorte de happy end qui pourrait paraître suspect s’il ne renvoyait pas surtout à l’exceptionnelle capacité vitale de rebond d’Arthur Dreyfus. « Un magicien ne révèle pas ses secrets, ironise-t-il p. 1799. [Mais ses secrets révèlent le magicien.] » Un magicien de l’écriture qui n’hésite pas à intituler, comme pas un, son « Livre VIII – Le Jardin extraordinaire (ou Les Pansements qui coupent) » (p. 1995)…

Cette odyssée ‘rhyparographique’, qui passe de l’ordure et du dégoût de soi et de ses propres (vils) désirs (encore une fois, on ne les choisit pas) – cette odyssée où Arthur Dreyfus se réduit lui-même à « n’être qu’un objet organique réduit au non-rôle de trou » (p. 1730), n’est-elle pas trop ‘énorme’ pour n’être pas son contraire exact : une quête passionnée de purification ? Le « lavement » ne parle-t-il pas en dernier lieu du « lavage » de la souillure (de l’antique μίασμα, « miasme » de type menstruel, c’est-à-dire tabou ?) ? A parcourir ce texte-fleuve primordial, on peut avoir envie de pouvoir s’arrêter ailleurs qu’à la dernière ligne patente donnée par l’écrivain : s’arrêter – pourquoi pas ? – à cette page 1967, où l’on trouve cette phrase bouleversante, qui a la puissance tellurique d’un point final (et d’un terremoto mexicain) : « Ne reste qu’une question : comment résister à la soif de courir dans les broussailles ? »

Pour quoi faire, sinon pour renouer avec la verte innocence d’hier, l’Unschuld nietzschéenne ? « J’étais pourtant un gentil garçon, bon élève, amoureux transi, écrit-il p. 1999. Je ne rêvais que de caresses, d’étreintes solaires dans le secret des blés. / Comment en suis-je arrivé là ? » Mais ce mausolée fantastique et vertigineux de bites et de trous, d’orifices et de sucs léchés par des bouches anonymes voraces, comme définitivement affamées, ­– n’est en réalité que la réaffirmation paradoxale – mais triomphale ! au revers des trames obscènes et des « feuilles de rose » – d’une entière, totale, intacte virginité.

« Des yeux purs dans les bois
Cherchent en pleurant la tête habitable. »
(René Char, En trente-trois morceaux, 3)

Nul doute qu’aujourd’hui, et après avoir réarticulé les trente-trois morceaux de son corps osirien aux yeux d’obsidienne noire et aux lèvres framboise, Arthur Dreyfus « habite » très précisément sa tête capable, comme à peu près nul autre à Paris.

Arthur Dreyfus © Matisse Guillermin

Arthur Dreyfus, Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui, éditions P.O.L, mars 2021, 2304 p., 37 €  — Lire un extrait