Créé en juillet 21 au Festival d’Avignon, Liebestod constitue le premier volet d’un diptyque somptueux éprouvant la splendeur de l’amour à l’aune de la souffrance.
Liebestod se construit à coups de rideaux, rouge, fuchsia, noir et blanc ou peints qui propulsent le spectateur dans un diaporama halluciné créé par l’esprit baroque et chromatique de la performeuse. La première partie du spectacle fait se succéder des images où l’animal côtoie l’humain : des chats en laisse, une tête de cheval, un taureau empaillé, des carcasses telles des ailes…Dans un fantasmagorie qu’on croirait puisée dans les tableaux de Jérôme Bosch, les corps se superposent, éclatés, démembrés. Associant la grande douceur à la monstruosité, le bestiaire convoque la peau, la bête et les membres. Mais le sang qui coule est humain : c’est celui d’Angélica. Elle se scarifie longuement, maculant le plateau de l’écarlate de son sang qui s’écoule de ses genoux et de ses mains. Comme si elle était son propre banderillero, fichant en elle-même les flèches qui la blessent.
Car sur cette scène, scénographiée comme une arène d’or, Angélica demeure seule avec ses propres fantasmes comme des obsessions convoquées pour une lutte intestine. L’espace de la corrida est ici un espace mental propre à faire surgir ses démons intimes : la tragédie sanglante, la poupée inquiétante, les griffes et les ailes, le sang et le chant. L’Espagne de la corrida et des processions transcende la France des poètes sur fond saturé de musique baroque. L’improbable bacchanale fait se rencontrer Bach et Bacchus, sans souci chronologique, par pur désir de la beauté forcément violente.
Au centre de l’arène, le taureau bien sûr. Empaillé et luisant, impassible malgré les cris, les déclarations, les vociférations et les contorsions de sa torera qui rejoue devant nous la rencontre de Minos et de Pasiphaé, la tentation solaire et sombre du coup de corne. Inspirée par la figure sacrificielle de Juan Belmonte, torero qui tentait la mort à chacune de ses rencontres avec la bête, Angélica appelle de ses ardeurs la réponse impossible d’un amant archaïque : « Je t’en supplie, tue-moi ».
Au terme de cette quête désespérée, elle se tourne vers le public pour un magistral corps à corps avec cette bête muette et multiple qui la guette et la fouaille. Alors se libère sa parole, fracassante et rocailleuse. C’est à elle-même d’abord qu’Angélica s’adresse, dans un dialogue ironique et sans concession. Elle fustige sa narcissique quête d’amour qui l’aimante aux plateaux de théâtre, elle éructe le paradoxe de l’artiste qui méprise son public mais quête son applaudissement, elle invoque les figures tutélaires, toutes masculines, qui peuplent son panthéon maudit, de Rimbaud à Cioran en passant par Pasolini et Artaud. C’est d’eux qu’elle cherche éperdument la reconnaissance, l’amour… et non de nous, ce public français dont elle moque les revendications mesquines pour des droits garants de sécurité, et surtout la laïcité plus destructrice de rêves que toutes les folies théophiliques. C’est à ce peuple nourri au rationnel et à qui échappe le mystère qu’elle prédit une apocalypse de l’âme, dont son spectacle est peut-être une des manifestations. Au son de sa propre passion, elle vomit notre tiédeur à vivre et ridiculise notre admiration pour elle. Car, et c’est une des forces de cette profération, son discours amène son public à entrer dans l’oxymore : je veux préserver l’environnement mais j’aime savoir que d’autres luttes sont plus flamboyantes, je défends la laïcité mais suis touchée par l’or de son eucharistie, je communie avec les écorchés dans les paroles de Rimbaud murmurées par un estropié christique que je voudrais prendre aussi dans mes bras.
Car c’est l’amour qui se crie, qui s’écrit sur les murs, sur les planches. L’amour qui se frotte à son contraire comme la vie ne s’éprouve que dans le frisson de la mort, comme le plaisir ne se donne qu’avec la torture.

Horripilante et bouleversante, Angélica tend au public sa cape écarlate, sa langue rugueuse appuyant là où elle fait mal : fustigeant notre matérialisme sans or, moquant notre frilosité bien-pensante, déroutant nos représentations de l’humain, des corps, du théâtre, de l’art… La douleur chantée dans ce Liebestod est déjà « terebrante ».
Angelica, je t’aime. Toi non plus.
Liebestod – El Olor a sangre no se me quita de los ojos – Juan Belmonte – Histoire(s) du théâtre III. Durée : 1h50
Texte, mise en scène, scénographie, costumes Angélica Liddell
Lumière Mark Van Denesse
Son Antonio Navarro
Costumes Justo Algaba
Assistanat à la mise en scène Borja López
Production NTGent, Atra Bilis
Coproduction Festival d’Avignon, Tandem Scène nationale Arras-Douai, Künstlerhaus Mousonturm (Francfort)
Avec le soutien de l’Onda – Office national de diffusion artistique.