« Et c’est ce qu’il fait. Il continue. Le match entre les équipes anglaise et costaricaine commence environ un quart d’heure après que G. s’est assis à l’intérieur du bar sportif. Il y a infiniment plus de clarté sur le stade brésilien que dans le décor où Aron et lui se trouvent en ce moment. Ici, la joie règne. L’ambiance est relativement paisible et bon enfant, dans la mesure où l’on assiste à un affrontement dans une discipline sportive où accrochages et échauffourées sont monnaie courante, surtout parmi les spectateurs. G. prend place à une table voisine de celle d’Aron, elle est occupée par trois jeunes hommes qui lui permettent de s’asseoir, il ne s’incruste pas. Aron lui tourne le dos, et bien qu’il se retourne pour suivre le match sur l’écran, auquel à vrai dire il n’accorde pas une grande attention, il est peu probable qu’Aron le remarque. G., en revanche, remarque dans la salle un autre homme qu’il connaît, ou plutôt qu’il a souvent vu, et pas seulement ces derniers temps ou ces dernières années, mais pratiquement toute sa vie. Cet homme d’une cinquantaine d’années habite dans le quartier Vesturbær, dans une rue proche d’Aragata, peut-être Lynghagi ou Fálkagata. Un personnage assez insolite, une des figures qui donnait au quartier son cachet. Dès les premiers souvenirs qu’il a gardés de cet homme, dès la fin de l’école primaire et les années de collège, il portait des vêtements bleus. Toujours en bleu, à l’exception des chaussures. C’est seulement maintenant que G. s’étonne de n’avoir jamais essayé de savoir son nom. Il ne se souvient pas exactement pourquoi sa mère, un jour, parla de lui en précisant qu’il portait ce qu’on l’on appelait une veste de reporter, qui n’est pas sans ressemblance avec certains habits militaires, dotés de nombreuses poches profondes qui donnent à penser que son propriétaire porte sur lui toutes sortes d’objets et ne reste jamais inactif. Qui plus est, la mère de G. voulut pendant un temps lui faire porter une de ces vestes, elle voulait en acheter une pour lui au magasin Vêtements du Travail, sis rue Laugavegur, son mari lui ayant signalé qu’on y vendait cet article. Alors qu’il se remémore cette étrange suggestion de ses parents, de lui faire porter un article vestimentaire spécifique qu’ils s’apprêtaient à lui acheter, il s’étonne une fois de plus du peu d’intérêt qu’ils manifestaient par ailleurs à son égard. Est-il blâmable de considérer l’argent qu’ils lui versent tous les mois comme une indemnité pour qu’il s’accommode de leur indifférence ? N’aurait-il pas suffi de lui signaler l’existence de cette veste aux Vêtements du Travail, n’était-ce pas pure affectation que de vouloir lui en faire cadeau ? G. a suffisamment d’argent, et ce sont eux qui le lui donnent. Mais il a décliné la veste. Une veste de reporter, ce n’est pas pour lui. Il n’est pas reporter. De même qu’il est impensable que l’homme en bleu, qui est présent ici en ce moment, dans le bar sportif d’Austurstræti, ait pour métier de propager des informations au seins du public. À première vue, il ne regarde pas le football, il est assis tout seul à une table dans le fond de la salle, une bière devant lui, et il est perdu dans ses pensées. »
Bragi Ólafsson, Le Narrateur (2015), traduit de l’islandais par Robert Guillemette, Actes Sud, coll. Lettres scandinaves, 2019, pp. 95-97.
